L’Amazone rouge/08

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Alphonse Lemerre (p. 77-95).

VIII

Une accalmie. La tempête s’apaise. Le vent se fait tendre, ronronne, expire en accord de harpe.

Félia est debout et rejette en arrière sa longue natte brune.

Elle a entendu une autre musique. Le vent berceur accompagne maintenant un chant religieux, les accords de cet harmonium qui scandent les derniers soupirs du formidable orchestre tout à coup dompté et, à son tour, les prolonge douloureusement.

Dans la maison endormie, il y a un musicien qui veille encore et qui joue très doucement, pour lui seul, comme on parlerait bas, le chant liturgique du Kyrie.

C’est la prière désespérée de ceux qui n’ont aucun espoir dans la vie et s’en remettent à Dieu pour qu’il assure leur bonheur dans un autre monde.

Félia ne prend pas la peine de chausser ses pieds nus. Elle tremble pourtant de froid et d’angoisse. Tout son corps n’est qu’un frisson, elle claque des dents, mais elle avance.

À chaque soupir de l’harmonium qui pleure ou supplie là-bas un ciel inexorable, elle risque un pas, puis un autre pas et s’affermit peu à peu dans sa direction vers cette singulière prière de mort qui est peut-être, pour elle, le signe d’une rédemption future.

Félia n’est cependant ni pieuse, ni amoureuse, mais elle est toujours celle qui obéit machinalement à ses supérieurs. Sa volonté n’est plus que celle de l’aîné, d’un père ou d’un frère.

La voici qui ouvre sa porte.

Comme si elle venait de libérer un ennemi, un souffle puissant l’enveloppe : le vent a repris sa ronde. Il tourne et frappe aux murailles de ce corridor qui traverse toute la maison. Le monstre enfermé cherche une issue. Il secoue les boiseries, fait vibrer les vitres des fenêtres en accords gémissants avec les accords de l’orgue. Une silhouette d’autrefois hante la galerie de l’ancien couvent, quelque jeune clerc en mal d’insomnie se rendant à la chapelle pour s’y humilier devant le tabernacle. C’est Félicie de Tressac dont les yeux deviennent phosphorescents quand elle passe dans les embrasures des croisées n’ayant ni rideaux ni volets. On pourrait l’apercevoir de la cour si les domestiques ne dormaient pas à poings fermés dans leurs chambres basses, Jeanton à côté de ses chevaux, à la bonne chaleur de leur litière, Brésille et Joana dans une buanderie près du grand cuveau qui exhale encore une moiteur de la dernière lessive. Non, ce n’est pas une nuit à courir les chemins ou les corridors dallés de pierres humides !

Et Félia va d’un pas d’hallucinée, jusqu’au bout de cette galerie sur laquelle s’ouvraient, jadis, les cellules, les réfectoires et les grandes salles des Chapitres.

Félix de Tressac habite une des plus vastes chambres des Crocs. C’est probablement l’emplacement de la chapelle du monastère, car elle est ronde et son plafond finit dans une voûte rappelant sa destination sacrée. Elle est, comme les autres pièces du manoir, fort peu meublée, séparée par un paravent de bois peint où l’on croit voir encore des figures nimbées de saints et de saintes qui ont subi les avaries du temps et n’ont plus rien de précieux à perdre.

Un harmonium est à gauche, pas loin d’un divan d’allure mondaine, encombré de coussins, de vieilles soieries, recouvert d’un merveilleux châle des Indes dont les broderies étincellent comme semées de perles, mais si on l’examinait de près, on se rendrait compte de dégâts qui sont l’œuvre sournoise des mites. Il y a quelques sièges confortables, un bureau, une vaste bibliothèque rassemblant tous les trésors que rêverait un bénédictin, aussi certains grimoires peu catholiques placés sur les plus inaccessibles tablettes, hors de la portée des enfants !

Félix, réveillé par le vent, ou ne s’étant pas couché, cette nuit-là, s’est mis à jouer de l’orgue, certain de ne troubler personne par cette tourmente d’équinoxe dominant tous les soupirs, tous les cris, jusqu’à la funeste fantaisie de son tourment à lui.

Une lampe à l’abat-jour de soie rouge éclaire à peine la figure pâle du jeune homme et l’assombrit d’un teint ardent qui n’est pas le sien. Ses mains caressent les touches du clavier et ses pieds s’appuient avec une prudente retenue sur les pédales.

Un sourire crispe ses lèvres serrées dans une raillerie bizarre, évoquant une souffrance ou une espérance inavouable.

Il chante la mort de son âme.

En a-t-il jamais eu une ?

Par quelles douloureuses évolutions a dû passer son cerveau pour en arriver à cette négation de tous les sentiments humains : l’orgueil, l’ambition, les passions vulgaires ou nobles ? Quelle volonté mauvaise a bourrelé ce cœur de tous les regrets, de tous les remords et lui a fait accepter tous les renoncements ?

Est-ce un malade ou un malheureux ?

Il tourne subitement la tête, un dernier accord expire sous ses doigts : sa porte vient de s’ouvrir et sa sœur est là, toute blanche, très droite, tellement calme qu’elle n’en est que plus effrayante malgré sa beauté. Ce n’est pas le fantôme d’une morte, c’est le double d’une vivante. Elle est là en apparence seulement.

D’un bond, Félix s’élance vers elle et entoure ses épaules de ses bras :

— Toi, ma félicité ! murmure-t-il en la serrant sur sa poitrine d’un enlacement si violent que la jeune fille semble étouffer.

La porte refermée au verrou, il entraîne Félia sur le divan, la fait asseoir et se prosterne à ses pieds.

— Tu as froid ? questionne-t-il, anxieux.

La jeune fille baisse doucement les paupières et le front pour dire : oui.

Elle a toujours froid. Il le sait bien ! Jamais de feu dans sa chambre et encore moins de vêtements chauds ! Elle est celle qui doit remplacer toutes les vanités du siècle, y compris le nécessaire, par sa jeunesse active, son courage à accomplir tous ses devoirs et sa très belle santé.

Son père aime à répéter cette phrase, d’une savoureuse ironie en la circonstance : « esprit sain dans un corps sain n’a pas d’inutile besoin ». Il a découvert ça dans un lexique du temps passé, un abrégé de la morale en action, de toutes les lois que les sous-Jean-Jacques Rousseau ont fourni aux lecteurs sans, bien entendu, s’en servir pour eux-mêmes à l’exemple de leur hypocrite modèle.

Mlle de Tressac est la victime de ce juge intègre, mais elle a trouvé dans son frère un merveilleux redresseur de torts !

À genoux devant elle, il l’enroule dans le châle des Indes, tasse autour de son corps grelottant tous les coussins et réchauffe ses mains sous ses baisers.

Ce n’est plus ni un prêtre, ni un jeune sceptique revenu de tout parce qu’il a trop lu, trop vécu ou trop réfléchi sur les fins dernières de l’homme, c’est l’amoureux fervent d’une femme dont il a fait la divinité de sa vie et qu’il respecte à sa manière comme lui représentant la seule consolation de sa désespérance.

Il possède ce cerveau de jeune fille, entièrement, absolument, parce qu’il l’a volé, ayant surpris son point vulnérable. Il l’a soumis à sa volonté sacrilège ayant, d’ailleurs, jusqu’à présent, complètement renoncé à l’absolu charnel pour essayer de réaliser un absolu… moral.

Elle n’aimera que lui.

Elle ne se mariera jamais.

Elle lui obéira comme une esclave et en revanche il demeurera le sien, c’est-à -dire son maître platonique.

Unie à lui dans une existence de hors la loi, presque diabolique, elle ne saura même pas s’il y a d’autres joies, d’autres voluptés et qu’elle peut espérer d’autres hommages.

Il n’a guère plus de vingt-cinq ans, mais il est bien plus vieux qu’elle sous tous les rapports, car il n’a pas son entière, son inaltérable pureté.

Mlle Félicie de Tressac est simplement une hystérique de la belle race des saintes Thérèse.

Elle est la femme-Dieu.

Si elle s’en doutait, elle serait sans doute et fatalement la pire des courtisanes, mais elle s’ignore.

Dans ce ciel de féeries qu’il a créé pour elle seule, où tout demeure impalpable, les peines comme les plaisirs, il y a cependant un astre noir : la jalousie.

Félix de Tressac ayant abdiqué son rôle de mâle n’en a pas moins hérité de l’orageuse démence de son espèce : il est jaloux.

Sans en avoir la moindre conscience, il tyrannise Félia de cette autre passion, encore plus malsaine que son amour.

Félia lui échappe par son mutisme.

Est-ce parce qu’elle ne pense pas qu’elle ne dit rien ou est-ce parce qu’elle veut lui dissimuler ce qu’elle pense qu’elle ne parle pas ? Avec lui, est-elle réellement en état d’hypnose ou reste-t-elle toujours l’enfant inconsciente de son triste sort ?

Il sait que lorsqu’elle est la proie d’une certaine terreur, celle du vent, par exemple, elle se soumettra passivement à son emprise, mais dès qu’elle peut lui échapper, fuir son obsédant contrôle, elle semble le haïr ou l’éviter de toutes ses forces.

Il n’a jamais pu démêler la part d’amour que comporte sa part d’obéissance.

D’ailleurs, n’obéit-elle pas à tout le monde ? À son père injuste, à Joana, la cuisinière ignorante, à Brésille, la paresseuse fille de chambre qui lui laisse des corvées qui ne regardent pas la demoiselle de la maison ?

Elle est aussi heureuse avec lui que peut le devenir une malade, une névrosée avec son médecin lui enjoignant de ne plus souffrir, mais dès qu’est terminée la consultation, l’auscultation de ce cœur fermé, elle repart pour sa vie végétative et ne se souvient plus du dompteur qui l’a, un moment, asservie.

Il s’est assis près d’elle, la serrant contre lui, et il parle à son oreille :

— Tu es sortie pendant notre voyage à Périgueux ? Réponds-moi franchement.

Elle sourit, d’un vague sourire enfantin, se blottit frileusement dans ses bras parce que c’est bien bon d’avoir chaud. C’est encore meilleur, peut-être, de ce que ça n’arrive pas souvent !

— Non, répond-elle aussi franchement que possible.

Il prend entre ses deux index son front et lui tire un peu les paupières qui se relèvent en montrant, révulsées, les prunelles d’émeraude.

— Tu es sortie ! Tu mens ? Voyons, dis-moi tout. Je ne te reprocherai rien.

— Oui, je suis sortie pour aller m’asseoir sur la terrasse.

— Qui attendais-tu donc ?

— Je voulais me voir dans le miroir d’eau.

— Ah ! pour cela, un enfantillage ? Tu as une glace dans ta chambre.

— Il n’y fait pas clair.

— Et quelqu’un est-il passé sur la terrasse, puisque le chemin, lui, passe par là, venant du village ou allant à la ville ?

— Non. Je n’ai vu personne.

— Félia, quand on est très jolie, on n’a pas besoin de se regarder. Ce sont les autres qui vous regardent, hélas ! Et que devient ton adorateur de la dernière chasse : Roland de Malet ?

— Je ne sais pas.

— Il te fait la cour ? Inutile de me le cacher. J’ai vu. Quand tu vas promener ta Lison dans nos bois, c’est pour le rencontrer ?

— Alors, si tu le sais, pourquoi me le demandes-tu ?

Il étend le bras pour atteindre, sur son bureau encombré de papiers d’affaires, un petit paquet.

— Je t’ai rapporté des bonbons, Félia, et si tu n’as pas pu manger ta génoise, je peux la remplacer.

Avec une vivacité de chatte qui flaire du lait, Félia le guette, de ses yeux redevenus normalement brillants.

Il sort du paquet un sac noué d’une faveur qu’il dénoue.

C’est une joie d’enfant, une joie très naïve, sincère, qui transforme la patiente, dont on ne devine guère que les instincts primitifs à travers les gestes imposés.

Elle croque les pralines en souriant, mais elle est prête à se rendormir de son demi-sommeil, si son tourmenteur insiste pour lui faire avouer ce qu’elle ne conçoit pas clairement. À vingt ans, Félia n’en comprend pas beaucoup plus qu’à dix, lorsqu’elle répondait au catéchisme de sa paroisse. Un amoureux, un galant ? Chez les domestiques ou les paysannes des veillées épluchant les châtaignes, cassant les noix, on appelle ça : parler à quelqu’un.

On lui parle, elle ne parle à personne.

Le vent, qui s’était calmé, redouble de rage autour de la maison. Le lierre se froisse et bat de ses lianes souples le vitrail du fond de la chambre qui représente une colombe dans un triangle irradiant des rayons d’or. Félia se serre contre son frère et enroule sa tresse brune autour de sa chemise coulissée. Elle porte des chemises ainsi, comme les filles du pays les plus humbles, sans broderies, sans dentelles, de toile un peu plus fine, voilà tout. Par l’emploi quotidien de son temps, elle n’est qu’une paysanne, mais elle pourra devenir une grande dame si elle se marie, et alors elle aimera les robes à traîne, les bijoux, les fêtes où l’on danse et où l’on se compare aux autres jeunes femmes pour se trouver mieux.

Il songe à l’imprudence que ce serait d’éveiller en elle les ordinaires préoccupations des demoiselles de son rang. Personne, encore moins un parent que tout autre, n’est là pour lui révéler ces choses mondaines. Des chasseurs venus aux Crocs sans leurs femmes ont bien tenu quelques propos de convention :

« Il y a un bal à la Préfecture, y amènerez-vous votre fille, Tressac ? »

« Cet hiver, nous aurons un grand concert pour l’œuvre des orphelins. Il faut y conduire Mademoiselle. »

« Tressac, si vous ne voulez pas vous déranger, que ne la confiez-vous pas à son frère ? »

Mais le frère se gardait bien de répondre à ces invites, et il savait, de plus, que les dépenses qu’aurait entraînées cette expédition étaient en dehors de tous les budgets prévus par le juge inflexible.

Félix, couché maintenant à ses pieds, la contemplait mangeant ses pralines. Elle restait tout entière au présent d’une sensation agréable et avant de rêver d’aller au bal elle souhaiterait de ne plus avoir froid, car c’était une petite fille raisonnable, incapable de se révolter contre les fatalités la séparant du reste du monde civilisé.

Et cela, logiquement, le rendait complice de son père.

Le mauvais ange, ouvrant les paradis artificiels, se faisait le geôlier de la petite sainte, pour qu’elle n’allât pas voler de ses propres ailes vers un autre nid. Et comme il était d’une intelligence très supérieure à sa criminalité, il souffrait malgré lui de cette abominable situation en désaccord complet avec son amour : la laisser son inférieure pour mieux la garder.

Il l’avait d’abord aimée mystérieusement, religieusement. Maintenant qu’il avait surpris le moyen de la séduire sans qu’elle pût s’en plaindre ou s’en scandaliser, il essayait de lui faire partager sa passion, d’obtenir son entier consentement. Il voulait l’amener jusqu’à lui par la volupté. Seulement l’étrange fille demeurait la fontaine scellée dont parle l’Écriture et si elle lui restait soumise au point de venir le rejoindre sur un ordre mental, dès qu’elle reprenait son libre arbitre, elle mettait une constante application à l’éviter.

Ils vivaient tous les deux enfermés dans le même cercle, ne pouvant se soustraire au vertige qui les condamnait à se poursuivre, ou à se fuir, sous le même toit.

— Félia, ma chérie, murmure le jeune homme, rêvant à l’éternel projet de tous les amants en face du fruit défendu, le désir de partir ensemble, de tout quitter, famille et conventions sociales, ma Félia, veux-tu t’en aller d’ici avec moi ?

Elle lui sourit malicieusement :

— Pourquoi faire ? On est si bien chez nous !

Et elle ajoute, avec une humble reconnaissance :

— Je veux dire : chez toi !

Pense-t-elle aux pralines ou à ses caresses ? Est-ce qu’on devine ce qu’il y a dans une cervelle de jeune fille qu’on a vidée de son sentiment personnel pour lui substituer des intentions qu’elle ne connaît pas ?

Ils n’ont, ni l’un ni l’autre, les moyens de partir.

Pour braver certains scandales, il faut de l’argent, une fortune indépendante qu’ils ne possèdent pas. Félix de Tressac, très instruit, capable de se débrouiller seul dans une existence qu’il pourrait se créer à sa taille et selon ses goûts, se sentait, lui aussi, le prisonnier de son père, dont il était l’homme d’affaires, le gérant de leur propriété tenant les comptes au plus juste, de toutes les revendications chicanières de l’ancien juge. N’ayant pas pu s’évader dans la prêtrise, il se voyait toujours le renégat en marge de toute société normale, et davantage la proie de sa terrible passion contre laquelle il n’avait même plus l’idée de lutter.

Il se releva, la regarda fixement :

— Tu es une petite sœur délicieuse, fit-il d’un ton sourd, ma félicité suprême… et la plus certaine damnation qu’un homme puisse souhaiter en pénitence de tous ses péchés passés, présents et futurs ! Allons ! Viens m’embrasser avant de rentrer chez toi, car voici le jour.

Un rayon très pâle se glissait derrière la colombe du vitrail, illuminant ses plumes blanches. Le vent s’était tu et le calme renaissait dans la nature.

Docilement, elle dépouilla le châle des Indes qui l’entourait, comme une actrice enlève un costume, elle vint à lui, la tête droite, les yeux tout à coup exorbités, phosphorescents.

Il la prit à pleins bras, baisant follement ses lèvres qu’elle lui tendait, puis, ouvrant la porte, il la poussa dehors d’un mouvement désespéré.