L’Enfant de la balle (Yver)/14

La bibliothèque libre.
Mégard et Cie, imprimeurs-éditeurs (p. 114-123).

XIV.

MORT DE M. PATRICE.

Il y avait cinq ans que Jen était devenue la fille de M. Patrice, et celui-ci, pour cette occasion, voulut donner un dîner de famille ; il devait y avoir Mme de la Rocherie et Isaulie, sa sœur Mme Remy, Jacques, avec lesquels le vieux monsieur avait aussi fait connaissance, et Joseph, qui, après avoir victorieusement passé un premier examen, était depuis quelques jours chez son oncle. Un petit dîner d’intimes, où Rosalie devait déployer ses aptitudes culinaires, et Philippe tout l’art avec lequel il savait dresser une table et l’orner de fleurs.

— Que joueras-tu ce soir, Jen, demanda Joseph au déjeuner du matin.

— Oh ! ce qu’on voudra ; mon répertoire n’est pas très varié.

— Encore le rondo si ennuyeux, probablement.

— Ah ! Joseph, si l’on peut dire qu’il n’est pas joli ce rondo !

— Allons ! Jen, ne te fâche pas ; mais, vois-tu, je le trouve très beau, très beau, si beau qu’il ne m’intéresse pas le moins du monde.

Mais Jen n’écoutait plus ; elle regardait anxieusement M. Patrice, qui portait la main à son front comme s’il souffrait.

— Êtes-vous malade, père ? dit-elle tout effrayée.

— Ce n’est rien, petite, un simple mal de tête.

— Et vous ne mangez pas ?

— Je n’ai pas faim.

Le repas achevé, M. Patrice fut pris de frissons et d’un grand malaise.

— Il faut vous mettre au lit, père, dit la fillette.

— Te priver de cette petite réunion dont tu te réjouissais à l’avance, non, jamais !

— Oh ! père, il le faut absolument.

Le vieillard résista longtemps, il voulait lutter contre la fièvre ; mais moitié terrassé par elle, moitié vaincu par les supplications de sa fille, il finit par obéir et se coucha. Devenue maîtresse de maison, la jeune fille envoya chercher le docteur et prévenir les invités du malaise de M. Patrice, puis elle s’installa près du chevet de celui-ci.

Le médecin arriva bientôt, ramené par Joseph. La fièvre augmentait, les mains du vieux monsieur étaient brûlantes, et, ce qui effrayait Jen au dernier point, c’était qu’il ne parlait plus et ne prêtait pas la moindre attention à ce qui se passait autour de lui.

— Sera-ce grave, monsieur ? demanda-t-elle au docteur.

— Peut-être ! répondit-il seulement.

La fièvre croissait toujours, et, vers le soir, le malade commença à dire des mots incohérents. Jen eut peur et dit à Rosalie :

— Savez-vous ce que cela peut être ?

— M. Morgan a ordonné des vésicatoires : ce doit être une maladie de la poitrine.

— Je voudrais une garde-malade, Rosalie ; allez me chercher cette vieille femme dont on nous a parlé, on dit qu’elle soigne très bien. Elle a longtemps veillé, paraît-il, M. de la Rocherie dans sa dernière maladie, et notre bonne voisine vous indiquera facilement sa demeure.

La garde arriva. M. Patrice avait le délire, et, pour ne pas l’entendre, Jen se fût cachée n’importe où ; mais elle savait qu’elle devait rester là, et elle ne bougea pas. Quand l’infirmière fut arrivée, elle fut plus rassurée et laissa un moment son père à ses soins pour s’en aller dire à son ami :

— Écoute, Joseph, il faut que tu partes ; tes parents seraient inquiets, s’ils te savaient ici avec un malade.

— Mais, ma pauvre petite amie, je puis peut-être t’être utile.

— Non, non, il faut partir, je le veux.

— Je ne quitterai pas mon oncle en ce moment.

— Il le faut, Joseph.

— Non, dit résolument le jeune homme, tu restes, je resterai aussi.

Et rien ne put le décider à partir.

Le lendemain, l’état de M. Patrice s’était encore aggravé. La vieille garde-malade, que le chagrin de Jen touchait, la consola de son mieux ; mais, le soir venu, elle dut bien lui apprendre la triste nouvelle qu’il n’y avait plus d’espoir.

Le malade eut dans la soirée une lueur de raison ; il embrassa Jen et Joseph, qui étaient à ses côtés, et puis la prostration revint et le terrible délire.

La troisième journée fut encore plus mauvaise, et, le soir, il s’éteignait doucement.

Joseph et Jen étaient auprès de lui ; cette dernière ne croyait pas encore que tout était fini, et quand la garde le lui eut dit, ce fut pour elle un coup affreux…

L’excellent vieillard était aimé de tous ceux qui le connaissaient, et cette mort si prompte mit ses amis dans la consternation. Le chagrin de la pauvre Jen surtout faisait mal à voir ; elle restait là, sanglotait près du lit de celui qui l’aimait tant, et rien ne pouvait la distraire un seul moment de sa douleur.

Dès le lendemain matin, M. et Mme Patrice arrivèrent ; M. Jean pleura beaucoup son oncle, et ce furent ses consolations et sa présence qui firent, le plus de bien à la jeune fille ; mais, à peine les tristes cérémonies achevées, Mme Patrice dit :

— Il faudrait aller chercher un notaire.

Jen leva sur elle ses grands yeux rougis de larmes.

— Oui, continua la dame, les dernières volontés de mon oncle doivent être connues. Sais-tu, petite, qui était le notaire de M. Patrice ?

— Non, madame, répondit la jeune fille de plus en plus étonnée.

— Il serait étrange que mon oncle n’ait pas laissé par écrit ses dispositions dernières.

— Viens, Jen, interrompit brusquement M. Jean, qui souffrait pour l’enfant des questions de sa femme, et ils sortirent ensemble de la pièce.

Mme Patrice interrogea Rosalie, Philippe, et enfin on trouva l’adresse de Me D…, qu’on envoya immédiatement chercher.

— Jen, où est la clef du coffre-fort de mon oncle ? dit Mme Jean en entrant tout à coup dans la chambre où était la jeune fille.

Elle se leva et s’en fut dans le cabinet de travail du défunt.

Quand la pauvre petite vit tout ce monde réuni, discourant, cherchant, furetant, bouleversant tous les papiers, dans ce qu’elle considérait — maintenant surtout — comme un sanctuaire, elle pâlit subitement ; néanmoins, elle reprit son énergie, et, d’un tiroir qu’elle connaissait, elle tira la clef demandée, qu’elle tendit au notaire ; puis, bien vite, pour échapper à ce spectacle qui la navrait, elle remonta dans sa chambre.

M. Jean, pourtant, avait compris son émotion ; il voulut l’éloigner.

— Ma pauvre enfant, lui dit-il, ces choses sont bien pénibles pour toi ; tu devrais aller voir tes amies.

— Sortir, monsieur ? je n’en ai pas le courage.

— Si, Jen, je vais te faire conduire ; va-t’en.

Mme de la Rocherie l’accueillit avec une tendresse maternelle ; elle connaissait par elle-même trop bien la souffrance pour ne pas être habile à la calmer chez les autres. Jen passa là une heure, parlant beaucoup du pauvre M. Patrice ; cela la soulageait de dire combien il était bon. Isaulie l’accablait de tendresses, et, vraiment, elle se trouvait bien dans cette maison, où on l’aimait ; mais Jacques arriva, sa gaieté lui faisait peur, et puis, elle ne voulait voir absolument que les intimes, elle partit bien vite.

Elle arriva chez elle, entendit, de l’escalier, une forte discussion toujours dans le même appartement ; tout ce bruit l’impressionnait, et, sans s’arrêter, elle monta ; mais à peine était-elle rendue à l’étage qu’elle occupait, qu’elle entendit la voix de Mme Patrice. Celle-ci était suivie de son mari, avec lequel elle causait avec agitation.

Jen ne put s’empêcher d’écouter.

— C’est un peu fort ! criait-elle, après toutes nos bontés pour lui…

— Calme-toi, interrompait son mari, pense à la pauvre petite…

— Ah oui, la pauvre petite, en effet, je la plains ; hériter de 50, 000 francs de rente, pauvre petite !

— Clotilde elle est là.

— Ah ! elle est là ? tant mieux, je veux la voir.

Et, aussitôt, elle pénétra dans la chambrette, le visage en feu, le geste presque menaçant.

Mlle Jen, il me semble que vous auriez pu nous prévenir plus tôt…

— Plus tôt, madame ! dit l’enfant, dont le cœur extrêmement sensible se gonflait à ce ton de reproche amer ; mais Joseph vous a envoyé une dépêche aussitôt que…

— Oui, faites l’innocente avec vos airs doucereux, Jen ; ce n’est pas de cela que je parle, vous le savez bien. Vous n’ignorez pas qu’à dessein mon oncle n’avait fait aucun testament, afin que toute sa fortune vous revînt, et que nous n’avons rien ! rien ! Dites, répondez.

— Quoi madame ? demanda-t-elle naïvement.

Ces mots de testament, de fortune léguée, lui semblaient bizarres ; les livres lui avaient bien appris ce que c’était, ses problèmes en parlaient souvent ; mais de là à la réalité il y avait loin, et elle ne comprenait pas ces choses, auxquelles elle n’avait jamais sérieusement réfléchi.

— Quoi ? vous avez encore l’insolence de me demander quoi ? petite impertinente !

Et, d’un coup de main vigoureux, Mme Jean lui donna un soufflet.

La joue pâle de l’enfant rougit violemment, puis reprit sa blancheur de cire. Elle restait atterrée, et bientôt les larmes lui montèrent aux yeux, elle se mit à sangloter.

— Qu’as-tu fait, Clotilde ? dit sévèrement M. Jean, qui se tenait à la porte ; laisse-la, et va-t’en d’ici. Ma pauvre Jen, dit-il en s’asseyant près d’elle quand la terrible femme fut partie, console-toi de l’emportement de ta cousine, ne pleure pas.

Mais les larmes de l’enfant ne tarissaient pas, et à ce moment, cette pensée, qui ne s’était pas encore présentée, se dressa devant son esprit :

— Chez qui irai-je, maintenant ?

Et cette inquiétude de l’avenir, la première qu’elle ait jamais ressentie, vint encore augmenter sa douleur.

M. Jean fut très bon pour elle ; pendant qu’elle était là adossée à son lit, il était à ses côtés, lui tenant la main et la consolant de son mieux ; cela l’encouragea, et elle se décida à lui demander :

— Ah ! monsieur, que vais-je devenir maintenant ?

— Ne t’inquiète pas de cela, chère petite, notre maison te sera ouverte.

— Jamais Mme Jean ne voudra de moi, s’écria-t-elle dans son désespoir.

— Si, Jen ; elle a eu tout à l’heure un mouvement de colère à propos de vilaines affaires d’intérêt, dont tu ne dois pas t’inquiéter ; mais cela passera.

— Expliquez-moi, monsieur, supplia-t-elle, je crois comprendre.

— Non, mon enfant, c’est inutile

Et la voyant un peu plus calme, il se préparait à sortir.

— Restez un peu, monsieur, je vous en prie, dit-elle en joignant les mains, je voudrais vous dire ce que je crois. Père était très riche… S’il ne m’avait pas adoptée, toute sa fortune aurait été la vôtre… C’est cela, n’est-ce pas ?

— Je te l’ai dit, ma petite Jen, il est…

— Et puis… comme j’étais sa fille d’adoption, ses richesses sont à moi maintenant… Un testament aurait pu vous donner quelque chose, et il n’en a pas fait… Dites, monsieur, ai-je deviné ?

— Ah ! Jen, pourquoi te mêles-tu ?…

— Je n’ai pas fini, monsieur. Je comprends très bien qu’à cause de moi vous êtes privés de toute cette fortune… Si vous saviez combien cela me peine !

— Tais-toi, Jen, je te défends, entends-tu, je te défends de jamais parler de ces choses-là. Tu seras désormais notre fille, et nous t’aimerons comme Joseph.

La jeune fille le regardait attentivement ; il avait dit cela comme M. Patrice, c’était le même air de bonté paternelle, la même expression affectueuse…, il lui semblait qu’elle rêvait. Cette pensée raviva son chagrin, elle recommença à pleurer, serrant dans ses deux petites mains la main de M. Jean. Enfin, elle lui dit au milieu de ses larmes :

— Vous êtes bon, monsieur, bien bon, vous lui ressemblez…