L’Enfant de la balle (Yver)/7

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Mégard et Cie, imprimeurs-éditeurs (p. 64-71).

VII.

ENTRÉE DANS LE MONDE.

Sur un tapis vert pomme, où se plaquaient laidement deux grosses pivoines rouges, Mme Olympe Lannoy se penchait, racontant en mauvais vers comment le ruisseau, qui coulait sous l’arbrisseau, soupirait à l’unisson de son cœur, sur certain irréparable malheur…, quand la bonne vint la prévenir qu’un monsieur la demandait.

À part sa manie ridicule de rimer éternellement, Mme Lannoy était une excellente personne. Bien qu’on ne roulât pas sur l’or chez le vieux professeur, les pauvres prélevaient un bon revenu sur leurs petites rentes. Leur demander un service, c’était leur en rendre un : ils se seraient mis en quatre pour faire plaisir à qui que ce fut, et, à côté de quelques mauvaises langues qui reprochaient à la bonne dame de trop aimer la poésie, la généralité rendait justice à son cœur.

À la nouvelle que lui annonçait la servante, elle jeta sur ses épais bandeaux gris une petite mantille espagnole dont elle releva les pointes sur la nuque par deux épingles d’or, et, ce soin de toilette accompli, elle répondit :

— Faites entrer, Éveline.

Une minute après, Éveline ouvrait la porte du salon à M. Patrice.

Le but de la visite du vieux monsieur était ce que son neveu lui avait dit quelque temps auparavant : Il faudrait à Jen une petite amie. Or, M. Patrice avait inutilement jeté les yeux sur les personnes de sa connaissance : il y avait des célibataires dans le cercle de ses intimes ; de vieux ménages, restés isolés après que leurs enfants avaient à leur tour bâti leur nid ailleurs ; quelques vieilles dames demeurant avec leurs filles, lesquelles avaient plus fait que coiffer sainte Catherine ; mais de fillettes rieuses, étourdies, comme il aurait voulu voir sa Jen, point !

Alors, il s’était dit ceci : que Mme Lannoy aurait pu servir d’intermédiaire pour lier l’enfant à une autre petite fille, d’un bon naturel, dont elle aurait fait son amie intime.

Et là-dessus, il s’était acheminé vers la demeure du professeur.

Mme Lannoy écouta, sans mot dire, les explications préliminaires, et, lorsqu’elle fut au courant de l’affaire, elle lissa ses bandeaux, par un mouvement de tête fit onduler sur ses cheveux la dentelle espagnole, et, d’un air mystérieux, répondit :

— Monsieur, cette circonstance exceptionnelle me permet de vous dévoiler un projet qui est encore à l’état de secret, connu seulement d’Arthur et de moi. Voici ce dont il s’agit : nous avons envie de donner avant les grandes vacances une petite matinée de famille, où toutes les élèves de mon mari se réuniraient.

Nous donnerions le plus de distractions possible à ces chères enfants, et je crois qu’elles s’amuseraient. Or, là, Mademoiselle votre fille pourrait faire connaissance avec d’autres enfants de son âge.

Le projet plut à M. Patrice, qui ne put néanmoins s’en aller qu’après avoir fait serment de ne parler à personne de la fameuse matinée.

Quelques jours après, pourtant, « le projet à l’état de secret » était connu par toute la population de Saint-Y… Il est à penser que Mme Lannoy n’avait pas fait le même serment que M. Patrice. Du reste, la chose était maintenant décidée, et bientôt les mamans reçurent des invitations en règle.

Illustration, la jeune fille était très belle. Une femme en noir agenouillée devant un lit dans lequel git une jeune personne.
Illustration, la jeune fille était très belle. Une femme en noir agenouillée devant un lit dans lequel git une jeune personne.


La nature sauvage de Jen s’effrayait à la pensée de la réunion qui réjouissait les autres jeunes filles ; mais M. Patrice en était très heureux, car il désirait depuis longtemps apprivoiser l’enfant, et cette circonstance servait parfaitement son souhait, en même temps qu’elle lui permettait de choisir une amie pour sa fille. Ce choix le préoccupait fort elle devait avoir toutes sortes de qualités l’enfant qui allait devenir la confidente, la sœur de sa petite Jen ; pour rien au monde, il n’eût fallu gâter la nature exceptionnelle de cette dernière. Seulement, comme il savait qu’il n’était pas facile de trouver des enfants parfaits pas plus que de grandes personnes la question le tourmentait.

Chez les Lannoy, toute la maison était plongée dans un branle-bas général. Mme Olympe et sa fidèle Éveline rangeaient et dérangeaient depuis le matin jusqu’au soir. On débarrassait la salle à manger, pour y introduire l’ameublement du salon ; on battait les tapis pendant des heures entières, on frottait, cirait, brossait ; et puis, la veille du grand jour, les tapissiers vinrent accoler contre les panneaux de longues banquettes rouges.

Et ce n’était pas trop faire Mme la sous-préfète devait y venir pour conduire ses deux filles ; et les petites jumelles du maire ; non moins que Mme la baronne de Z…, qui accompagnait Mlle Suzanne de Z…, sa fille, nouvellement munie du brevet supérieur, grâce aux soins de M. Lannoy, laquelle, pour ce motif, devait être le « clou » de la matinée et une muette réclame à l’honneur du vieux professeur. Il devait y avoir aussi les cinq filles du médecin, et d’autres.

Le 1er août était le jour fixé. Si, au matin de la grande date, les esprits de Mme Lannoy étaient bouleversés par les inquiétudes qu’entraînent avec soi les préparatifs d’une telle fête : la petite du notaire saura-t-elle sa poésie ? — les petits fours arriveront-ils à temps ? Arthur n’aura-t-il pas de quinte ?… ce qui troublerait les réjouissances. — Éveline réussira-t-elle la crème de ses choux ? les trois « demoiselles » aînées du médecin n’ont pas grande mémoire, auront-elles retenu leur pièce ?

Pour la pauvre Jen, en s’éveillant, elle vit avec frayeur s’élever l’idée de paraître au milieu de l’« assemblée de cinquante personnes » ; et, si elle eût osé, elle aurait supplié son père de la laisser s’en abstenir. Mais elle avait remarqué l’importance que le vieux monsieur attachait à cette fête, et elle ne lui confia point ses timidités.

Seulement, quand Rosalie vint l’aider à s’habiller, elle lui conta son appréhension.

— Ah ! Rosalie, si vous saviez comme cela m’ennuie d’aller au milieu de tout ce monde que je ne connais pas.

— Ta ! ta ! ta ! Mlle Jen, vous êtes aussi bien qu’une autre, pour ne pas dire mieux. N’ayez pas peur, vous ferez votre petit effet, tout autant que la demoiselle du notaire, qui est laide à faire peur, ou que celles de M. le sous-préfet, qui sont raides et fières comme des paons.

Du « petit effet » qu’elle ferait, Jen se souciait peu ; mais, habituée pendant dix ans à regarder d’en bas, de très bas même, les gens de la société, il lui paraissait étrange et déplacé d’aller se mêler à eux.

M. Patrice avait tenu à ce que sa toilette fût irréprochable ; la couturière avait composé un petit chef-d’œuvre de coquetterie, dans laquelle l’enfant était mignonne au possible. Rosalie avait bouclé ses grands cheveux blonds, qui tombaient gracieusement sur son petit cou blanc ; elle était vraiment si jolie, ainsi pomponnée, que son père adoptif ne pouvait se lasser de la regarder. Enfin, l’heure sonna, il fallut partir ; et la voiture emmena bientôt l’enfant et le bon monsieur, qui rêvait de ce que, en voyant Jen, on allait dire chez les Lannoy.