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L’Enfant de la balle (Yver)/9

La bibliothèque libre.
Mégard et Cie, imprimeurs-éditeurs (p. 78-85).

IX.

NOUVEAUX PROJETS.

— Cette bonne Mme Lannoy ne reçoit pas mal, vraiment.

— Mais non, tout s’est très bien passé l’autre jour à l’exception de la fugue de M. Patrice toutefois.

— Comment ? quelle fugue ?

— Ne l’avez-vous pas vu partir avec sa petite bohémienne, au milieu de la danse ?

— Si, mais je n’ai pas songé à me demander pourquoi.

— Le pauvre homme a été très humilié qu’on se soit éloigné de la petite, qui faisait drôle de figure dans ce monde, entre nous soit dit ! Pour ma part, j’avais défendu à Suzanne de frayer avec elle.

— Ce n’est que quand je l’ai vue faire si piteux visage, que j’ai autorisé ma fille à la conduire un peu.

— J’avoue que j’avais fait à mes enfants la même recommandation.

— Le pauvre monsieur a eu là une idée bien baroque.

— Ne m’en parlez pas… la fille d’un clown !

— On m’avait dit d’une bohémienne…

— Non, elle est Anglaise.

— N’aurait-il pas mieux fait de la laisser sur ses planches !… Qu’en fera-t-il jamais ?

Cette conversation se tenait, en l’hôtel de la sous-préfecture, entre Mme la sous-préfète et la baronne, deux bonnes amies ; elle résumait toutes celles qui pouvaient s’entendre dans les salons plus modestes de la petite ville.

Pendant ce temps, dans l’embrasure de sa fenêtre, Mme Jean Patrice était absorbée par une dentelle au crochet d’un dessin compliqué. Le modèle, où les barrettes blanches se détachaient en relief sur fond bleu, était posé devant elle ; et ses yeux allaient sans cesse de la copie à l’original, et de l’original à la copie.

La porte de la chambre s’ouvrit, elle ne bougea pas. Son mari entra, posa son chapeau, tira ses gants silencieusement.

— Un, deux, trois, quatre et cinq, disait à demi-voix la jeune femme.

M. Jean fit quelques pas dans la direction de la fenêtre et s’arrêta.

— Neuf et trois demi-points, continua sa femme sans lever les yeux.

Un autre se fût fâché. Se fâcher ! à quoi bon ?

M. Patrice était philosophe, on l’a vu ; il se comparait parfois à ce pauvre Socrate, que sa femme martyrisait, et qui n’en perdait pas sa bonne humeur pour si peu. Il prit alors une chaise et s’assit près de sa femme en disant joyeusement :

— Bonjour, Clotilde.

— Treize, quatorze et seize… Bonjour, Jean, répondit enfin Mme Patrice, d’où viens-tu ?

— Je suis allé voir mon oncle.

— Toujours ! combien de fois par jour même ?

— Cela me regarde. Du reste, aujourd’hui, il m’avait fait demander.

— Encore un conseil de famille pour la petite sainte Nitouche !

— Justement.

— Et que t’a-t-il dit ?

— Il m’a parlé d’un projet qu’il a en tête depuis la matinée de M. Lannoy.

— Bon quelque chose de nouveau ! je m’en doutais. Qu’est-ce encore ? Il veut la mettre en pension ? Ce serait une excellente idée, j’y envoie bien mon fils, moi ; à plus forte raison, peut-il y mettre une étrangère.

— Mon oncle veut partir pour Paris.

— À Paris ! l’en as-tu dissuadé, au moins ?

— Au contraire, je l’ai fortement engagé à aller habiter la capitale.

— Oh ! cela dépasse toute borne ! Mais songe, Jean, que là il nous oubliera, tout occupé qu’il sera de cette enfant de malheur !

— Mon oncle nous aime, Clotilde, et ne nous oubliera pas ; écoute mes raisons et les siennes : l’autre jour, il y avait une petite réunion de jeunes filles chez le professeur de Jen. Elle y est allée, et le pauvre oncle a pu remarquer que toutes ces demoiselles s’écartaient de sa fille comme d’une brebis galeuse ; on chuchotait à son approche, et, lorsqu’il s’est agi de la faire danser, aucune mère n’a permis à sa fille de l’aller chercher. Mon oncle a vu que la pauvre petite ne pourrait ici faire aucune connaissance, n’avoir aucune amie, qu’elle devenait de plus en plus triste, et qu’avec les cancans provinciaux, son avenir était absolument brisé et ne lui réservait que des humiliations continuelles.

— À Paris, ce sera tout différent ; on ne saura pas l’histoire. Jen est une très bonne petite fille, à laquelle l’éducation donnera, j’en suis sûr, beaucoup de distinction ; alors, tu comprends…

— Ce que je comprends, c’est que notre oncle part, et que sa grande fortune…

Pour échapper à l’avalanche de plaintes que sa femme s’apprêtait à débiter, M. Jean reprit son chapeau et sortit précipitamment.

Mme Patrice se remit à son travail, qu’elle continua par mouvements saccadés, le fil s’emplit de nœuds, s’embrouilla, se cassa ; alors, prise d’un grand accès de colère, elle froissa la dentelle entre ses mains et la jeta par la fenêtre ; en s’écriant à haute voix :

— Hé bien ! nous aussi, nous irons à Paris. Il faut surveiller cette succession : mon oncle a soixante-cinq ans, à cet âge, il n’est pas bon de le quitter.

Quelques jours plus tard, Jen revenait de sa leçon, et, comme d’habitude, entr’ouvrait la porte du cabinet de M. Patrice pour lui dire bonjour, quand ce dernier lui fit signe d’entrer.

— Ma fillette, dit-il d’une voix grave, assieds-toi près de moi, je veux te parler.

La petite leva sur lui ses grands yeux étonnés.

— Écoute, Jen, veux-tu venir habiter Paris ?

— Père, j’irai où vous voudrez, fit l’enfant.

— Car, vois-tu, continua M. Patrice, quoique à mon âge on ne se déplace pas facilement, j’ai des affaires très sérieuses qui m’y attirent. J’y possède plusieurs maisons, l’une d’elles est inhabitée, veux-tu que nous allions nous y installer ?

— Je veux bien, père, répondit encore la fillette, là où vous serez, je serai toujours bien.

— Alors, c’est décidé, nous partons. Mais quand ?

— Quand vous voudrez.

— Non, Jen, il me faut ton avis. Si tu étais la maîtresse, que ferais-tu ?

Elle réfléchit un instant. Une vision lui passa devant les yeux. L’époque de la foire de Saint-Y… arrivait, ramenant les baladins ; le père Mousse reviendrait peut-être, elle le reverrait, lui, le vieux bonhomme qu’elle aimait, et son frère Roland…

M. Patrice la devina.

— Ne voudrais-tu pas attendre la foire, pour voir si le père Mousse y viendrait ?

La petite rougit beaucoup, baissa les yeux, et répondit :

— Oh ! je l’aurais bien voulu.

— Écoute, fillette, nous resterons. J’en avais aussi l’intention ; car je compte un peu sur cette foire pour nous ramener tes bons amis. Nous partirons ensuite.

Il tardait à M. Patrice de quitter cette ville, où l’être qu’il aimait maintenant le plus au monde avait reçu tant d’affronts ; y sortir avec Jen était pour lui un supplice, car il craignait que la fillette ne remarquât les regards dédaigneux qu’on lui jetait au passage. Cependant, il recula son voyage jusqu’à la fin de la foire ; il était de toute justice : que le pauvre homme revit l’enfant avec laquelle il avait longtemps partagé le pain de sa pauvreté, et c’eût été cruel d’enlever la petite au moment où, il arrivait avec un ardent désir de la revoir.

Tous les jours, M. Patrice et sa petite protégée s’en allaient sur la grande place, où s’alignaient symétriquement les boutiques, pour épier l’arrivée du montreur de chiens. Tout le long du chemin, le cœur de l’enfant battait à grands coups… S’ils allaient être là, si elle allait les revoir !… Mais la pauvre petite avait, chaque jour, une nouvelle déception ; après avoir fait leur tour accoutumé, le vieillard et l’enfant se disaient tristement :

— Ce ne sera pas encore pour aujourd’hui.

Puis le froid revint et les grosses pluies, qui forcèrent les oiseaux de passage à s’en aller. Les planches furent déclouées ; à la grande animation succéda le tapage des marteaux, qui frappaient les poutres ; et il ne resta sur la grande place que des charpentes délabrées, d’où pendaient des lambeaux de toile grise. Enfin, tout cela fut encore abattu, et bientôt il ne demeura plus rien.

Le père Mousse n’était pas venu.

Jen pleura beaucoup quand elle vit qu’il n’y avait plus rien à espérer ; car, depuis longtemps elle appelait de tous ses vœux cette époque, qui devait, lui semblait-il, la combler de bonheur ; et quand, au bout de tous ses rêves, était venue se placer la cruelle réalité, elle en souffrit énormément.

Pour la consoler, M. Patrice lui dit :

— Ma petite Jen, ne te désole pas ; peut-être qu’à Paris nous les retrouverons.

Ce fut un rayon de joie pour l’enfant ; elle était à l’âge où les espérances déçues ne lassent pas, et où, quand une illusion s’écroule, on en bâtit bien vite une autre. Puis, le brouhaha du déménagement vint l’étourdir et lui ôter un peu de son chagrin.

Un jour, en causant avec son neveu, M. Patrice lui dit :

— Il faut qu’il soit arrivé quelque chose au pauvre bonhomme Mousse, pour l’empêcher de venir retrouver la petite. Cela me fait de la peine, Jean, je t’assure, car ce brave cœur, je l’ai souvent admiré ; mais, pour Jen, les choses valent peut-être mieux ainsi. Pour rien au monde, je n’aurais permis qu’elle rompe avec son premier protecteur, auquel elle doit tout ; pourtant, puisque le sort s’en mêle, je suis content qu’elle oublie, le plus vite possible, ce qu’elle était autrefois, et surtout, surtout, que les autres l’ignorent.

— Mon pauvre oncle ! reprit alors M. Jean, l’affaire de la matinée Lannoy vous tient au cœur ; mais consolez-vous, à Paris tout sera changé ; Jen est une ravissante enfant, et, là-bas, Mlle Jen Patrice pourra être l’amie de n’importe quelle jeune fille de grand nom.