L’Amazone rouge/10

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Alphonse Lemerre (p. 107-123).

X

Par le chemin de traverse arrivait un nouveau cavalier, encore un chasseur, le fusil au dos, montant un joli bai-brun qui arrondissait gracieusement l’encolure.

Lison fut la première à lui souhaiter la bienvenue avec un petit hennissement de plaisir.

Épouvantée, surtout très confuse, Mlle de Tressac s’épongea les joues de ses deux gants en reconnaissant Roland de Malet qui était accusé par son frère de lui faire la cour.

Il ne chassait nullement sur les terres de ses voisins, mais à la vue du singulier et tragique tableau que formaient cette jeune amazone en larmes, ce pauvre diable en sang, il sauta lestement à terre, se découvrit d’un geste respectueux :

— Mon Dieu, mademoiselle, que faites-vous ici ? Pourquoi pleurez-vous ? Et qu’est-ce que c’est que cet homme blessé ?

Un instant, Félia eut l’idée, un peu lâche, de remonter à cheval et de se sauver à toutes brides. Son cœur battait si fort qu’elle y renonça.

— Ah ! le pauvre garçon ! s’écria Roland de Malet en se baissant pour examiner le braconnier, dont les yeux commençaient à luire d’une espérance folle.

— Monsieur, murmura Félia, dont les yeux brillaient aussi, les prunelles d’émeraude ayant repris tout leur éclat, vous pourrez peut-être le sauver, vous ? Il faut se dépêcher. Mon père va ramener le garde champêtre… ce sera peut-être trop tard s’il a la jambe coupée…

Alors Roland de Malet eut un involontaire mouvement d’indignation.

— Le garde champêtre pour un procès-verbal ? Mais le plus pressé c’était de le tirer de là, en effet ! Nous allons essayer… Toi, ne bouge pas ! ajouta-t-il, s’adressant à l’homme pelotonné sur lui-même comme un chien battu… et repentant.

Le chasseur étudia la question du secret de la machine.

— On ne devrait jamais employer de pareilles armes, pas plus contre les animaux que contre les gens ! grommela-t-il en écartant les feuilles mortes autour de l’engin.

— Je n’ai rien trouvé ! soupira la jeune fille, qui respirait maintenant, pleine de confiance.

Roland de Malet était un grand garçon de trente ans, au visage régulier, aux regards droits, de cette couleur chaude et veloutée rappelant les marrons de son pays. Il avait une soyeuse moustache rousse, des cheveux d’un blond très foncé, taillés à l’ordonnance, car c’était un officier. Il paraissait très fort, mais n’avait tout de même pas la poigne ou l’adresse nécessaire pour exécuter une manœuvre toute nouvelle pour lui et craignait, en outre, de blesser davantage son patient.

— Sacrebleu ! fit-il. Oh ! pardon, mademoiselle, mais c’est agaçant à la fin ! Si on arrache tout du sol, on arrachera sa jambe du même coup.

— Oui, gémit l’homme ! Je l’ai assez cherché, moi, depuis l’aube que je suis là. C’est fait pour que les grosses bêtes ne puissent pas s’en sauver… et c’est moi la grosse bête. Tout ce que je vous demande, monsieur le Marquis, c’est de me sortir des griffes du garde champêtre. J’aime mieux y perdre de la viande que d’y gagner de la prison.

Alors, Roland de Malet, très impressionné par l’évocation, non du garde champêtre, mais de celui qui allait le ramener, fit glisser son fusil de son dos à ses genoux, le déchargea soigneusement, puis introduisit le canon entre les dents de la redoutable machine le plus doucement possible, en levier. Le piège s’ouvrit et Garillac, avec un rugissement de joie ou de douleur, en retira sa jambe.

— Ah ! s’écria-t-il, dans un élan de comique reconnaissance, je vais vous donner mes deux lapins pour la peine, monsieur le Marquis, et vous partagerez avec Mademoiselle.

Roland de Malet ne put s’empêcher de rire.

— Allons ! Ne perds pas ton temps à chercher tes lapins, mon drôle, lui répondit-il gaiement, et détale si tu peux, car nous sommes ici trois en contravention et c’est au moins deux de trop !

À la grande stupeur des deux jeunes gens, de trop dans la contravention, Garillac, après avoir ramassé un carnier derrière l’arbre qui l’avait jusqu’ici masqué aux témoins de son aventure, s’éloigna d’abord à cloche-pied, puis se mit à ramper entre les taillis et enfin se volatilisa pour ainsi dire sans qu’on pût comprendre de quelle façon.

— Inoui ! fit le jeune homme un peu embarrassé de son rôle, à présent que la victime redevenait un gibier de potence. Ce que ça vous a la vie dure, ces animaux-là !

— Que va dire mon père ? soupira Félia, revenant à la saine notion de sa vie personnelle.

Roland la regardait, anxieux :

— Je vous proposerais bien quelque chose, mademoiselle ? seulement si ce braconnier-là n’a pas une cachette sûre et qu’on le repince tout de suite, ce ne sera pas fameux comme solution.

— Je ferai tout ce que vous voudrez, monsieur, pour que mon père ne vous rencontre pas ici.

(Elle ajouta, dans un sourire de gamine heureuse :)

— Et pour vous remercier de votre bonne complaisance.

— Eh bien, remontons à cheval et prenons du champ, c’est-à-dire ayons l’air de courir après le coupable ! Si nous restons en face de ce piège vide, nous faisons figure de complices. Moi, je ne me charge pas de mentir à monsieur votre père.

Félia, qui avait l’habitude d’obéir passivement à ses aînés, subit l’ascendant du beau regard droit de Roland de Malet et se dirigea sur Lison, laquelle soufflait d’impatience.

Le jeune homme mit le genou en terre, tendit sa main, bien à plat, à la jeune fille. L’amazone posa dessus le bout de son petit soulier et s’enleva, de leur mutuel effort, pour se remettre en selle. Cela fut charmant comme un rite d’ancienne chevalerie.

Ni l’un ni l’autre, du reste, n’avait l’air de croire qu’ils accomplissaient un rite !

Et ils s’éloignèrent au galop, coupant au plus près pour regagner le chemin opposé à celui qu’avait choisi le braconnier Garillac…

— Mademoiselle Félicie, disait le jeune officier, debout près d’elle, qui s’était assise sur la grosse branche tombée du chêne éventré par le dernier ouragan, il y a bien longtemps que je rêvais de vous parler à cœur ouvert, mais votre père, votre frère, m’ont témoigné une telle hostilité que je ne savais plus comment y arriver. Si vous saviez ce que je bénis le pauvre diable qui s’est pris au piège ce matin !

— Oh ! Monsieur, ne gâtez pas votre bonne action…

Elle était toute rose de la course, et sa natte se détordant sous son petit feutre rond, elle l’avait ôté afin de remettre de l’ordre dans sa coiffure.

Elle se souvenait que justement ce matin-là, pressée de rejoindre son père, elle ne s’était même pas peignée.

— Voyons, mademoiselle Félia, ne soyez pas aussi farouche que vos parents. Ce n’est pas de ma faute si j’agis en dehors d’eux. Ils m’ont mis en quarantaine et je n’ai guère de patience quand il s’agit de ce qui me tient au cœur. (Il s’efforçait de rire, mais on sentait qu’il était très ému.) J’ai bien essayé de pressentir votre frère. Félix a gardé du séminaire une espèce de dédain pour les amoureux, alors… vous saisissez ? Il a pourtant des yeux d’un noir qui semblent avoir déjà contemplé tous les diables ! Quand vous sortez, c’est avec lui, généralement. Aux chasses, ce serait plus facile et je n’ai pas de chance, on a oublié de me convier à la dernière battue…

Il s’arrêta, un peu gêné par le silence de la jeune fille.

Elle contemplait le paysage se déployant devant eux, et, sans doute, se laissait gagner par sa mélancolie. Des collines couvertes de bois s’étendaient, montant et descendant à perte de vue, les unes déjà toutes noires, dépouillées, les autres encore dorées de leurs feuillages morts.

Rien ne passait, rien ne vivait, aucun paysan, aucune charrette et sous un ciel pur d’un bleu pâle tournant au jade translucide, régnait la plus merveilleuse lumière.

Là-bas, très loin, pointant dans les massifs d’un parc pris dans la forêt, on devinait les tourelles d’un château qui avait l’aspect d’un joujou posé là pour distraire l’œil que cette grande solitude aurait pu attrister. Au premier plan, au centre de cette grande clairière battue de tous les vents, un chêne colossal tendait ses bras tordus, broyé par la tempête, il exhibait une plaie béante, à moitié éventré par on ne savait quelle arme de géant.

Les deux chevaux, sagement rangés côte à côte, Roland de Malet gardant leurs brides sous son bras, se poussaient de temps en temps amicalement du nez.

— Mademoiselle Félia, je vous supplie de ne pas me faire l’injure de croire que j’abuse de la circonstance, murmure Roland avec le naïf égoïsme de tous les amoureux. Cependant, nous sommes très bien placés pour une explication : vous apercevez, n’est-ce pas, les tourelles en ardoise de ma maison ? Eh bien, il y a là-dessous ma maman, qui est une femme exquise, mes deux sœurs, Marie et Sylvie, des filles délicieuses, et elles seraient toutes les trois bien contentes de vous voir venir chez nous, pour y vivre avec elles ! Ce n’est ni gai ni sain pour vous, si jeune, de rester tellement isolée aux Crocs, une maison noire et humide… Ensuite, la vie de garnison est très amusante, vous savez… Mademoiselle Félia, est-ce que vous m’écoutez seulement ?

La jeune fille tourna enfin la tête vers lui et le regarda fixement, froidement, de tous ses yeux à ce moment inondés de la clarté bleu pâle de ce ciel d’hiver.

— Je ne veux pas me marier, monsieur Roland. Je vous remercie d’avoir pensé à moi, qui suis une sauvage. Non, ce n’est pas possible.

— Ah ! mon Dieu, s’écria le jeune homme navré, est-ce que vous aussi, vous songeriez à l’état religieux ? Cela n’a pas été le rêve pour Félix ! Quand nous étions enfants, que nous allions ensemble aux noix, lui tout frêle à cinq ans et moi déjà capable de le porter sur mes épaules, il avait un si mauvais caractère, un tel besoin d’aventures dangereuses que je n’ai jamais pu m’expliquer ce qui l’a jeté dans les bras des curés, celui-là ! Vous n’allez pas, vous, plus douce et par conséquent plus sage, l’imiter ? Le bonheur ce n’est jamais de faire autrement que les autres, mademoiselle Félicie.

Roland de Malet, tout d’une pièce, un très simple garçon, ne connaissait aucune nuance du bouquet à Chloris. Il allait droit à son but, ne perdant pas son temps en compliments inutiles. Il aimait, depuis qu’il l’avait vue, cette fille distante, peut-être orgueilleuse ou tellement timide qu’elle n’osait pas prêter l’oreille aux propos d’un fiancé n’ayant point passé par la permission de la famille.

Mais comment faire pour se présenter à des gens aussi cloîtrés chez eux ?

Ils se regardèrent longuement, lui penché sur elle, la main effleurant son épaule, et elle les yeux étrangement absents, quoique ne se détournant pas.

— Pourquoi m’aimez-vous ? questionna-t-elle d’un ton sourd, où grondait subitement une colère inattendue.

Chose étrange, le jeune homme fut révolté par cette question, ou trop ingénue ou trop directe. Il ne lui avait même pas osé dire qu’il l’aimait pour lui parler d’abord de mariage, honnêtement.

Un sourire montra ses dents blanches, sous sa moustache rousse. Elle admettait donc l’amour ?

— Je n’en sais rien, Félia, mais je sens que si vous n’êtes pas à moi, je ne me marierai jamais. Je vous connais depuis toujours, si je ne vous rencontre pas souvent, et pourtant je n’ai fait aucun autre projet depuis que j’existe. Il me semble que nous sommes destinés l’un à l’autre… Nous sommes du même pays, des mêmes terres, nos domaines se touchent, et puis… et puis vous êtes la seule femme qui sachiez monter à cheval, ce qui m’enchante. Quand vous passez dans cette jolie veste rouge que vous mettez aux chasses, cela me fait chaud dans la poitrine comme du vin pur ou du soleil !

Elle était debout, remettait son petit feutre rond et secouait les plis de sa jupe où demeuraient des brins de mousse.

Il lui prit les deux mains et l’attira doucement vers lui.

— Félia, dit-il, la voix altérée, promettez-moi de dire à votre père que je vous veux pour femme. Je désire qu’on me réponde tout de suite, et alors je retournerai au régiment plus tranquille. Je suis en congé d’un mois, mais il faut que je m’en aille bientôt si je dois m’occuper de mon avancement… Dites-leur bien, à vos parents terribles, que je ne demande rien que vous, la belle enfant que vous êtes. Je leur fais confiance pour le reste. Je ne suis ni riche ni ambitieux, mais je pense que le marquis de Malet est tout de même l’égal du comte de Tressac. Est-ce que nous ne sommes pas tous de la même branche de l’arbre sacré du pays ? Voyons, petite fée qui avez les yeux de la fada de nos fontaines. Ah ! les beaux yeux si fiers ! Donnez-les-moi que je les ferme pour qu’ils ne me fassent plus peur.

Il voulut les baiser très tendrement, mais, à sa profonde stupeur, elle lui tendit sa bouche, lui disant d’une voix railleuse où vibraient les intonations mordantes de son frère :

— Ce n’est pas ainsi qu’on m’embrasse quand on m’aime… et vous devez m’aimer autant que lui, n’est-ce pas, plus que lui ?

Atterré par l’audacieuse phrase, absolument incompréhensible pour la très grande probité de son affection, car Roland de Malet ne songeait point à une liaison coupable, il balbutia, bouleversé :

— Mais que dites-vous, mon Dieu ? Félia, de qui parlez-vous ?

Elle savait de quelle façon les amoureux s’embrassaient… quand ils s’aimaient davantage ? Elle éclata d’un rire inconscient.

— J’ai appris ça en rêve ! Au revoir, monsieur de Malet. Je ferai votre commission. Moi, je ne veux pas me marier.

Enragé subitement par cette extraordinaire allure de démente, il gronda :

— Ah ! il y en a un qui t’embrasse… autrement ? Tu vas me dire son nom, hein ? Plus que lui ? Tu te moques de moi, toi, une fillette que je m’imaginais tellement innocente.

Le jeune homme tendre et calme avait fait place, maintenant, à un jaloux féroce qui la tenait aux épaules, dardant sur elle ses yeux enfiévrés. Il ne savait plus du tout si c’était pour la demander en mariage qu’il l’avait suivie jusque-là.

— Félia ?

Elle s’échappa et d’un bond souple fut en selle.

— Alors, vous aussi vous êtes méchant, vous aussi vous me défendriez de vivre au grand air, d’aller à la ville, de me promener seule ? Ce serait la même chose ? C’est donc ça aussi votre amour ? Non !

Moi je ne veux pas qu’on m’aime ! Ça m’ennuie. Adieu, monsieur de Malet !

Demeuré immobile adossé au chêne broyé, roulant la rêne de son cheval entre ses doigts frémissants, il la regardait fuir dans les foulées rapides de sa Lison. Elle n’avait déjà plus l’apparence d’une femme. C’était une ombre grise, traversant les halliers, une silhouette trompeuse, un brouillard mouvant qui allait rejoindre là-bas les brumes de la vallée de la Jordonne, se fondre aux fontaines du miroir d’eau, telle une fada capricieuse.