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La Bergerie/11

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Calmann-Lévy éditeurs (p. 159-172).

XI

Les jours qui précédèrent le mariage à la Bergerie s’imprégnèrent de mystère, de recueillement, de religion, malgré le semblant d’agitation qui régnait, le va-et-vient extérieur, l’affluence des colis, des cartons ficelés de rose, apportant de Saint-Lô, sous des papiers de mousseline, les linons brodés, les linges fins, les dessous mousseux de dentelle de la mariée. Des voitures roulaient perpétuellement dans l’allée de hêtres, amenant les couturières, les modistes, les essayeuses, les tapissiers qui préparaient la réception, les amies qui venaient faire à Laure leurs adieux de jeunes filles. Et plus le remue-ménage s’accusait, plus les fiancés s’enfermaient dans leur chapelle de silence, de solitude. On multipliait leur tête-à-tête dans le grand salon. Frédéric entendit une fois l’air de la valse lente que Laure jouait à son ami. Ces noces de campagne, dont il avait ri, l’impressionnaient maintenant comme un rite religieux. On parlait à mi-voix dans la maison ; Camille ne bavardait ni ne travaillait plus ; on la trouvait accoudée aux fenêtres, rêvassant. Le ciel était d’un blanc gris très calme. Il y avait des frémissements immenses et sourds dans la campagne. Avril commençait.

La veille du mariage arriva. Elle fut d’un doux tragique sentimental. Tante d’Aubépine, très affairée, ne quittait pas son mouchoir, dont, entre deux ordres donnés, elle épongeait des larmes intarissables. Il tombait une petite pluie fine et tiède. Frédéric désœuvré errait dans la maison. « Où vas-tu ? » lui demandait au passage Mlle d’Aubépine. « Je monte », répondit-il évasivement. Et dans l’instant, à son tour, il rencontrait Camille « Où allez-vous ? » faisait-il. Elle lui disait : « Je descends. » Elle avait des airs étranges de ne penser à rien.

On apporta, dans une large caisse de bois léger, la robe de mariée. La bonne tante se fit aider de Frédéric pour la déballer avec mille soins. On l’étala comme une figure de soie, une blanche forme de jeune fille, sur le canapé de velours rouge où défaillirent les plis raides. Tous ces gestes, dans cette maison de famille, semblaient à Frédéric traditionnels, héréditaires et sains. Quelqu’un frappa à la porte. C’était M. de Marcy ; il entrait à pas de loup, marchant ce jour-là d’émotion en émotion. Il se pencha vers Mlle d’Aubépine, et l’embrassa au front ; puis il dit :

« Frédéric… »

C’était la première fois qu’il l’appelait ainsi. Frédéric éprouvait à son égard une sympathie de jeune frère pour son frère aîné ; il eut de ce vocatif un plaisir secret.

« Il faut que je vous conte quelque chose, poursuivit M. de Marcy. J’ai reçu…

— Où sont les petites ? interrogea la marraine.

— Elles sont ensemble dans leur chambre, où Laure remet à Camille ses bibelots, ses petits objets favoris. C’est son testament de jeune fille ; Camille sanglote de perdre sa sœur. Je dois être un monstre pour elle ; mais ce cher petit cœur ne m’en veut pas de lui prendre ce qu’elle aime tant ; j’en viens d’avoir la preuve, et c’est justement ce que je veux vous conter, Frédéric, parce que cela vous concerne. Je vous le disais donc, j’ai reçu les confidences de Camille. Je possède son secret. Vous allez trouver que je le viole bien vite, mais tant pis, c’est trop charmant, il faut que vous le sachiez. Donc, elle m’a fait venir tout seul dans un coin de la salle à manger, et là, cachée à demi dans l’encoignure d’un buffet, elle m’a dit : « Vous êtes déjà presque mon grand frère ; demain vous le serez devenu ; il faut que je vous dise tout ce que j’ai dans le cœur : les projets de ma vie, mon histoire. Vous êtes intrigué, hein, comme tout le monde, de me voir tant travailler ? Eh bien ! tout le monde ne saura pas pourquoi je travaille tant ; mais à vous, je veux l’apprendre. Je travaille pour gagner ma vie un jour venu. Voilà, monsieur, et vous n’avez pas besoin de faire l’étonné ; ce n’est pas drôle. Qu’est-ce que je suis ici, monsieur mon beau-frère, voulez-vous me le dire ? Vous ne vous l’êtes jamais demandé, moi non plus, je ne m’étais pas posé la question ; mais les notaires apprennent bien des choses aux petites filles, surtout quand ils crient très fort dans le cabinet de marraine, et que la chambre des petites filles n’est pas loin. Un notaire m’a appris que j’étais ici presque une étrangère ; légalement une étrangère ; fille d’une amie très intime, mais parente très lointaine de Mlle d’Aubépine, et que je ne possédais pas un sou. Alors marraine disait : « La Bergerie serait pour elle si ce n’était mon neveu ; ces deux enfants me sont également chers. » — Je cite textuellement, fit en parenthèse M. de Marcy, le discours de Camille. — « Et si je dote, disait encore marraine, ma jeune filleule avec ce château, Frédéric sera dépossédé de la maison de ses pères. Mais si je donne la Bergerie à Frédéric, qui est un homme et peut se tirer d’affaire tout seul, que deviendra Camille ? » Et voyez-vous, grand frère, je devinais que marraine, tiraillée de scrupules, penchait à me faire un sort, à moi, la fille, plutôt qu’à lui le garçon, bien que cela lui brisât le cœur de voir la maison des Aubépine s’en aller en quenouille. Le notaire, lui, cherchait des biais ; il parlait de vendre les terres à mon profit et de laisser la maison au cousin. Comme ça lui faisait la part belle à ce malheureux, n’est-ce pas ? d’avoir quatre murs pour se nourrir ! Alors je me suis dit : « Comment, tu accepterais cela, toi, Camille, que cette maison qui est à Frédéric, qui était au père de Frédéric, à son grand-père, à son bisaïeul, à son trisaïeul, cette maison où il n’y a jamais eu que des Aubépine, dont les cheminées portent au fond du manteau des aubépines moulées en fonte, dont les vieilles chambres, là-haut, ont au dossier de leurs chaises des aubépines tapissées, où l’on respire l’air de la famille et le parfum de son nom, que cette maison te soit donnée à toi, l’étrangère légale, quand il y a là le descendant de toute la race qui serait déshérité ? Allons donc ! pour qui te prend-on ? » Oui, monsieur mon beau-frère, je me suis dit cela ; et voilà pourquoi j’apprends tant de choses qui ne me tentaient guère autrefois, et qui commencent à m’amuser. Je veux être une femme savante ; quand on est savant, on gagne toujours beaucoup d’argent, n’est-ce pas ? Alors, étant riche, je n’aurai besoin ni de dot, ni de Bergerie, ni de terres, et Frédéric aura tout. Voyez-vous, je ne suis pas si sotte que je le parais, hein ! grand frère !

— Pauvre petite ! pauvre petit gamin ! soupirait la bonne tante qui fondait en larmes. Voyez-vous ce brin d’enfant ! Et c’était là le grand mystère ; et elle se tue : elle bourre son pauvre petit cerveau à s’en rendre malade.

— Eh bien, mon cousin, que pensez-vous de cela ? » dit M. de Marcy en venant à Frédéric qu’il regardait bien en face, de ses prunelles brunes, intelligentes et loyales.

Frédéric avait les yeux mouillés. Il balbutia !

« Je suis très… très attendri… Pauvre petite Camille ! »

Mlle d’Aubépine prononça très simplement :

« Sais-tu, mon enfant, si un jour venait où la chérie te plaise et que vous vous épousiez, voilà qui arrangerait les choses mieux que tous les notaires du monde.

— Tiens ! évidemment, » dit M. de Marcy qui n’avait pas d’autre idée.

Mais cette soudaine précision de l’avenir, dans le trouble agréable de sentiment où il vivait à propos de Camille, offusqua Frédéric. L’adolescente laissait en lui une image incertaine, fluctuant entre la femme et la petite fille. Il se sentait vers elle une tendance affectueuse ; par instant, comme au moment où elle lui était apparue saine et puissante campagnarde blonde, parmi les bêtes du troupeau, elle lui avait rappelé fugitivement les folies, les orages endurés près de Fleur de Lys, et c’était, selon cette formule qu’il connaissait et analysait, l’amour. Mais quand il la considérait de sang-froid, garçonnière, toujours un peu poupée, avec ces choses indécises du coin de bouche et du menton qui sont de l’enfant, c’était pour elle une sollicitude si tranquille ! même parfois un besoin de baisers calmes et tendres, comme on en donne aux tout petits.

Il ne répondit pas à la châtelaine sur sa pensée, et dit seulement :

« Empêchez-la de travailler ; je ne veux plus qu’elle travaille. Elle me donne là un rôle atroce ; faites-lui comprendre que la Bergerie est pour elle, que je n’y serais jamais bon à rien, que je ne pourrai jamais être dans votre domaine l’admirable roi de la terre qu’est M. de Marcy dans le sien. »

Et il s’en fut brusquement, claquant la porte, ayant une folle envie de pleurer, de crier d’une rage mystérieuse qui lui venait on ne savait de quoi.

Seulement toute l’après-midi il rôda aux alentours de la chambre de Camille, parce qu’il avait un inconscient désir de la voir, de l’entendre parler, de chercher dans cette petite âme obscure des choses nouvelles. C’était si exquis, à bien y réfléchir, ce qu’elle faisait là pour lui ! Comme on sentait déjà un cœur de femme, discret et dévoué sans le savoir. Et il remémorait ses paroles qui s’illuminaient maintenant pour lui : « Que voulez-vous ! il n’y a pas de maître ici. » Elle lui avait montré les terres mal soignées, les champs maigres, la déchéance lente et navrante du bien de ses aïeux, comme dans une invite délicate à venir y reprendre sa place.

L’avenir arrangerait tout, sans doute, et insensiblement il en arrivait à voir en elle la fiancée fatale, la petite fiancée enfant que d’invisibles liens pâles, exempts de passion, lui attachaient déjà, à laquelle sa destinée le liait. Il avait jusqu’en frôlant les murs de la maison des impressions nouvelles ; la Bergerie avait, pour le reprendre, des gestes si insidieux ! Il se sentait chez lui ; il avait le sens d’une tranquillité, d’une installation définitive. Ce mariage lointain avait quelque chose de convenu, de régulier, une sévère sagesse qu’il n’avait guère rêvée ; mais il y acquiesçait à son insu, avec plus de mélancolie et de résignation que de joie, et une arrière satisfaction inavouée de calme.

Camille fut invisible jusqu’au dîner du soir, qui était un grand repas offert aux châtelains des environs. Il était sept heures ; les invités étaient rassemblés au salon ; tante Aubépine, en satin noir, une fleur de velours rouge piquée dans les dentelles raides de sa coiffure, déployait ses grâces de grande dame pour plaire aux d’Aigremont, qui étaient alliés aux de Marcy et aux gros bonnets de la contrée.

Ils étaient là onze d’Aigremont : père, mère, gendres, brus et filles. Frédéric observait curieusement cette noblesse de province, opulente, aux généalogies princières, et modeste comme de petites gens ; les jeunes femmes, fatiguées par des maternités fréquentes, toutes nourrices et dépourvues de coquetterie ; les mères mêlant aux formes vieillies de leur corsage des rivières lourdes de diamants ; les jeunes filles bavardant très bas, timidement, autour de Laure, portant toutes des robes de lainage rose ou bleu, leurs cheveux relevés sur des nuques très fines de races, mais tordus sans art et rendus un peu fous par le vent de ces plaines du Cotentin, où souffle toujours le courant d’air du canal. Une seule femme respirait l’élégance, la beauté et la coquetterie ; c’était Mme de Chanterose, née d’Aigremont. « La belle madame de Chanterose dont je t’ai parlé », souffla Mlle d’Aubépine à l’oreille de Frédéric. C’était une magnifique brune grasse et blanche, de quarante ans, ayant dans les traits l’orgueilleux dessin du type israëlite venu on ne savait d’où. Elle était la célébrité de tout l’arrondissement et jouissait d’une réputation équivoque, dont le prétexte était le portrait qu’elle était allée se faire peindre par un artiste parisien, mais dont la cause cent fois plus réelle demeurait cette voluptueuse caractéristique de sa personne qui grisait autour d’elle les hommes. Frédéric la vit ici comme une anomalie ; elle détonnait dans ce cadre serein, cette orageuse créature qui évoquait des idées de drames, de silencieuses tragédies de cœur. Et juste comme elle passait devant lui, avec un regard sur ce jeune élégant qu’elle sentait, avec son obscur instinct de l’amour, n’avoir pas conquis, la porte s’ouvrit là-bas, dans la boiserie blanche, et une jeune fille entra. Frédéric regarda et eut un sursaut de surprise. C’était Camille.

C’était Camille vêtue pour la première fois en long, d’une robe de mérinos blanc, dont un ruban de velours noir serrait la taille bien cambrée par une bonne couturière ; sa force, sa santé, sa peau rose, le doré de ses cheveux qui faisaient dans le cou un gros chignon tordu à l’anglaise, tout cela rayonna dans la lumière quand elle s’avança ; elle fut entourée et fêtée ; on la trouvait charmante. On la sentait faite aussi, celle-là, pour les maternités fréquentes, les allaitements infatigables, la vie de cultivatrice dure et active, le charme du foyer. Frédéric entendit, comme si quelqu’un la lui redisait encore, la phrase de sa tante : « Si un jour venait où la chérie te plaise et que vous vous épousiez… »

Elle vint s’asseoir auprès de Frédéric qui ne lui parla pas. Il traversait le plus grand trouble. Il se jouait à lui-même cette comédie légèrement extravagante, qu’il était, avec sa jolie voisine blanche et rose, le héros de la fête ; que la Bergerie était en liesse parce qu’on les mariait demain ; et ces imaginations n’étaient pas sans exciter en lui des choses indiciblement sentimentales et décisives.

Au dîner on les plaça l’un auprès de l’autre. Le curé de Parisy, invité comme ami, était à droite de la châtelaine. Insidieusement, et comme si la question lui était indifférente, Frédéric s’informa du jeune ecclésiastique, de ses frères et sœurs ; à la vérité, les sœurs du curé lui importaient fort peu, mais il ne se souvenait pas sans un sensible désagrément d’un certain frère avec lequel Camille partageait autrefois ses gâteaux, et par lequel, au sortir de la grand’messe, elle se faisait renouer son soulier. Lui-même n’avait pas mesuré l’importance inavouée de sa curiosité. Mais lorsque Camille eut répondu que depuis l’an passé le frère unique de M. le curé s’était marié et avait quitté le pays, il se sentit rempli d’une satisfaction avertissante, qui éclaira d’une façon presque terrifiante ce sentiment de propriété régnant déjà en lui sur cette jeune vie.

Au dessert, tous deux burent un peu de champagne. La table était fleurie et lumineuse. Laure souriait doucement à son fiancé ; les jeunes ménages d’Aigremont s’égayaient à des histoires de braconnage racontées par les maris. Frédéric se sentait fort regardé au bout de la table, derrière le face à main de Mme de Chanterose. Camille lui demanda tout à coup.

« C’est vrai que vous ne pourriez pas vivre ailleurs qu’à Paris ?

— Paris ? Si vous saviez, Camille, ce que je m’en soucie peu !

— Ah ! tant mieux, dit-elle, disposée à l’expansion par le nuage un peu trouble et grisant monté à son cerveau d’oiseau avec le vin ; tant mieux, car marraine aurait tant besoin de vous ici ! Vous devriez nous rester, Frédéric.

— Rester… répéta-t-il étourdi, rester ici ?

— Mon beau-frère vous donnerait des leçons d’agriculture, ce serait gentil… Vous referiez la Bergerie comme le domaine de Marcy.

— Rester ici ! redit-il infiniment ému ; ne me le demandez pas deux fois, Camille, je resterais.

— Eh bien ? »

Il ne répondit pas. Il ne comprenait pas pourquoi une frayeur secrète l’empêchait de répondre ; l’épouvante du définitif, la peur de l’irrémédiable et de l’inconnu. Il se disait : « Plus tard. » Camille répéta, inconsciemment coquette et caressante :

« Restez Frédéric ; je l’ai dit deux fois ! »

Il perdit la tête. :

« Oui Camille, je vous promets, je resterai ; c’est-à-dire, je reviendrai. Je ne puis pas abandonner M. Beaudry-Rogeas si brusquement ; il me faut retourner à Paris pour un peu de temps ; mais si votre marraine y consent, je reviendrai. »

On passa au salon. Les femmes parlaient politique pendant que le mari de l’une d’elles, un d’Aigremont qui était conseiller d’arrondissement, se faisait accompagner au piano par Laure : La Chanson des Peupliers. C’était un petit homme court et rouge, serré dans son faux-col et dans son habit noir ; il avait une voix de basse superbe qui fit tout trembler dans le grand salon. La cousine de Chanterose l’écoutait avec une indulgente ironie, et se tourna plusieurs fois vers Frédéric comme pour lui dire un mot. Il faisait chaud. On ouvrit les fenêtres qui plongeaient dans le parc tout noir, d’où montaient des senteurs de primevère et de jeunes pousses. Un instinct de câlinerie très pure attachait Camille à Frédéric ; il s’accouda à la fenêtre ; elle se hâta d’aller s’y accouder aussi. Elle rêvait d’aller se promener au parc avec lui ; il le sentit. Ils ne se parlaient pas. De longues minutes se passèrent. Camille dit à la fin :

« Comme elle est jolie, n’est-ce pas, Mme de Chanterose ?

— Il n’y a que vous qui soyez jolie ici, Camille, » fit-il tendrement.

Et déconcerté devant le mystère que sont ces petites filles enjôleuses, imprudentes, coquettes, puis farouches sensitives dès qu’on paraît comprendre ce qu’elles semblaient vouloir dire, il la vit s’en aller, froissée, fâchée, rouge de honte, comme sous une insulte. De cette soirée, elle ne lui adressa plus la parole.

Il pensait à la robe de mariée qu’il avait étendue tantôt sur le canapé. Ce serait dans une robe semblable, en l’une des chambres d’en haut, qu’on lui remettrait un soir entre les bras sa petite épouse Camille.