L’Enfant de la balle (Yver)/8

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Mégard et Cie, imprimeurs-éditeurs (p. 72-77).

VIII.

JEN A LE CŒUR GROS.

La nouvelle de l’adoption de la petite Anglaise avait été, l’année précédente, une traînée de poudre chez les habitants de la petite ville, passablement cancanière comme toutes ses sœurs de province. Les dialogues de Rosalie, soit avec la bouchère, soit avec la fruitière, avaient été de bouche en bouche et étaient montés de maison en maison jusqu’à la mairie, voire même jusqu’à l’hôtel de la sous-préfecture, revus, augmentés, corrigés avec soin par chaque dame servant d’intermédiaire. Ç’avait été un véritable événement, que peu de gens avaient approuvé — car, ceci est à retenir, que, si l’on veut mériter l’approbation de la généralité, on ne doit rien faire qui sorte de l’ordinaire. Mme Lannoy, que le commerce des Muses rendait tolérante, avait accepté, sans y trouver à redire, l’acte par lequel l’ex-négociant donnait une élève de plus à son cher Arthur ; mais elle était peut-être la seule, dans le camp féminin, qui n’eût pas critiqué la conduite du pauvre M. Patrice.

Or donc, à ce moment, la réunion, encore peu nombreuse, se composait des cinq « demoiselles », du médecin et de leur mère ; des filles de l’avoué et de leur tante ; de la petite du percepteur et de sa grand’mère ; quand arriva Mme la baronne de Z… qui fut reçue avec tous les honneurs dûs à son titre.

Après les premiers chuchotements, la conversation s’anima dans une certaine encoignure, entre les mères des jeunes filles présentes ; le sujet était : la petite Anglaise qu’avait adoptée M. Patrice. D’autres mamans entrèrent, qui grossirent le groupe, et la conversation prenait de l’extension, toujours sur le même sujet, quand soudain elle s’arrêta, comme si un charme eût coupé la parole aux bonnes personnes qui composaient le petit comité. Éveline annonçait :

— M. Patrice et Mlle Jen.

Dans tout ce monde, peu de personnes connaissaient l’objet de tant de commentaires, la petite protégée du vieux monsieur, et l’on se faisait une fête de la voir. Aussi, tous les yeux se braquèrent-ils sur elle dès son entrée dans le salon ; et la pauvre petite, rouge, désorientée, alla s’asseoir sur une chaise que lui présenta Mme Lannoy, au milieu de ses jeunes condisciples.

À l’exemple de leurs mamans, les petites jeunes filles bavardaient comme des pies. Mais, aussitôt que l’enfant eut pris place dans le cercle joyeux, les rires cessèrent, et tous les regards se tournèrent vers la nouvelle venue. Son histoire lui donnait un cachet de singularité, qui n’éveillait pas peu la curiosité de ces demoiselles. De plus en plus ahurie par la vue de tous ces yeux dirigés sur elle, Jen n’osait plus faire un mouvement ; elle baissait lamentablement ses grands yeux bleus, et le rouge de ses joues allait croissant.

Elle fut sauvée de cette situation critique par l’arrivée d’autres jeunes filles, qui attirèrent à leur tour les regards. Puis la séance débuta par la poésie de la petite du notaire ; et l’enfant fut débarrassée de sa contrainte.

Entre chaque numéro, les fillettes reprenaient la causerie interrompue, chuchotaient ou riaient aux éclats ; pourtant, l’une d’entre elles faisait bande à part, et, pendant que ses compagnes, pour entendre une histoire intéressante, se serraient l’une contre l’autre, formant un cercle très étroit, elle, resta en dehors, n’ayant pas osé se mêler à la conversation. Comme l’on pense, la petite abandonnée était Jen, qui regardait sans sourire le groupe si animé de ses voisines.

M. Patrice n’écoutait pas si attentivement les théories de M. Lannoy sur l’éducation, qu’il ne pût s’apercevoir de ce qui arrivait à sa fille ; il en fut vivement blessé, et se demanda pourquoi ces demoiselles s’écartaient si impoliment de la fillette. Quelques instants après, lorsque, le goûter circulant, l’essaim des jeunes filles se mit en mouvement, il trouva le moyen de passer auprès de Jen et de lui souffler à l’oreille ;

— Qu’as-tu, mignonne ? Tu ne causes pas aux autres ?

— Je n’ose pas, fit en regardant son père la petite, tout heureuse de trouver un visage ami.

— Il le faut, pourtant ; dis donc quelque chose à ta voisine, la petite fille en rose.

Jen était l’obéissance personnifiée, et elle se trouva forcée, par cet avis, d’entamer conversation avec l’une des jumelles du maire. Qu’allait-elle lui dire ? c’était la question. Enfin, après beaucoup d’hésitations, elle aborda l’autre fillette :

— C’est la première fois que M. Lannoy donne une matinée, mademoiselle ?

La petite du maire fit un signe affirmatif, et s’en alla vers l’assiette de choux à la crème, qui faisait sa tournée…

Jen fut très heureuse que ce devoir ennuyeux fût terminé si vite ; mais M. Patrice, qui avait suivi du regard la démarche de l’enfant, fronça le sourcil d’un air sévère qui ne lui était pas habituel. Bien plus grande humiliation attendait, cependant, le pauvre monsieur ; ce fut lorsque, après le goûter, la danse commença. Les jeunes filles furent partagées en deux groupes : les plus grandes, mises d’un côté par Mme Lannoy, devaient tenir lieu de cavaliers et aller inviter leurs vis-à-vis, les plus petites fillettes, qui avaient pris place dans l’autre partie du salon.

Jen, comme n’ayant que onze ans, fit partie de ces dernières. Puis Mme la sous-préfète, qui était musicienne émérite, s’étant mise au piano, chaque cavalier vint gracieusement chercher sa danseuse. Toutes les chaises furent bientôt vides, à l’exception d’une seule, cependant, celle qu’occupait Jen.

Personne ne l’avait invitée.

Au premier coup d’œil sur les danseuses, Mme Lannoy vit la pauvre petite, qui, restée isolée quand toutes les autres s’en donnaient à cœur joie, avait bien envie de pleurer, mais honteuse d’attirer l’attention, retenait énergiquement ses larmes. La bonne dame s’approcha de l’enfant, la prit par la main et demanda à haute voix :

— Hé ! mesdemoiselles, vous avez oublié une danseuse ; qui est-ce qui valse avec Mlle Patrice ?

Mme la sous-préfète se retourna, la danse s’arrêta, et les petites jeunes filles lancèrent à leurs mamans un regard interrogateur.

Les mamans étaient perplexes ; enfin, la baronne donna par un hochement de tête permission à sa fille, la brevetée du brevet supérieur, qui, d’un air protecteur, vint à Jen. Mais M. Lannoy l’avait devancée, et, tout rajeuni par cette jeunesse, il s’écria joyeusement :

— Puisqu’il manque un cavalier, c’est moi qui le remplacerai.

Et, au bout d’un instant, la petite fille tourbillonnait avec les autres dans les bras de son professeur.

— Ah ! gémissait Mme Lannoy, il va tousser, c’est certain !

Mais M. Patrice, devenu tout pâle, ne partageait pas la gaieté des parents. Il avait bien nettement compris, à présent, la recommandation que chaque mère avait faite à sa fille, de ne point lier connaissance avec sa protégée ; il entrevit toute une longue suite de chagrins que la pauvre petite aurait à subir par le seul fait de son origine ; et, le cœur tout gonflé de colère paternelle, il prit, là dans ce salon, au milieu de la réunion joyeuse, une grave résolution.

Puis, dès que la valse fut finie, il fit un signe à la fillette, et tous deux se retirèrent.