Correspondance de Lagrange avec d’Alembert/Lettre 126

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Texte établi par Ludovic LalanneGauthier-Villars (Œuvres de Lagrange. Tome XIIIp. 285-287).

126.

LAGRANGE À D’ALEMBERT.

À Berlin, ce 6 juin 1774.

J’ai remis, mon cher et illustre ami, il n’y a pas longtemps, à M. le comte de Crillon, une Lettre pour vous, mais qui ne vous parviendra peut-être que dans quelques mois, lorsque ce seigneur sera de retour à Paris. Vous recevrez aussi de lui un paquet contenant le Volume de nos Mémoires et les deux derniers Volumes de ceux de Gœttingue, qui ne renferment presque rien qui vaille dans notre genre. Depuis ce temps, j’ai reçu votre Lettre du 20 mai avec la Lettre de crédit de M. Necker à M. Splitgerber, qui m’a sur-le-champ compté la somme en question. Ce n’est donc que pour répondre à cette Lettre que je vous écris aujourd’hui, et surtout pour vous remercier de la peine que vous avez bien voulu prendre de me faire parvenir l’argent du prix ; et de la manière aussi sûre qu’avantageuse dont vous m’avez fait parvenir cet argent. Je n’ai depuis si longtemps que des grâces à vous rendre pour des bienfaits de toute espèce, que je crains presque de vous importuner par les expressions de ma reconnaissance ; elle égale l’estime et l’amitié dont je suis pénétré pour vous, et ces trois sentiments, qui partagent et remplissent entièrement mon cœur, dureront autant que ma vie.

Je vous prie de dire à M. le marquis de Condorcet que notre prix sur la théorie des comètes a été remis et que, pour le rendre double, on l’a même renvoyé à l’année 1778 ; dès que le nouveau programme sera imprimé, je lui en enverrai un exemplaire et je lui communiquerai aussi quelques observations que j’ai faites sur la pièce française qui avait concouru, et dont j’ignore l’auteur. Cette pièce n’aurait rien laissé à désirer et aurait sûrement satisfait mes confrères si l’auteur avait donné des applications de ses différentes méthodes, le principal but de l’Académie étant de procurer aux astronomes des secours nouveaux pour le calcul des orbites des comètes d’après les observations.

J’ai été occupé jusqu’à présent de la solution de ce problème : Étant donnés différents plans qui passent par un même point fixe, et dont chacun se meuve à la fois sur chacun des autres en conservant la même inclinaison, mais en faisant rétrograder la ligne des nœuds d’un mouvement uniforme donné, trouver la position des plans au bout d’un temps quelconque. Ce qui m’en a fait naître l’idée, c’est la querelle qu’il y a entre MM. de la Lande et Bailly sur la découverte de la cause des variations des inclinaisons des satellites de Jupiter[1]. Il m’a paru qu’il était nécessaire de considérer la question sous un point de vue plus exact qu’on ne l’avait encore fait, et j’ai trouvé qu’elle présentait des difficultés qui la rendaient digne de l’attention des géomètres, indépendamment de l’usage qu’elle peut avoir dans l’Astronomie. Lorsqu’il n’y a que deux plans mobiles, je puis donner la solution complète du problème ; mais, si j’en suppose un plus grand nombre, je tombe dans des formules absolument intraitables. Cependant j’ai trouvé une méthode particulière pour traiter le cas de tant de plans mobiles que l’on veut, mais dans l’hypothèse seulement que les inclinaisons mutuelles soient toutes très-petites, ainsi que les mouvements des nœuds, ce qui est le cas des orbites planétaires. Si vous trouvez cette matière assez intéressante, je pourrai en composer un Mémoirepour votre Académie, supposé qu’il n’y ait point d’indiscrétion de ma part à l’entretenir trop souvent de mes faibles productions. Adieu ; mon cher et illustre ami ; je vous embrasse de tout mon cœur et je me recommande à votre amitié.

À Monsieur d’Alembert, secrétaire de l’Académie française,
membre de celle des Sciences, etc., etc.,
rue Saint-Dominique, vis-à-vis Belle-Chasse, Paris
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  1. Voir dans le Volume de l’Académie de 1771, p. 580-667, le travail de Bailly intitulé Mémoire sur les inégalités de la lumière des satellites de Jupiter.