La Bergerie/9

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Calmann-Lévy éditeurs (p. 123-129).

VI

Une dépêche arrivant à l’hôtel Beaudry-Rogeas, annonça un matin la venue de Mlle Lydie et de sa nièce Rosine.

Frédéric se rappela son rêve. Il revit la sœur de l’écrivain, en pâle jeune homme imberbe, cette demoiselle mûre, suffisamment incolore et déféminisée pour agréer à ce mysogine de Chapenel ; et il se promit quelque plaisir. La pensée de Rosine le mit dans un bien autre émoi. Il se sentait vers l’adolescente inconnue un si étrange attrait ! Se pouvait-il que cette enfant, jamais vue, éveillât de telles choses en lui !

La journée lui parut sans fin. Le rigoureux évangile de Chapenel lui trottait par l’esprit. Aimer, ou ne pas aimer ? Aimer lui semblait aujourd’hui irrésistiblement exquis ; mais ne pas aimer était, au dire de Chapenel, beaucoup plus fort et sage. On pouvait aimer, il est vrai, sans que Chapenel en sût rien ; mais l’influence du peintre-penseur était comme un dieu invisible au fond de votre âme, un œil inlassable dont on se sentait toujours regardé, une conscience spéciale, faiseuse de scrupules nouveaux. Chapenel admettait une seule sorte d’amour, mais c’était justement celui dont Frédéric n’aimait pas cette nuageuse image de jeune fille, sans autre forme, sans autre corps que celui dont elle pesait en sa pensée. Une imagination ! et à chaque minute, il sentait au cou de son élan, comme une bride, la sévérité de cet homme.

Les voyageuses arrivèrent à cinq heures du soir. Il feuilletait le Glossaire bas latin de Du Cange, dans le cabinet de travail Empire, quand il les devina, plus qu’il ne les entendit. Le Glossaire resta béant, et l’œil de Frédéric ouvert sur la page sans rien voir. Il les suivit dans le hall sombre ; il perçut un bruissement. de jupes dans l’escalier, dans la galerie. Ce fut commet un mystère joyeux et nouveau dans cette maison d’hommes. Une voix de femme parla, en chantant, sur un timbre de soprano très haut et mélodieux. Frédéric pensa qu’il était bien permis d’envoyer Chapenel au diable. Il y eut une grande allée et venue ; un pas lourd d’homme portant des malles, ce remue-ménage familier et agréable à entendre d’êtres qui s’installent chez vous ; l’appareil bruyant et mythologique des lares qui arrivent et s’implantent : « Rosine est ici, se disait Frédéric » et il faisait semblant de lire dans le Glossaire des lignes qu’il ne voyait pas… La nuit était venue sans qu’il pensât à tourner le bouton électrique. La porte s’ouvrit. Il se retourna en tremblant. C’était Chapenel.

« Beaudry-Rogeas, dit-il, m’envoie vous prier de rester dîner ici ; il veut vous faire connaître sa fille et vous présenter à sa sœur. »

Sur-le-champ l’auteur de Dona Pia redevint grand homme et le dîner de Croix-Martin fut oublié pour le dîner de Rosine. Ce furent des minutes de grand trouble. Frédéric aurait préféré demeurer seul, mais Chapenel ne paraissait pas plus disposé à le laisser, qu’un homme qui eût quelque chose à dire. Il s’attardait dans la pièce, grattait de l’ongle une dorure, cherchait des titres au dos des reliures dans les bibliothèques, feuilletait les pages détachées où se voyait l’écriture d’Aubépine, large et ronde.

« Vous allez connaître Mlle Beaudry-Rogeas, dit-il à la fin, vous me direz ce que vous pensez d’une telle personne.

— La petite Rosine ? » demanda Frédéric étourdiment.

Chapenel haussa les épaules.

« Est-ce que je parle d’une enfant ? C’est Lydie que je veux dire. Voilà une intelligence, voilà une artiste ! Vous l’entendrez parler, et ce qu’elle aura dit vous pourrez le croire, mon cher ; vous pourrez vous y tenir, en faire, dans l’art, dans les lettres, dans la philosophie, dans l’esthétique, votre religion.

— Est-elle jolie ? demanda encore le jeune homme dans une légitime curiosité qui parut exaspérer Chapenel.

— Jolie ? Est-ce que je le sais ! Je m’occupe de sa mentalité en ce moment ; son esthétique, elle l’a mise en elle ; elle l’a incarnée ; c’est une figure d’art lumineuse et pure ; jolie ? Au sens où vous voulez le dire, je ne me le suis jamais demandé. »

Il parla d’elle longtemps, maussade et insinuant comme toujours. Elle aimait comme lui les lignes vagues, les couleurs blafardes, l’émeraude, la nuit, les algues, les paysages où flottent des paons, et la fantastique décoration dont la clé est le crabe. Elle aimait aussi l’Égypte pour l’avoir visitée. Chapenel parlait toujours. Un sentiment énorme et indéfinissable d’admiration et de terreur prenait Frédéric, dont la résultante était cette pensée : « Comme il serait bon d’aimer Rosine ! »

Les choses se passèrent presque comme dans son rêve. Il pénétra, en compagnie de Chapenel, dans la salle à manger. La suspension baignait ses hydrophiles de fer forgé dans une nappe irradiante de lumière électrique. Dans le fond, une forme humaine à tête de femme, enserrée de bandeaux noirs, s’effilait dans un long fourreau de soie changeante, tendu sans pli sur la gorge bombée. Beaudry-Rogeas, rose et souriant, s’avançait, orgueilleux, attendri ; il menait devant lui, en se baissant vers ses petites épaules, sa fille Rosine, blonde, blanche, potelée, bouclée et… âgée de quatre ans.

Frédéric demeura stupide.

Tout son petit roman, légèrement ridicule et simple, s’effondrait dans ce néant. Rosine n’existait pas. [l n’y avait que ce joli bébé réjoui. C’était à cela qu’il avait écrit : « À Ma Rosine chérie. » Dire qu’il en avait rougi et que son cœur avait battu ! Il s’était trompé sur le profil grisaille de la commande.

« Dis bonjour au monsieur ! » clamait Beaudry-Rogeas, que sa paternité enivrait tout à coup, et qui ne cachait pas sa vanité.

Frédéric se baissa ; la petite, pareille à un jeune chat dressé qui tend la patte, offrit sa main à baiser. Ce cérémonial dérouta le jeune secrétaire. Cette chute de son rêve, le geste de ce bébé mondain et, par-dessus tout, le regard égyptien que lui lançait silencieusement de loin la personne au fourreau de soie glauque, l’affolèrent. Il alla s’incliner devant cette statue, et la salua en l’appelant « mademoiselle », à quoi Chapenel, qui était à ses côtés, lui marcha sur le pied. Apparemment, il avait commis là une mystérieuse maladresse. Il devait plus tard apprendre que Lydie Beaudry-Rogeas, fille d’âge incertain, mais ayant résolument renoncé au mariage, voilait son célibat et tout le sens déplaisant qu’on attache à cet état, sous l’appellation de madame. Ce fut néanmoins, pour l’ignorant Frédéric, un début fâcheux. La belle personne le toisa de ses yeux indifférents, tranquilles et doux, et tout le temps du dîner ne lui adressa pas la parole. Chapenel, d’ailleurs, l’accaparait. De son soprano lent et mélodieux, elle lui racontait son voyage d’Amérique. Elle parlait des sensations de la mer, sur le paquebot, et des impressions de là-bas, de la magie des maisons hautes et du commerce. Un mot revenait souvent sur ses lèvres longues et souples, c’était celui de « volupté ». Cette marmoréenne créature, impassible et cérébralisée, qui visiblement dédaignait l’homme et ne voyait en chacun que des mentalités, expliquait tout par la volupté. C’était la volupté de la lune se levant sur l’Océan, la volupté de la nuit où s’enfonçait le transatlantique, avec le seul bruit de l’eau déchirée ; la volupté des activités humaines, la volupté des contrastes, la volupté de plonger ses yeux dans la foule remuante de Là-bas.

Frédéric éprouvait un indéfinissable malaise. Après le dîner, il se trouva seul près de Beaudry-Rogeas. Il lui parla de sa tante et du désir qu’avait la vieille dame de le voir passer quelques jours au château pour un mariage. D’humeur charmante ce soir-là, le maître répondit paternellement qu’il serait heureux de lui accorder le plus long congé nécessaire, et que dès demain il serait libre.