L’Amazone rouge/09

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Alphonse Lemerre (p. 97-106).

IX

Mlle Félicie de Tressac montait admirablement à cheval. C’était sa seule science et l’unique art d’agrément permis par son père.

Petite fille, elle avait appris à bien tomber. Jeune fille, elle savait se tenir en selle aux plus effarants galops de chasse et sautait les fossés avec une incomparable maîtrise. Elle accompagnait souvent le comte de Tressac durant les randonnées quotidiennes qui les menaient aux coupes de bois ou aux semailles des nouvelles terres défrichées, et si elle respirait certainement plus à l’aise qu’entre les quatre murs des Crocs elle n’en ressentait pas beaucoup plus de joie. Elle réglait correctement son allure sur celle du solennel magistrat qui la prenait à témoin des négligences de ses ouvriers agricoles.

Quand elle sortait avec son frère, elle tremblait de faire des rencontres que celui-ci lui aurait reprochées. Elle ne pouvait se croire en sûreté que dans une solitude relativement dangereuse et elle en profitait pour galoper éperdument ayant l’air de fuir toutes sortes de menaces chimériques.

Ce matin clair de décembre, il avait gelé, le soleil n’arrivait pas à fondre la glace dans les ornières. Jean-Gabriel de Tressac, monté sur le Pacha, Mlle Félicie bien assise sur sa jolie jument Lison regardaient d’un peu haut leurs terres, que la charrue avait eu de la peine à défoncer, sol trop argileux, fertile en cailloux où il aurait fallu des amendements que le propriétaire refusait à ses fermiers en prétendant que ce qui manquait le plus aux travailleurs de ses champs c’était encore le courage des bras. Il n’avait peut-être pas tout à fait tort.

— Regarde-moi ça, disait-il, désignant du bout de sa cravache une charrue plantée au milieu du dernier labour et encroûtée de mottes jusqu’aux mancherons, ils l’ont abandonnée là depuis au moins quinze jours ! Ils sont tellement paresseux que cela leur semble tout naturel, et d’ailleurs ce n’est pas l’ouvrier qui paie son outil, chez nous !

Ils étaient venus par le mauvais chemin de la colline qui conduisait au village de Tressac, chemin de traverse plus long que la route de la vallée, mais plus pittoresque. En se retournant, ils pouvaient contempler un beau panorama tout constellé de givre. Les prairies d’en bas semblaient lustrées de débris de miroirs et sous les saules bordant les ruisseaux on voyait fuser des reflets de soleil en éclairs d’argent. Un léger brouillard sortait des herbages humides, la maison s’enfonçait dans une brume, disparaissait sous son manteau de ce deuil du lierre qui brave toutes les saisons.

Une paix profonde et triste régnait autour d’eux, parce que les oiseaux ne chantaient plus et que les bêtes, terrées, dormaient encore engourdies par le froid de la nuit.

La vallée s’enlaçait aux contours de la Jordonne qui, seule, vivait, remuait dans ce paysage désert, roulant ses flots grossis par les pluies de l’automne comme un torrent.

M. de Tressac allait visiter ses coupes de bois. Il avait choisi sa fille, ce jour-là, pour enregistrer ses observations parce que son fils était moins docile il raillait tout le temps ou se permettait des plaisanteries que Félia n’aurait jamais risquées.

La jeune fille portait une simple amazone de drap gris assez semblable à sa blouse de laine de tous les matins et se coiffait d’un petit feutre rond qui lui donnait un visage boudeur de garçonnet têtu.

Quand on eut bien examiné la question des terrains plus ou moins négligés, on se mit à trotter pour gagner les halliers, vers le village. Une fois sous bois, on ne voyait plus rien de la campagne et c’était l’autre désert, celui des arbres, un silence à peine troublé par le menu marteau d’un pivert cherchant des insectes sous les écorces.

On allait bifurquer pour entrer dans la forêt sans s’occuper des chemins tracés parce que le terrain était convenablement durci et qu’on avait fauché les fougères lorsque le grand juge se dressa brusquement sur sa selle :

— Hein ? fit-il. Est-ce que j’ai la berlue ? Il y a un cadavre là !…

Au pied d’un châtaignier, plié en deux sur une de ses grosses racines, on apercevait un corps d’homme vêtu de haillons qui paraissait dormir d’un sommeil peu naturel, à neuf heures du matin, par un temps relativement glacial.

Mlle de Tressac fit reculer sa jument en tirant sur les rênes d’un geste nerveux.

— Tu crois que c’est un mort ? demanda-t-elle à voix basse, les yeux fermés.

Le comte de Tressac descendit de sa monture, tenant la bride, il s’avança pour examiner le cadavre en question et, tout près, il éclata d’un rire qui parut terrible à la jeune fille. Elle rouvrit les yeux, secouée de frissons, n’osant pas encore regarder. L’homme qui demeurait tordu sur lui-même devant le châtaignier n’était pas mort, mais pris dans un piège à loups, un de ces redoutables engins à ressort puissant qui, déclenchés, ne peuvent plus être desserrés par la victime de leurs dents de fer.

L’homme, un braconnier bien connu du propriétaire des bois qu’il mettait au pillage depuis des années, avait buté dans le piège caché sous un tas de feuilles.

— C’est donc toi, Garillac ! s’écria le juge en poussant de la botte le prétendu cadavre. Ah ! ah ! mon drôle, te voilà prisonnier comme un simple renard voleur de poules et de lapins que tu es !

L’homme, un grand diable maigre dont le visage suait de peur en dépit de la gelée blanche répandue sur lui, n’essaya pas de protester ni d’attendrir. Il bredouilla une malédiction en patois, se souleva sur ses mains pleines de sang, car il s’était furieusement débattu contre l’énorme étau qui mordait sa jambe, et retomba.

Depuis combien de temps endurait-il ce supplice ?

Il avait dû venir au petit jour pour vérifier ses pièges à lui, ses collets, il avait trébuché dans l’autre, s’était épuisé à découvrir le secret du sinistre engin, on le voyait à ses ongles teints de rouge, et, vaincu par la souffrance, il avait eu le courage de faire le mort en apercevant le propriétaire de ses terrains de chasse. Comme il le connaissait bien, il ne cherchait pas à l’implorer. Il y a des malfaiteurs qui préfèrent n’importe quel tourment à la prison.

— Il faut le délivrer, papa, supplia Mlle de Tressac qui semblait prête à sauter aussi de sa monture pour aider au sauvetage.

— Ça, jamais ! gronda le juge en remontant à cheval d’un bond presque joyeux. Si la situation n’est pas plaisante, il pourra bien la supporter un petit quart d’heure de plus. Il ne me faut pas ça pour aller à Tressac ! Un temps de galop et je ramène le garde champêtre qui, au lieu de faire la grasse matinée, devrait bien surveiller les bois de sa commune, puisqu’il est payé pour nous rendre ce service. Tu vas me tenir à l’œil ce mauvais garçon, et surtout pas de sensiblerie, car il pourrait t’en cuire ! Un braconnier, ça ne respecte rien. On le soignera en prison, où il aura le temps de réfléchir.

Le comte de Tressac, la conscience en repos, fila droit devant lui, avec le plus louable empressement.

Mlle de Tressac, dès qu’il fut hors de vue, se laissa glisser à bas de sa monture, et pendant que Lison, le cou tendu, soufflait de réprobation vers l’homme, elle se précipita sur le piège. Le patient la regardait, pris de pitié, à son tour, pour ses frêles mains qui essayaient de tenter ce que sa force exaspérée n’avait pu réussir et il se répandit en discours patois où les jurons alternaient avec des lamentations dignes d’un damné.

Félia n’entendait même pas. Elle comprenait vaguement le patois, mais, toute à son œuvre de délivrance, elle ne réfléchissait plus.

— Voyez-vous, notre demoiselle, avoua le braconnier, se décidant tout à coup à parler un français à peu près correct, ce n’est pas du travail pour vous ! Il y a un secret à ces machines-là et comme je ne l’ai pas fabriquée, moi, je ne sais pas où ça se trouve. Cherchez autour de l’arbre.

Félia, obéissant, retourna toutes les feuilles sèches, puis en un grand geste d’impuissance, elle mit, sur ses yeux, ses deux petits poings gantés.

Tout attendri, le braconnier souffrait vraiment moins en voyant cette belle fille pleurer sur lui.

Enfin, on entendit les pas d’un cheval. C’était certainement le terrible juge ramenant le garde champêtre. De toutes façons, c’était la délivrance…