La Bergerie/10

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Calmann-Lévy éditeurs (p. 130-158).

X

Huit jours après, incognito, Frédéric descendit la pente douce de l’allée de hêtres qui menait à la Bergerie. C’était un matin de mars, mitigé de pluie et de soleil. Les hêtres en bourgeons égouttaient leurs branches mouillées et scintillantes. Des coins de bleu couraient au ciel ; le toit lavé de la maison rutilait devant lui. On devinait au loin les champs limoneux et gras. Un chien secouait sa chaîne à la niche, près de la porte d’entrée ; un cheval hennit dans la direction des fermes ; et le silence régnait, si grand, si bienfaisant, que Frédéric se sentit entrer de toute son âme dans l’immense sanctuaire du repos.

Il venait en surprise ; nul ne l’attendait. Les domestiques ne reconnurent pas, dans l’élégant Parisien, le pioupiou de l’année passée, et l’introduisirent au salon. Il revit le bronze doré de la pendule, le velours rouge des fauteuils, la bonbonnière, les rideaux de guipure blanche se faisant l’un à l’autre la révérence, les grands albums d’images, cartonnés rouge, portant en dessin d’or sur la couverture. Le Bon Fridolin et le Mauvais Thierry. Il revit le portrait d’enfant où il ne savait s’il devait retrouver sa propre adolescence ou celle de son père. La personnalité superstitieuse qu’if créait à la Bergerie surgit devant lui et l’envoûta. Il soupirait :

« Oh ! le bonheur de vivre ici !

— Frédéric ! mon Frédéric ! criait à ce moment Mlle d’Aubépine qui entrait, je me doutais bien que c’était toi. »

Après l’effusion, Frédéric la regarda bien en face. Elle semblait avoir rajeuni au contact de ces fiançailles dont elle était ici le témoin et la gardienne. Son visage replet n’avait pas encore d’autre ride que celle du sourire, Des barbes de dentelle neuves battaient à son cou, et l’on devinait sur elle, à la raideur de l’étoffe, une robe nouvelle faite à Saint-Lô pour recevoir quotidiennement le fiancé, Elle était si épanouie que Frédéric demanda :

« Vous êtes heureuse de ce mariage pour la petite Laure ?

— Si j’en suis heureuse ! C’est le gendre de mes rêves, je pourrais le dire, que j’ai trouvé en M. de Marcy ; tu vas le voir d’ailleurs, et le jugeras. Il aime tendrement notre petite, et l’a voulue sans aucune dotation, pour son titre d’orpheline et de fille pauvre qui le séduisait. Je ne te cache pas, mon Frédéric, que j’avais eu l’idée de lui donner ou de vendre pour elle les Trois-Mares et une partie des terres de Bellevue. J’ai eu ici bien des séances de notaire. Mon grand souci, mes pauvres enfants, c’était de faire entre vous trois des morceaux à peu près égaux de mon bien, car tu comprends, ces petites que j’ai élevées, que leur mère m’avait confiées, elles sont tellement à moi ! je ne puis pas les séparer de toi dans mon cœur… Tu n’es pas jaloux, mon grand garçon ? Leur parenté de fait est bien peu de chose, mais celle qu’elles ont acquise à vivre ici est grande.

— La Bergerie est à vous, tante, dit Frédéric vivement, mais si elle n’était pas à vous, c’est à ces enfants qu’elle appartiendrait. C’est devenu leur maison de famille.

— Quand je ne te connaissais pas, quand tu n’existais pas pour moi ; mais à présent ! Ta personne qui m’est si chère, le nom que tu portes, le souvenir vivant que tu es, tout cela te donne les premiers droits. Alors, je fais et refais en pensée des divisions. Voici Laure châtelaine demain et renonçant à tout héritage. Restent toi et Camille.

— Reste Camille seule, tante ; est-ce que le Parisien compte ! Est-ce que le secrétaire du grand Beaudry-Rogeas pourra jamais s’occuper des choux qui poussent à Parisy ? Mais parlez-moi de votre petite fermière et de ses jeunes veaux ?

— Fini tout cela. Adieu veau, vache, cochon, couvée. C’est une autre Perrette. Camille est transformée. Le mariage de sa sœur l’a mûrie. On ne la voit plus qu’une arithmétique à la main et, depuis deux mois, elle a rattrapé deux ans d’études. Ce qui s’est passé dans cette petite cervelle, je ne puis le savoir, mais elle ne met plus le pied à la ferme, et quand je vois ses pauvres bons yeux se creuser de fatigue le soir, je suis obligée de lui arracher ses cahiers et ses plumes.

— Tiens ! pensa tout haut Frédéric ; pourvu que cela dure !

— Oh ! cela durera. Camille est une petite créature d’opiniâtreté et de vouloir. Je pense que la honte d’avoir paru une ou deux fois fort ignorante aux yeux du grand beau-frère l’aura guérie de sa paresse. Tiens, en ce moment-ci, elle est enfermée dans la salle d’étude, sanglotant sur un problème difficile qu’elle ne peut raisonner. »

La porte s’ouvrit, le couple des amoureux entra ; le gentilhomme fermier, normand robuste de trente ans, imberbe, bien mis, hâlé, portant haut la tête, tenait de sa brune main musclée la porte ouverte pour que passât la fiancée. Et elle, méconnaissable, transfigurée, arrivait en souriant à Frédéric.

« Ah ! mon cousin, que c’est gentil d’être venu ! » s’écria-t-elle sans nulle timidité, ayant acquis cette assurance que le bonheur vous donne près des moins heureux que vous.

Stupéfait, Frédéric l’observait. Il y avait un peu de recherche dans l’arrangement de ses cheveux jolis et riches ; on y sentait l’œuvre sournoise des bigoudis cachés le soir dans l’oreiller ; sa robe restait simple et sombre, mais un col de linge blanc faisait remarquer, comme une surprise, la petitesse fine du cou. Ses yeux aimaient ; elle en était embellie ; elle était enveloppée d’amour et il en rayonnait d’elle. Elle dit encore avec une fierté visible et adorable :

« Je vous présente mon fiancé, Frédéric. »

Les deux hommes se serrèrent la main ; la main brune et musclée parut aux doigts parfumés de Frédéric une chose de loyauté, de force et de franchise. On causa. Cet aristocrate délicat, maître de troupeaux sans nombre, possesseur d’une terre immense, un pan de province, qu’il travaillait et pressurait durement pour en obtenir jusqu’au dernier brin d’herbe, lui parut un roi. Et parmi cette fécondité matérielle, rivières de blé courant au moulin, charretées d’avoines peuplant les marchés, sources gonflées de lait aux mamelles des vaches fines et blondes, cuvées énormes de cidre sucré, il allait créer une famille. Sans aventures clandestines, sans dramatiques amours cachées, il allait amener chez lui cette jeune fille qu’il chérissait d’une affection large, sereine et saine. Ils s’uniraient dans la maison, dans la chambre même où il était né ; elle y mettrait au monde ses enfants, et après avoir joui de leur vie simple et heureuse, ils y mourraient très vieux, l’un suivant l’autre, dans le même lit.

Frédéric, d’une seule pensée, embrassa toute cette existence. Il y trouvait quelque chose de magnifique. Il ne riait plus de ces noces de campagne. La neurasthénie parisienne pâlissait devant la force de cet homme vigoureux et lent qui possédait, sans affolantes recherches, sans inquiétudes, sans fièvre ni états d’âme mystérieux, la solide philosophie de la vie. La petite Laure l’écoutait parler dans une religion muette et ardente ; ses regards obliques coulaient et souriaient tendrement vers lui. La bonne tante raconta, avec quelque orgueil, comme chaque année il distribuait, entre tous les ouvriers de sa terre, une large part, proportionnelle aux droits de chacun, des richesses obtenues. Frédéric se souvint qu’on l’avait dit bon chrétien ; ce détail lui parut évangélique et n’avoir rien de démodé. Pendant ce temps, amusé de sa propre apologie, M. de Marcy souriait tranquillement, montrant à la fois ses dents blanches et son âme bonne et gaie. Il dit tout à coup, pour mettre fin à ces louanges :

« Nous n’avons pas encore vu Camille ce matin. Où est-elle ?

— Elle travaille, reprit Mlle d’Aubépine. Un problème bien dur l’absorbe. Si Frédéric était un brave garçon, il irait l’aider. Moi je n’y entends plus un mot, et les amoureux ont d’autres problèmes en tête. »

Frédéric docilement se leva et s’en alla chercher la petite fille. Il la trouva penchée sur la table noire de sa salle d’étude, tamponnant de son mouchoir ses yeux bouffis. Elle se redressa et se leva de surprise à sa voix, et ce fut au tour de Frédéric de s’étonner ; elle avait démesurément grandi depuis l’année passée ; ses formes épaisses de fillette ne s’étaient pas amincies et son tablier de lustrine noire lui faisait comme une tunique droite de garçon ; mais elle avait l’air en même temps d’une femme et d’un enfant. Ses larmes, qu’elle ne pouvait cacher malgré sa honte, firent peine au jeune homme,

« Voyons, qu’est-ce qu’il y a ? » demanda-t-il.

En lui disant cela, il l’embrassa de tout son cœur. Elle était presque de sa taille. Elle murmura, faisant déjà un sourire dans son pauvre visage tuméfié :

« Comment êtes-vous ici, Frédéric ? »

Il répondit :

« J’accours de Paris pour faire le problème difficile.

— Oh ! le bon chemin de fer qui vous a amené, alors ! » s’écria-t-elle en riant de tout son cœur.

Et elle lui fit lire, sans plus de préambule, l’un de ces infâmes guet-apens que l’imagination retorse des mathématiciens tend aux pauvres écoliers sous le nom de problèmes. C’était un imbroglio de sacs de farine, d’hectares de terre plantés en blé, avec les tours de roue du moulin à la minute, et d’incalculables kilos, et de formidables sommes d’argent placées à intérêts complexes dans trente-six banques imaginaires. Un ramassis d’énigmes arbitraires comme jamais la vie pratique n’en offrit à la plus affairée des ménagères. Frédéric lut le problème. Un hasard permit qu’il comprit et pût l’expliquer. Camille le résolut sous sa dictée. Elle exultait. [] pensa qu’elle allait lui sauter au cou, elle ne le fit pas.

« Alors vous travaillez beaucoup maintenant ? lui demanda-t-il curieux.

— Oui, je travaille beaucoup. »

Et elle prenait un air entêté et fermé qui disait clairement : on ne déchiffrera pas cette énigme-là.

« Et cet amour de l’étude vous a prise : tout d’un coup ?

— Tout d’un coup, comme vous dites.

— Et vous ne jouez plus à la fermière ?

— Je n’ai pas le temps.

— Mais pourquoi travaillez-vous si fort ? »

Elle réfléchit une seconde, et fit cette réponse subtile et imprévue :

« Pour passer mes examens.

— Mais pourquoi passer vos examens ?

— Pour avoir mes brevets. »

Et tout en échappant par une adresse de jeune souris aux questions de Frédéric, avec cet amour du mystère et des secrets qu’ont les petites filles, elle laissait paraître volontairement, comme une coquetterie de son adresse, un imperceptible coin du secret, un vague parfum du mystère. Elle était contente de posséder en elle, en la cachant à tout le monde, une idée. Les grandes personnes cachent tant de choses aux petites filles, que c’est bien aussi leur tour quelquefois. Et Frédéric, pris à ce manège infiniment imprécis, s’amusait de voir cette grosse poupée, rieuse et joueuse, prendre tout à coup ces airs ténébreux et impénétrables. Il y avait décidément en elle un peu plus déjà qu’une enfant.

« Qu’est-ce que manigance cette petite ? demanda-t-il plus tard à Mlle d’Aubépine, très intrigué de cette métamorphose éclose avec l’idylle de sa sœur.

— Je n’ai pas compris. Il y a évidemment quelque chose d’étrange, mais que veux-tu ! Ça compte seize ans, et ça vous a déjà une petite vie personnelle qui se détache de vous, qui s’affranchit, vous échappe, et qu’on ne pénètre plus. C’est fini ! On se figurait qu’on était installée pour toujours dans ces jeunes sanctuaires d’âmes, pour y lire le spectacle de toutes les émotions, pour y voir tout, tout. Ah ! oui, un beau matin on se réveille dehors, la porte est fermée ; on n’y entre plus. On a devant soi une jeune fille. »

Ces réflexions mélancoliques s’appliquaient aux deux sœurs. La pauvre marraine, si dévouée, avait bien eu son petit chagrin léger en devinant dans le cœur de Camille des transformations, des obscurités, des abîmes qui ne s’ouvriraient plus ; mais, dans ses plaintes, elle pensait bien plutôt, avec une inconsciente jalousie, à l’autre, celle qui s’en allait au parc au bras du nouveau venu, et qu’elle suivait des yeux à travers le linon des rideaux, jusqu’au bout de l’allée, si tendrement penchée vers lui, si extasiée, si asservie, si lointaine déjà en esprit, de la maison qui l’avait recueillie orpheline !

Le premier matin qu’il fit beau, les quatre jeunes gens partirent ensemble pour une excursion à travers le pays. Laure désirait depuis longtemps cette promenade dans les terres de son fiancé ; mais la châtelaine était trop lassée pour les accompagner si loin, et Camille seule n’était pas un chaperon suffisant pour escorter dans les champs deux amoureux. La présence de Frédéric sauva tout dans ce petit pays où les convenances étaient strictement surveillées. Il fut je porte-respect de la caravane.

Quand M. de Marcy arriva, équipé pour la course, Frédéric eut comme un semblant d’humiliation d’être si coquet ; vaniteusement, fémininement coquet, lui sembla-t-il, avec ses bottines de peau souple pour l’asphalte parisien, son complet serré, son petit pardessus clair, son faux-col douloureux, son feutre soyeux, devant le vigoureux terrien qui venait là. M. de Marcy était en jambières de toile qui rebroussaient jusqu’au genou sa culotte de velours brun. Un veston, large ouvert sur le plastron de la chemise, bravait les bourrasques de mars, et cet homme, vivant au grand air des prés normands, dédaigneux de se vêtir trop, comme il était ignorant du parapluie, portait un chapeau large et mou, lavé par toutes les averses de l’hiver.

Laure jeta sur ses épaules une pèlerine longue, mit un canotier de toile cirée. C’était le costume classique de la pensionnaire ; elle donna à Frédéric l’illusion de la beauté. Elle était, sous les plis amples de l’étoffe, d’une taille fine et assouplie ; son teint délicat avait pris une pâleur sentimentale, et ses yeux pleins d’amour avaient comme fleuri sous ses frisons bruns.

On se mit en route avec gaîté ; il fallut prendre, entre deux champs labourés, un chemin que, de droite à gauche, les sillons resserraient étroitement. M. de Marcy y maintenait sa fiancée doucement par le bras, et le plus souvent marchait dans l’ornière. Il avait dans la marche ce balancement léger propre aux paysans, et ce détail n’enlevait rien à sa distinction. À la queue-leu-leu, par derrière, venaient Camille, puis Frédéric. Frédéric, sans approfondir ce qu’il voyait, jouissait de l’aspect de tout ; le loutre doux et velouté des terres se poudrait au loin de vert pâle avec le blé naissant et rare ; des barrières fauves couraient de-ci de-là, masquant de leurs délicates nervures de ronces sèches, des bêtes couchées, vaches ou poulains. La plaine était si unie et vaste, que dans un infini lointain, sur le ciel incolore et lumineux, on pouvait voir se dresser l’aiguille très petite d’une église de village. Le soleil allait percer les nuages légers.

Devant lui, Frédéric voyait marcher Camille. Si grande, elle portait encore les robes de l’an passé qui dansaient au-dessus de sa bottine. Son corps vigoureux d’adolescente était un triomphe de santé ; elle allait d’un pas ferme, le col nu, portant au bras sa pèlerine. Le vent faisait dans ses cheveux des envolées de mèches onduleuses, et, de toutes ses forces, elle chantait des airs sans suite, improvisés à la file, valses, danses, mélodies qui scandaient le pas des marcheurs sans qu’ils s’en doutassent.

Peu à peu, les fiancés hâtèrent le pas ; ils avaient à se dire des choses que Camille n’avait nul besoin d’entendre, Frédéric les vit s’en aller hors de portée de voix. Il pensa : Chapenel a tort et ils ont raison. Camille faisait des roulades ; le soleil se montra ; aussitôt une alouette lui répondit. C’était une matinée de printemps hâtif, lourde et tiède. La fillette se retourna, montrant le couple loin devant eux déjà.

« Regardez-les ! » dit-elle.

Elle était à la fois moqueuse, indulgente et complice. Elle avait eu pour ce geste vers Frédéric un air entendu, l’air d’une personne qui sait à quoi s’en tenir, qui connaît le fond des choses. Elle disait toujours, d’ailleurs, en parlant des fiancés « les amoureux », à quoi sa marraine soupirait que les enfants d’aujourd’hui sont beaucoup trop avancés pour leur âge.

M. de Marcy, au moment de faire franchir à Laure un fossé où coulait l’eau d’une source proche, se retourna et vint au-devant de Frédéric. Il se sentait l’avoir quelque peu négligé jusqu’ici, et sa courtoisie s’en alarmait.

« Mon cousin, lui cria-t-il en s’avançant, me voici maître de maison, et je veux vous introduire personnellement chez moi. Mes terres commencent ici. »

Il avait dit cela sans nul orgueil ni prétention ; mais Frédéric averti remarqua maintenant comme un aspect nouveau. Au fin rebord du fossé, à perte de vue, courait le premier sillon du champ ; la charrue avait mordu étroitement à même la berge du petit cours d’eau. La substance de la terre était ici mesurée, marchandée à son poids, utilisée à quelques centimètres près ; on la pressait jusqu’en son moindre pli, on la forçait de rendre au maître jusqu’à sa dernière goutte de sève. Et déjà là, une moisson verte, haute de plus d’un pied, touffue, serrée, si compacte que le vent s’y jouait à peine, s’était levée de cette terre grasse et riche. Frédéric, un peu embarrassé de son ignorance, se pencha vers Camille :

« Qu’est-ce qui pousse là ? » lui demanda-t-il.

Alors, la rieuse gamine, grisée de mille choses ambiantes qu’elle n’analysait guère, dans un éclat de gaieté, les poings aux hanches, entonna, de son joli et frais soprano d’enfant de chœur, la chanson du blé :

J’ai semé le blé dans la terre brune ;
J’ai semé le blé comme des grains d’or.
Passants qui marchez sur ma terre brune,
Ne réveillez pas mon beau blé qui dort.
J’ai semé le pain pour la race humaine,
Je suis le héros et le bienfaiteur ;
J’ai semé le sang de la race humaine
Saluez passants, je suis. Créateur !

C’était une chanson de Gado que Frédéric reconnut. En éclatant de rire, Camille avait ouvert les bras et fait un grand geste pour clamer : Je suis Créateur ! et la phrase musicale, lancée à toute force par ce petit gosier d’oiseau, vibra longtemps dans l’air. Le jeune homme se rappela le chansonnier, la salle de concert où l’on étouffait dans l’odeur de poudre de riz ; Mme Ejelmar, Croix-Martin, le large chapeau noir à plumes de sa voisine qui avait les yeux peints ; et Beaudry-Rogeas, intriguant en grand, comme lui l’avait fait en petit, pour paraître l’ami de Croix-Martin devant l’assemblée. Tout cela passa devant lui en vision rapide ; puis il aperçut la face saine et gaie du fermier gentilhomme, ayant ce contentement paisible que lui donnait la contemplation de cette récolte heureuse. Avec un grain d’enthousiasme, il enleva son chapeau.

« Camille a raison, s’écria-t-il, quand on passe là, il faut saluer le blé et surtout le semeur. »

M. de Marcy souriait ; on voyait ses dents blanches et belles. Il dit :

« Oh ! ce n’est pas grand’chose… Je n’ai même pas l’honneur d’avoir semé le blé moi-même, comme le héros de Camille ; mais j’ai travaillé consciencieusement l’art de l’exploitation terrienne : la succession des semences diverses dans une même terre. Les céréales n’épuisent pas uniformément leur nourrice, aussi peut-on alterner la composition d’un champ et n’occasionner, avec deux récoltes, qu’une fatigue unique de la terre. J’ai longuement étudié aussi les engrais. L’engrais, mon cousin, c’est notre capital à nous ; excusez-nous, si nous en parlons trop souvent, si nous avons de l’orgueil à vous montrer des montagnes d’immondices, si nous avons l’air de gens sales…

— Vous êtes de grands alchimistes, tout simplement, reprit Frédéric ; vous faites de l’or avec ce qui vous plaît ; le cercle de votre cuve se mesure par hectares : c’est la terre.

— J’ai fait, dit M. de Marcy, des maquettes de champs, des semailles en miniature, sur des mouchoirs de terre, avec des engrais chimiques différents. Ça a été la plus passionnante expérience, la plus captivante ; voir pousser ces moissons joujoux en concurrence, observer la première levée, la plus drue, peser les épis les plus gras, sentir le choix se faire de lui-même, de sa propre force, entre les artifices mis en observation. Ah ! vous ne connaissez pas cela, vous, Parisiens ! »

Frédéric eut un frisson de tristesse, de regret, et ne répondit pas. Laure, muette d’admiration, écoutait celui dont elle se sentait déjà la propriété, la chose dévouée et soumise. Insoucieuse, distraite, Camille allait devant, fredonnant entre ses dents, un octave trop haut :

J’ai semé mon blé dans la terre brune !

Frédéric la rejoignit. Maintenant ils foulaient une route blanche et sèche que les champs bordaient en talus, où se dissimulaient les violettes. Camille et Frédéric en cherchèrent ensemble et les mêlèrent de primevères jaunes. La petite bavardait.

« Tout cela, disait-elle, à droite, à gauche, c’est à lui ; voici les arbres de son parc et sa maison. Ah ! si vous voyiez sa maison ! c’est du vieux raccommodé, mais ce que c’est beau ! N’est-ce pas qu’il a l’air bon garçon ? Moi je l’aime beaucoup mon beau-frère. Que font-ils donc là-bas ? »

Ils se retournèrent ensemble. Là-bas, M. de Marcy et Laure devaient aussi chercher des violettes, mais ils avaient trouvé mieux ; furtivement, quand la dernière carriole roulant sur la route s’était évanouie dans la poussière du lointain, il l’avait appelée dans son bras ; elle s’y appuyait le front tendrement, puérilement comme un enfant, et il baisait ses frisons bruns et ses yeux clos.

Camille devint très rouge et se tut ; elle et Frédéric demeurèrent fort troublés d’avoir vu ensemble ce baiser : la provision de violettes et de primevères glissa par terre et s’éparpilla au vent ; Frédéric refit le bouquet sans rien dire. Tous les quatre se remirent en route silencieusement. L’air était saturé des odeurs de la terre chauffée par le soleil de mars. Partout régnait le parfum des violettes et des bourgeons. Il y avait des idylles, des batailles, des drames d’oiseaux dans les arbres.

Très haut dans le ciel, se voyait le vol droit du corbeau mâle qui plane en croassant quand il va chercher des vivres pour son nid.

Laure n’était point fâchée qu’on l’eût vue si aimée de son ami ; elle ne regrettait rien ; elle avait le plus de sang-froid et dit la première :

« Grimpons sur le talus ; je voudrais voir votre maison… de loin.

— Je vous en supplie, murmura de Marcy, dites dès maintenant notre maison ; j’aime fais tant que vous le disiez ! »

Leurs mains s’étreignirent, comme si Frédéric ne pouvait pas les voir. Les paupières de Camille palpitèrent. Elle dit :

« Prenons le chemin de traverse, nous verrons la façade. »

Et elle escalada le talus la première, comme pour se moquer de Frédéric dont les souliers vernis y glissaient.

« Ici, ce sont les pâturages, expliqua M. de Marcy. Les pâturages sont la grande affaire chez nous, nous sommes des éleveurs. »

Frédéric demanda :

« J’aurais voulu voir vos troupeaux. Vous avez des vaches de Jersey ? »

Le maître expliqua pourquoi elles étaient aux étables. On fumait actuellement les pâturages, et il montra, en effet, sur la nappe des champs, une sorte de tourbe dorée étalée en grumeaux desséchés sur l’herbe pâlie par l’hiver. Il en venait l’odeur des matières pourries, d’abord distillées dans les pluies, les brouillards imprégnants, et qui subissaient maintenant la cuisson lente des premiers soleils. L’herbe engraissée et victorieuse semblait soulever par endroits ce fumier et croître pardessus. Frédéric humait sans dégoût les relents tièdes de décomposition.

« Bientôt, dit M. de Marcy, j’aurai là l’herbe la plus forte, la plus touffue et la plus nourrissante. J’y mettrai successivement les vaches : et les poulains, parce que la dent de ces animaux doit mordre alternativement la plante dont on veut respecter la racine. Le détail est plaisant, n’est-ce pas, mais il est vieux et vénérable comme la race pastorale à laquelle nous appartenons. »

Frédéric était saisi de respect devant cet homme qui pouvait revendiquer, avec les primes origines du genre humain, cette parenté et cette similitude éternelle des mœurs. « Cependant, continua M. de Marcy, si vous le désirez et que cela vous intéresse, nous irons jeter un coup d’œil sur les étables, dont nous sommes très voisins maintenant ; vous flatterez, mon cousin, l’orgueil du propriétaire en vous émerveillant comme il convient. »

Camille ne chantait plus. Elle n’était ni triste ni rêveuse, seulement moins gaie, et Frédéric ne pouvait plus rencontrer en face le regard droit et flambant de ses jeunes yeux de feu. Une gêne s’était insinuée entre eux, l’un comme l’autre savaient très bien qu’ils songeaient tous deux au baiser surpris tout à l’heure.

Derrière deux cèdres d’un vert de velours sombre et exotique, s’entrevit, au fond d’un parc, la façade du château de Marcy, mi en briques et mi en pierres de taille, avec des fenêtres embalconnées de lierre. Avant d’y arriver, on rencontra les dépendances. M. de Marcy poussa une barrière. Dans une mare boueuse, qui reflétait en noir sinistre le ciel bleu, flottaient, comme des cygnes, de grandes oies ; à la vue des étrangers le troupeau sortit de l’eau, le mâle en tête, et devint offensif. Camille eut un mouvement de recul ; elle avait peur des oies. Frédéric le vit et marcha près d’elle ; quand elle le remarqua, elle fut prise de honte.

« Suis-je sotte, hein ? je n’ai jamais pu surmonter cela ; c’est la seule chose qui m’effraye. Ces animaux sont stupides ; c’est leur stupidité qui me cause cette peur nerveuse. »

Comme une montagne d’or au soleil, le fumier s’élevait au fond de la basse-cour. C’est le calorifère des poules, expliqua M. de Marcy. Le jus épais et puant s’en écoulait tout autour, en des rigoles géométriques ; au sommet, un coq géant, vêtu de cuivre, de soie orange, de satin feu strié d’acier noir, déployait et laissait traîner le pan de son aile près de la femelle dédaigneuse qui picorait. Il fallut cinq minutes pour traverser ce domaine d’oiseaux. « Voici les étables », dit le propriétaire, en franchissant une autre barrière, et montrant les bâtiments bas, couverts de tuile, qui enclosaient cette cour nouvelle. Un demi-sourire inconscient flottait sur sa physionomie. Il atteignait là le summum de ses trésors ; il ne pouvait étouffer sa fierté.

« Entrez, dit-il à Frédéric, en poussant la porte large du premier bâtiment de droite ; entrez, si cela ne vous répugne pas. »

Dans l’espace profond, ténébreux, saturé de l’odeur violente des bêtes, de la paille et du lait, les vaches enfouies dans les fourrages frais se devinaient une à une, au mouvement de leur tête cornue vers les visiteurs. Il en paraissait d’abord cinq ou six ; mais bientôt les yeux de Frédéric en découvrirent d’autres, à droite et à gauche, mariant la teinte de leur robe beige, traînante, à la litière qui les cachait. On voyait les joyaux de leurs yeux énormes, brillants et mouillés de douleur. L’une fit un mouvement automatique de ses genoux pliés et détendus, puis se mit debout en secouant la sonnette de son cou. Son échine venait à la hauteur de la main, sèche, tendant sans maigreur le pelage couleur de café au lait ; les flancs ballonnaient, puis sa robe pâlissait et se décolorait, aux mamelles, en un blanc doux et rose. Ses pattes encrassées dans l’étable, semblaient délicates comme celles d’une chèvre. Elle mugit vers le dehors, tendant la mâchoire, gonflant les muscles de son cou de monstre.

Laure se pencha vers son fiancé et lui demanda quelque chose. M. de Marcy alors fit venir l’un des vachers, auquel il ordonna de clôre solidement les barrières et la cour et d’appeler dehors tout le troupeau.

« Reculons-nous maintenant, dit-il aux jeunes filles, en riant, voilà le coup de théâtre. »

Ils s’appuyèrent sur une haie de clôture ; le paysan en bras de chemise ouvrit les six portes des étables ; on vit des mufles se dessiner dans le noir, se presser vers le jour, puis l’homme vint au milieu de la cour, et fit entendre comme un gloussement strident de la gorge.

Alors, par les six portes à la fois, les bêtes sortirent une à une d’abord, hésitantes devant la lumière ; puis le flot s’épaissit ; elles luttaient maintenant des épaules, des cornes, à laquelle franchirait le plus tôt les portes trop étroites ; et l’on voyait le battement régulier de ces pattes innombrables, agiles et fines, frappant ensemble, de leurs sabots nerveux, l’herbe molle ; et toutes ces mamelles dansantes, et tous ces croissants emmêlés des cornes, formant un ornement mouvant de festons aériens. Frédéric voulut les compter. Il en vit sortir vingt-quatre du grand bâtiment de droite, il en nombra seize venues par la porte voisine, ici douze ou dix, il ne savait plus ; elles se mêlaient comme des ondes, cherchant, par un instinct secret de bêtes, à dessiner d’elles-mêmes un troupeau ; elles se groupaient, se pressaient ; ce ne fut plus bientôt, aux yeux trompés, qu’une masse en mouvement, tintante de sonnettes, avec Ce tournoiement incessant des flancs droit et gauche s’obstinant à se mettre de front, et faisant reculer toujours les bêtes d’avant vers le centre. Plus lourdes et lentes, les grandes vaches normandes venaient maintenant ; elles sortaient en mugissant vers le vacher, vers les hommes ; les bœufs énormes, puis c’était ceux qu’on hisse avec d’incroyables peines sur les wagons, dans toutes ces gares basses normandes, pour les abattoirs de Paris, et enfin, fermant la marche, les génisses du Cotentin, blanches, colosses dont la destinée s’élabore confuse et sanglante, reproductrices fécondes, nourrices des petits d’hommes, allant à l’apothéose lointaine et rouge de la boucherie…

« Combien ? » demanda Frédéric qui s’enthousiasmait.

« Cent quatre-vingts têtes en tout, » répondit M. de Marcy.

Et il ne se retint pas d’aller au milieu de ses bêtes, de les flatter, de palper sous sa main cette mouvante et vivante richesse. Elles le connaissaient. L’une d’elles enveloppa de sa langue baveuse toute sa manchette. Laure et Camille vinrent à leur tour. Frédéric se disait :

« Comme elles sont bien les maîtresses de la terre et cultivatrices dans l’âme, ces jeunes filles qu’un seul de ces animaux pourrait piétiner et labourer, et qui vont ; conscientes de leur maîtrise et de leur royauté, se jeter dans un troupeau, impérieuses plutôt que confiantes, dominant les bêtes plus que les aimant ! »

Camille surtout, sans doute soucieuse de

n’être pas prise pour une poltronne, à cause de l’histoire des oies, s’amusait en riant à se faire une trouée chez les petites vaches dociles. Elle poussait les croupes à coups de son poing fermé ; elle se cambrait sous le chatouillement des queues nerveuses ; son buste robuste de campagnarde émergeait seul avec sa tête blonde inondée de soleil. Frédéric la regardait ; une évolution soudaine se fit en lui, dans ses sentiments pour la « grosse poupée rieuse ». Il la vit belle tout à coup, le temps d’un éclair.

« Camille ! revenez ! cria-t-il, ces bêtes me font peur pour vous.»

Et sans souci du pardessus mastic et boulevardier, du fumier qui encrassait les flancs où il se frottait, il vint à elle, la saisit par le bras avec une demi-colère, et la ramena vers la barrière en maugréant :

« Vous savez bien que je réponds de vous à votre marraine ! »

Elle haussa les épaules :

« Parisien ! vous en êtes encore là ? »

Frédéric revit la robe courte qui battait son bas noir au-dessus de la bottine. Il demeura un peu déconcerté de sa violence. M. de Marcy donna l’ordre de faire rentrer les bêtes ; on entendit les jappements du chien pour cette besogne, et tout le carillon des sonnettes en branle. Frédéric observait, sous son large chapeau, le gentilhomme pasteur, qui lui rappelait l’âge d’or, et il se disait :

« Il est tout de même plus grand que Beaudry-Rogeas. »

On marchait ferme maintenant pour Île retour à la Bergerie que hâtait l’heure du déjeuner. M. de Marcy passa rapidement devant la porte de chez lui où il lui coûtait de ne pouvoir faire entrer ses compagnons. Frédéric l’entendit murmurer à l’oreille de Laure :

« Ma chérie, dans huit jours vous serez là.

— Quel beau temps il fait ! cria très fort Camille, comme une personne qui n’a rien surpris d’un discours clandestin. Puis elle ajouta pour Frédéric : Vous trouvez cela joli, la campagne ?

— C’est la vraie vie, prononça-t-il ; c’est la beauté ; c’est la santé, c’est la fécondité, l’utilité, la gaîté !

— C’est égal, vous, Parisien, cela doit vous assommer dans le fond tout ce que nous vous faisons voir ; avouez que…

— J’avoue que votre beau-frère me paraît le plus heureux des hommes, et qu’à côté d’une pareille existence de travail, d’activité, nos vies de Paris sont bien factices et illusoires. Nous jouons la comédie là-bas, pendant qu’ici vous vivez.

— Je comprends très bien ce que vous me dites, fit-elle dans un ravissement visible. Seulement c’est quelquefois plus amusant de jouer la comédie que de jouer la vie. »

Cet axiome inattendu heurta l’esprit de Frédéric comme un éclair, comme une lumière vive. Cette petite venait de réaliser, en une phrase concise, tous les vagues états d’âme qu’il se sentait. Qui donc aurait cru cela d’elle ? Y avait-il une pensée philosophique sous ce front de petite paysanne, dans cette cervelle d’enfant… Jouer la vie ! Elle savait donc des choses dont on ne se doutait pas, jusqu’aux dégoûts, aux lassitudes tristes de la réalité quotidienne, tout ce qu’il redoutait secrètement dans l’existence laborieuse des champs, et dont il s’évadait dans la fièvre parisienne. C’était donc une femme déjà, sans qu’on se fût aperçu qu’elle le devenait.

« Ce qui amuse ne fait pas toujours le bonheur, Camille, » dit-il sentencieusement.

Furtivement elle lui prit le bras.

« Marchons devant, murmura-t-elle en l’entraînant à une allure plus vive ; j’aimerais que vous causiez avec moi. Personne ne cause avec moi ici ; on m’appelle toujours le gamin ; j’ai pourtant seize ans et je connais la vie ; j’ai lu.

— Oui, lui dit Frédéric, vous avez lu un roman où un jeune homme noua un jour dans un bois la bottine d’une dame, et où l’on ajoutait qu’il était ivre de bonheur. »

Elle rougit.

« Comment savez-vous cela ?

— Oh ! c’est que ce roman-là est fort répandu.

— Ce que c’est joli ! n’est-ce pas ?

— Oui, dit Frédéric qui s’embarrassait, la fin surtout, quand ils se marient.

— Mais ils ne se marient pas du tout, fit-elle offensée, vous savez bien qu’elle meurt.

— Ah ! c’est vrai ; pauvre femme !

— Mais c’est une jeune fille, ce n’est pas une femme ; c’est une jeune fille, puisque ce jeune homme l’aime ; si elle avait été déjà mariée, il ne l’aurait pas aimée.

— Elle aurait pu être veuve, insinua Frédéric complaisamment et ne sachant plus guère comment s’en tirer.

— Voyons ! prononça Camille d’un air entendu, mais sans oser le regarder en face pour traiter de ces choses intimidantes ; est-ce qu’on aime une veuve »

Frédéric comprit que cette jeune philosophe ne possédait encore sur l’amour que des notions plutôt rudimentaires : il trouva cela très adorable, mais il pensa plus simple et plus sûr de parler d’autre chose. Il la mit sur le sujet des travaux ruraux, qu’elle connaissait à merveille. Elle lui montra les champs qu’on traversait maintenant.

« Voyez, lui dit-elle tristement, comme tout change ici ; quel aspect morne ; voici une terre en friche ; je suis sûre que l’avoine y pousserait comme des champignons.

— Cela n’appartient plus à M. de Marcy ? » demanda-t-il.

Elle eut presque des larmes aux yeux pour répondre :

« Cela ? Mais c’est à marraine toutes ces plaines. Regardez les bêtes qui paissent là-bas, quoi ? Un peu d’herbe jaune, et puis après, qu’est-ce qui repoussera ? Jamais ce n’est fumé, jamais on ne pense à alterner les espèces de troupeaux. Maintenant voici un champ de seigle ; est-ce semé cela ? Est-ce que cela pousse ? Regardez-moi cette moisson chauve ; on dirait de la mauvaise herbe. Que voulez-vous ! Il n’y a pas de maître ici. »

Frédéric se sentait au cœur à la fois des élans et des serrements de mélancolie. Oh ! régénérer cette terre, conduire une charrue dans ces friches, engraisser les pâturages, féconder cette nature endormie et oisive ; faire ici l’œuvre royale qu’accomplissait dans le domaine voisin de Marcy ; être, lui aussi, le pasteur gentil-homme, le maître intellectuel et raffiné des troupeaux que d’un geste on multiplie.