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La Bergerie/12

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Calmann-Lévy éditeurs (p. 173-200).

XII

Dès le lendemain du mariage, après une scène de confidence où il dévoila ses projets à Mlle d’Aubépine qui pleura de joie, Frédéric reprit le train de Paris. Camille, un peu froide, l’accompagna jusqu’à l’extrémité de l’allée des hêtres. Elle le traitait de haut depuis le compliment qu’il lui avait fait et qu’elle hésitait encore à juger ou de mauvais goût, ou délicieux. « Je reviendrai bientôt », lui dit-il en la quittant. « Quand vous voudrez », reprit-elle. Elle pâlit légèrement, et ses yeux brillaient. Mais cette petite avait l’œil si brillant, qu’on ne savait jamais si c’était le glacé de la gaîté ou d’une larme.

Le trajet fut agréable pour Frédéric ; les villes, les villages, les champs fuyaient au loin ; il les regardait sans les voir, dans un bien-être très doux. Une grande paix le possédait. Il avait compris le sens de la vie. « J’ai fait du chemin, se disait-il, en reconnaissant au hasard des gares, des paysages aperçus à l’aller ; j’ai fait du chemin depuis quinze jours. »

Certes, Beaudry-Rogeas pousserait de grands cris en apprenant qu’il se faisait fermier ; et si Chapenel venait jamais à savoir que, pour l’amour d’une petite fille des champs, renonçant à l’existence artistique et parisienne, il rentrait dans le « pecus », des scènes redoutables auraient lieu. Et dans le fond, c’était de Chapenel, de ses idées, de son occulte influence, de ses mépris, de son œil d’autocrate et de fascinateur qu’il redoutait le plus d’obstacles. Mais il s’abstiendrait de confidences vis-à-vis du peintre. Quelques semaines seraient vite passées pendant lesquelles il habituerait son maître à l’idée de son départ. Et puis après commencerait sa vraie vie, l’emploi de son énergie, sa raison d’être, ce que les hommes appellent dans un sens large et noble : leur carrière.

Ce n’était pas non plus sans quelques plaisirs de curiosité qu’il revenait une fois encore chez l’écrivain. Sa disposition sentimentale du moment l’inclinait vers Mme Ejelmar et les amours de Beaudry-Rogeas à une tendre sollicitude. Il était pressé d’apprendre où en étaient les choses. Il ne doutait pas qu’une union, même un mariage, s’apprêtât, et comme il venait d’échapper quinze jours à l’autocratisme de Chapenel, il oubliait volontiers sa mauvaise opinion de la musicienne, pour ne retenir que le charme passé et mélancolique, dans lequel, la première fois, elle lui était apparue.

Le lendemain matin, à peine reposé du voyage, il frappait à l’heure ordinaire à la porte de l’écrivain.

« Ah ! c’est vous, Aubépine, lui cria-t-il du cabinet de toilette, entrez par ici. Je suis enchanté de vous voir revenu, et je vous attendais impatiemment ; venez vous asseoir près de moi, vous ne me dérangez pas le moins du monde. »

Et Frédéric, en entrant dans une atmosphère de vanille, de menthe, de vinaigres odoriférants pour frictions, de flacons débouchés de dentifrices aux parfums sauvages et violents, trouva un homme assis sur un pouf, roulé dans un peignoir, les cheveux blonds et rares, humides et frisottant encore du schampoing, et se frottant les ongles à la ponce.

« Vous me manquiez, cher ami, lui dit-il avec une nuance d’affection qui toucha Frédéric et le gêna en même temps. Mettez-vous là, près de moi, et racontez-moi votre voyage. Positivement je me suis ennuyé de vous. »

Et il lui tendit sa main gauche qui était finie, blanchie au vinaigre, grattée au cure-ongle, brossée à la soie.

Frédéric se dit : « Je lui parlerai plus tard », et il répondit :

« Il me tardait aussi de vous revoir, maître, et de reprendre mes devoirs près de vous, si heureux que je fusse là-bas, parmi les miens. Ma jeune cousine a épousé le meilleur.

— Pardon, interrompit Beaudry-Rogeas qui suivait son idée et avait bien plus de choses à dire qu’il n’en avait à écouter, comme nous sommes fort pressés, je vais au plus vite. Je vous le répète, vous arrivez fort bien. Imaginez que j’organise un concert ici, et que j’étais seul pour tout, les invitations, les courses, les préparatifs, la composition. Nous aurons Ménessier, mon cher, Ménessier qui dirigera lui-même sa symphonie parisienne, et le Miserere de David, de Croix-Martin. C’est pour ma sœur que je veux distraire pendant son séjour ici. Elle-même chantera l’Appel de Bethsabé, et Croix-Martin a accepté de venir. Nous aurons aussi Gado. »

Frédéric sentit un peu de fièvre lui battre aux tempes. Il n’était vraiment plus séant à lui d’interrompre Beaudry-Rogeas pour lui déclarer qu’il allait devenir cultivateur. Il murmura :

« Maître, pardonnez-moi de n’avoir pas été présent lorsque vous aviez besoin de moi mais est-ce que M. Chapenel… ?

— Oh ! vous comprenez, mon cher, que ce pauvre Raphy ne peut s’occuper de la partie matérielle en quoi que ce soit. Ce n’est pas dans son tempérament. D’ailleurs, en ce moment, il a d’autres choses à faire ; avec son portrait… »

Frédéric interrogea des yeux.

« Le portrait de Lydie ; c’est vrai, vous ne saviez pas. Ah ! mon ami, il faut aller voir ça. Quelle œuvre ! Tenez, je passe un veston, et venez avec moi à l’atelier de Raphaël. »

Chapenel avait, dans l’hôtel, un appartement au second étage. L’ancien marchand de vin faisait grandement les choses. On aurait dit un Médicis logeant quelque maître florentin. Il avait laissé le peintre meubler ses trois pièces, chambre à coucher, cabinet de travail et atelier, selon son goût fantastique, gardant pour lui le seul privilège des notes à solder. L’aubaine avait dû paraître belle à l’artiste manqué, réduit par la faim à se mettre au service d’un autre talent, de se trouver transplanté dans cette ambiance princière, où il commandait — à moins que son âme inquiète et maussade ne se fût moins occupée déjà à jouir du second étage, dont on faisait son domaine, qu’à envier le premier qu’il ne possédait pas.

Frédéric se serait volontiers passé de courir si vite à Chapenel, dont il avait l’épouvante innée et inavouée, et plus encore de paraître devant Lydie Beaudry-Rogeas, mais son maître ne prit pas son avis et l’entraîna dans un de ses coups d’enthousiasme pour le « pauvre Raphy », aux pieds duquel il aurait voulu voir le monde.

Il ouvrit, avec de grands respects, une porte qui commandait la galerie d’en haut, très éclairée par le vitrage supérieur. Dans un fond de demi-jour où elle recevait de biais un faisceau de lumière crue, enchassée par une haute stalle gothique, comme une moniale hiératique et orgueilleuse, la poitrine à demi-nue retenant à peine les plis d’une tunique de soie noire, sa main très longue et pâle étendue à l’appui de chêne, Lydie Beaudry-Rogeas posait devant Chapenel. Lui peignait sur un siège bas, ayant au pouce une palette chargée de cobalt, de terre de sienne brûlée, de vert véronèse, alourdie par les épaisseurs de blanche céruse, et il s’en écoulait des déliquescences vert pâle que gâchaient les brosses. Qu’avec tout ce vert il ne créât pas sur sa toile une femme cadavérique, c’était miracle. Son portrait, étrange et beau, était peint avec des procédés, des artifices hardis de taches, dont l’ensemble contribuait à la vérité absolue de la couleur ; et les ombres légères de maigreur aux tempes, par contraste avec l’indéfinissable rose ivoirin du front, se teintaient très véridiquement avec du vert. La splendeur glacée des yeux était acquise par le dessin de l’iris visiblement plat ; la bouche restait inachevée. Chapenel, avec un pinceau de blanc, peignait en remontant des pieds à la gorge un pli de soie noire. L’étoffe chatoyait déjà de reflets roses qui appelaient leurs complémentaires bronzés. L’œuvre portait en soi sa lumière et tous les jeux de la vie. Frédéric eut un frisson d’admiration et de déplaisir. Le talent était une puissance de plus, inconnue jusqu’alors chez cet homme redoutable. Il n’analysa rien ; mais il eut mieux aimé trouver une peinture faible et un portrait mal fait.

« Eh bien ? demanda Beaudry-Rogeas triomphant.

— C’est tout simplement superbe » répondit le jeune homme.

En même temps, il commençait à sentir sur lui, rivés à ses prunelles, les yeux durs, chercheurs et liseurs de pensée de Chapenel, ces yeux méfiants qui admiraient passionnément leur œuvre, et qui redoutaient une compréhension incomplète de ses beautés, de ses adresses, chez Aubépine.

Frédéric alla saluer Lydie. Elle posait toujours impassiblement, sans lassitude, sans efforts, comme une statue. Elle tendit sa main dans un geste épiscopal, sans rien dire. Il crut sentir un mépris de la part de cette indéchiffrable créature et en souffrit. Tout alentour, un à un devant ses yeux, surgissaient les meubles extravagants de cet atelier. Des tapisseries de laine pâle faisaient des murailles flottantes sur lesquelles se détachaient mal, en étirant leurs formes torses, les bronzes vert-de-gris de l’art nouveau. Les toiles du maître étaient absentes, seulement là-haut courait au-dessus des lambris une frise peinte, signée Chapenel, représentant une chaîne de cygnes et de faisans, dont la ligne de silhouettes suivie, ininterrompue, formait à l’abord un indéchiffrable ornement blanc et mordoré. Il y avait deux ans que le « pauvre Raphy » se reposait de ce travail. Le grand sujet de curiosité était par-dessus tout le poêle, monument de fonte travaillée, fouillée, assouplie à devenir comme la forme vivante d’une bête monstrueuse, une idole accroupie vomissant des flammes.

Frédéric, dont les yeux erraient de-ci, de-là, parmi ces meubles hétéroclites, revint au portrait et le contempla longtemps sans rien dire. Chapenel faisait, à coups légers de brosse, dans le noir de la robe, des taches hardies de couleur. Le regard de Frédéric allait se poser là-bas, au modèle dont l’épaule nue était comme transparente sous le jet de lumière :

« Reposez-vous un peu, madame, » décréta Chapenel qui continua de donner, comme à l’aventure, du bleu, du rose, dans la robe, dans les chairs, dans le fond.

Alors, dans le silence de ce sanctuaire, Frédéric vit ce spectacle voulu d’esthétisme, de grâce et de mise en scène. La statue lumineuse bougea, remua les plis de sa robe, se dressa, et détachée de sa niche abbatiale, vint au groupe des trois hommes penchés sur la toile. Il y avait dans ce corps des harmonies magnifiques. La belle personne le savait bien quand elle le drapait sommairement, en guise de robe, d’étoffes aux fronces molles qui se moulent et respectent les secrètes beautés de la ligne où elles posent. Elle se laissait beaucoup regarder avec cet art discret qu’ont les jolies femmes de ne paraître pas sentir à leur personne les yeux en arrêt, pour ne pas gêner les admirateurs. D’ailleurs, aujourd’hui, son rôle de modèle autorisait les curiosités persistantes, les analyses longues attardées à son visage, à ses bras blancs vêtus à demi de soie noire, à sa hanche qu’on devinait sans corset.

« C’est merveilleux ! » murmura encore Frédéric.

La défiance de Chapenel sur la vraie valeur de ce compliment éclata de nouveau. Il avait l’air de dire, en regardant Aubépine : « Si je savais au moins qu’il comprenne mon génie ! » Car c’était là l’un des sentiments les plus douloureux de la vie de Chapenel, son deuil éternel, cette crainte de n’être pas admiré dans sa vraie splendeur, sous le jour absolu de son talent.

Ce qu’il ne savait pas, c’est que Frédéric eût plutôt magnifié, dans sa surprise émerveillée, son œuvre. Le jeune homme voyait déjà les gloires de cette toile, les salons où l’on stationnerait longtemps, le catalogue à la main, devant la belle Lydie, si étrange et magnétique, dans sa pose de sybille ; les enthousiasmes se mêlant pour la femme et pour la peinture, comme c’est d’ordinaire l’heureuse fortune pour les bons portraits ; et l’apothéose que la presse, les critiques d’art, les revues, les potins, les discussions lui feraient ensuite. Et Frédéric, se grisant à la pensée de cette carrière triomphale de l’œuvre, mesurait avec tristesse les joies, à lui défendues, d’être quelqu’un, d’avoir un nom Célèbre que prononcent toutes les bouches, d’occuper tous les cerveaux, d’être envié, fêté, adulé, encensé, désiré. Une idée lui vint qui le fit rougir, sous le regard froid, exclusivement occupé d’art de la jeune femme :

« Je serai fermier. »

Il emporta en lui, de cette visite à l’atelier, l’image capiteuse de Lydie. Une vie désordonnée et fiévreuse commençait pour lui dans les préparatifs du concert. Il y goûtait des joies violentes et amères. Il avait l’illusion d’être pris et roulé dans le grand mouvement, le rouage artistique qui est la vie parisienne. Beaudry-Rogeas, qui estimait avoir dans ce jeune homme, possédant déjà chez son tailleur anglais six cents francs de dettes inavouées, un secrétaire fort présentable, le chargeait d’une partie de ses courses pour l’organisation de la fête. Frédéric partait quelquefois en fiacre à neuf heures du matin, et rentrait à onze heures du soir les yeux brûlés par les lumières électriques, fatigué des étages montés, des repas pris à la diable dans les restaurants de hasard, des odeurs de parfumerie respirées chez les actrices, de tasses de thé qu’on lui faisait boire chez les femmes, des cigares variés qu’on fumait chez l’un ou chez l’autre. Faisant ici et là l’important, au nom de son patron Beaudry-Rogeas, il récoltait des concours, jouait d’adresse pour effacer les jalousies, les envies entre les exécutants différemment partagés dans le programme. Certaines artistes de second ordre, dont on avait besoin pour la symphonie parisienne de Ménessier, le recevaient le matin, en longs peignoirs rouges, les bigoudis au front et sentant la cuisine, pendant que dans l’alcôve s’entendait la respiration lente et forte d’un homme qui dort. Un jour, il rencontra la harpiste en jaquette et tête nue, dans son escalier, cachant dans un panier vêtu de soie une charge de légumes qu’elle portait, essoufflée, à son cinquième. Il montait derrière elle sans oser lui prendre son fardeau. La première fois qu’il sonna chez Ménessier, c’était à midi. Le jeune compositeur était encore au lit et le reçut dans sa chambre à coucher. Il couvait une grippe, disait-il, et buvait une tasse de lait chaud. Au-dessus de la chemise de nuit large, se drapait au col un foulard de soie blanche, et ses cheveux châtains, mêlés par l’oreiller, faisaient encore d’eux-mêmes, sur son front, le toupet 1830. Frédéric, qui n’était plus le timide jeune homme de ses débuts, sollicita sa présence pour la répétition du lendemain, avec un mélange adroit de prière et de camaraderie qu’il faut mitiger. « Je suis bien souffrant, » répétait toujours le musicien sans rien promettre. Et Frédéric sortit quand même satisfait et orgueilleux d’avoir connu l’illustre Ménessier, l’homme dont tout le monde parle, le maestro de l’Europe, dans l’intimité du lit. Et déjà, un instinct de reporter s’éveillait en lui, au seul frottement électrique de cette vie parisienne ; il notait la soie de la courte-pointe, le chiffre de l’oreiller, la faïence de Rouen où l’on avait servi le lait, le crayon et le papier à musique posés sur la table de nuit, le réveille-matin d’argent ciselé, et le tapis de Smyrne indigo où traînaient ses mules de cuir rouge. Beaudry-Rogeas était invisible pour lui ; il le pensa très attiré rue Notre-Dame-des-Champs, ce qui était une explication très naturelle à ses absences, à ses préoccupations évidentes. Un détail achevait de rendre plus mystérieuse, plus poignante, l’idylle de l’homme de lettres. Depuis le retour de Frédéric ; Beaudry-Rogeas gardait sur Mme Ejelmar un silence absolu. Que se jouait-il dans ce roman secret ? Où en étaient-ils, l’un vis-à-vis de l’autre, de cette lutte sentimentale, faite tragique par les circonstances, où le millionnaire tout-puissant cherchait à capter cette pauvre liberté de femme si chétive, si précaire et si faible. Serait-elle la plus forte ? Se ferait-elle épouser par ruse ? Se donnerait-elle par amour ? Ou, ne pouvant ni l’un ni l’autre, et possédant sous sa robe misérable les ardeurs de tendresse qui semblaient transparaître dans ses yeux, dans sa voix, le soir où elle avait dit à Beaudry-Rogeas : « Je vous suis si reconnaissante ! si reconnaissante ! » endurait-elle l’atroce martyre de la femme qui aime et doit se refuser ?

À cette seule pensée, Frédéric, réconcilié avec la pauvre et touchante créature, se réjouissait en songeant qu’elle prendrait sûrement part au concert, qu’il la verrait, que son ami, en public, la fêterait, la dignifierait, qu’on intéresserait à elle de grands hommes, et qu’elle serait au moins un soir heureuse près de celui qui l’aimait. Seulement, quand il interrogeait les feuilles volantes où Beaudry-Rogeas crayonnait des projets de programme, il cherchait inutilement son nom. Serait-elle cette Mlle X… qui jouerait un air de Rameau, et sous l’incognito de qui son maître aurait caché, pour Chapenel, le nom de la Norvégienne ? Et il brûlait de demander des explications.

Il était revenu depuis trois semaines, quand la tante d’Aubépine lui écrivit ses inquiétudes : « Pas un mot de toi, mon chéri. Tu ne m’as seulement pas dit comment M. Beaudry-Rogeas avait pris l’annonce de ton prochain départ. Le colloque que vous aurez eu là me préoccupe singulièrement, car je ne doute pas qu’il n’ait fait, pour retenir près de lui un jeune homme tel que toi, de grands frais d’éloquence et de gestes. Pour moi, je me distrais à préparer déjà ta chambre. Nous avons choisi, Camille et moi, celle où le papier de tapisserie t’amuse par ses sujets. J’y fais monter la bibliothèque de ton pauvre père, et Camille brode, pour la fenêtre, des rideaux « à la frivolité ». Quand je pense, mon enfant, que cette chère petite pourrait être un jour ta femme, j’ai le cœur tout saisi d’émotion en la contemplant. Elle se fait bien sérieuse et posée. Le mariage de sa sœur l’a beaucoup changée ; elle s’est, dirait-on, môûrie à ce premier chagrin de la séparation. Les jeunes époux sont en Italie et nous envoient souvent de leurs nouvelles, aussi faut-il voir comme chaque matin la pauvre Camille épie la venue du facteur ! Ils nous reviendront à la fin de mai, te trouveront-ils ici ?…

Frédéric lut cette lettre les sourcils froncés et en pâlissant. Ce retour à Parisy pour sa vie commençait aujourd’hui à lui apparaître comme un devoir sévère, la pénible réalisation d’une promesse dont l’obligation s’aggravait de mille détails de cœur ou de sentiment. Si l’on savait là-bas qu’il n’y avait pas fait, devant son maître, la moindre allusion, qu’il n’y avait même guère pensé, et que, lorsque l’austère résolution se rappelait à lui, il la chassait sans songer ! Dire que déjà l’on préparait sa venue, qu’on meublait sa chambre, que l’on calculait le jour, la date possible de son arrivée ! Et il voyait Camille, un peu mélancolique, comme la dépeignait la lettre, attendant fièvreusement, au bout de l’allée des hêtres, le courrier d’Italie ou quelque autre.

« Elle me brode des rideaux à la frivolité ! » répéta-t-il ému.

Et il fit comme un effort d’âme pour se soustraire aux attirances invisibles du gouffre parisien, à l’engrenage où il avait mis le bout du doigt et qui l’avalait peu à peu, traîtreusement, presque en entier, sans qu’il s’en doutât.

« Ce soir, fit-il résolument, je dirai tout. »

Et comme le concert était remis à la fin de mai, il répondit à la Bergerie qu’on pouvait compter sur lui en juin. Ce long délai mit en paix sa conscience transigeante, et il s’habilla pour la répétition du soir, où il se promettait quelque plaisir à cause de Ménessier qui s’y trouverait.

« Je me laisserai conduire par le hasard, se disait-il ; si le hasard me fait rencontrer seul : Beaudry-Rogeas, je lui apprendrai ma résolution avant la séance, sinon, je le verrai après. »

Mais le hasard est un mauvais maître quand on s’en remet à lui du soin de vous diriger. Après le dîner, Frédéric rencontra bien son patron seul dans le salon où il était venu attendre les exécutants, alors que Lydie et Chapenel fumaient encore à la salle à manger. Le salon était immense ; le lustre électrique versait une lumière unie et calme en ses moindres recoins ; le silence était propice, Beaudry-Rogeas recueilli, mais Frédéric s’avisa que l’instant presque solennel était bien mal choisi pour occuper de ses propres affaires un homme qui avait en tête tant d’autres choses. Agité, muet, l’écrivain soucieux déplaçait les sièges et les replaçait autour du piano à queue qui s’allongeait plein de mystère et de sonorités endormies ; il consultait sa montre, épiait le roulement des fiacres dans la rue, mettait en évidence ses bibelots riches, disposait des fleurs dans les corbeilles comme l’eût fait une femme à son « jour ». On ne va pas intempestivement, pensait Frédéric, confier son penchant irrésistible pour l’agriculture à un homme auquel l’attente anxieuse de Ménessier donne de la température ! Et très officieux, il allait et venait derrière lui comme son ombre, replaçait avec lui les fauteuils, ôtait après lui sa montre du gilet, s’arrêtait pour écouter les voitures, et soignait le bon goût des jardinières.

Lydie entra, suivie de Chapenel. Le prophète et la sybille ne se quittaient guère, et les petits cigares minuscules fumés ensemble avaient créé entre eux une amitié bizarre qui intriguait Frédéric. Cette sympathie réciproque et visible entre ces deux êtres glacés, habitants de cette sphère froide qu’on nomme la spéculation, n’était d’ailleurs rien moins que sentimentale. On les voyait discuter ensemble les formes de l’art ou la métaphysique, lui, dont les yeux durs, le teint brique en ses joues rasées, s’allumaient ; elle, tranquille et lente, énonçant, de sa voix haute et infiniment douce, ses aphorismes. À quelques formules près, ils s’entendaient toujours. Lydie était matérialiste ; elle se riait bénignement des religions, sans âpreté, sans fiel, et Frédéric n’avait jamais rien connu qui ruinât mieux en lui les derniers désirs mystiques que son scepticisme tolérait encore. Il comparait la piété de Camille à l’intelligence de Mlle Beaudry-Rogeas, Chapenel approuvait toujours ; mais, plus virulent, il surajoutait des apostrophes contre le clergé et la basilique de Montmartre, ce qui rappelait à Frédéric ses essais déchirés sur le style non gothique.

Au dîner du jour, Lydie avait mis, comme elle le faisait souvent, l’architecture en sujet. Captieuse, elle évoquait le futur et posait à Chapenel des questions. Cette demi-femme, qui avait deviné depuis longtemps dans l’Âme de son peintre le secret d’une conception gigantesque, ne pouvait se résigner à l’ignorer, Elle portait ce soir une robe rouge sang, traînante et montante ; les cheveux d’un noir bleu enclosaient son visage maigre et blanc ; et quand elle entra au salon, elle parlait bas en se retournant vers Chapenel qui répondit, à ce qu’entendit Frédéric :

« Je vous jure que je ne puis pas vous le dire, pas plus à vous qu’à nul autre. »

Ses yeux froids se promenèrent sur tout le salon dont ils embrassèrent l’ensemble : ils virent Frédéric et firent un sourire, à quoi le jeune homme stupéfait se demanda s’il ne se trompait pas. En même temps, cette troublante personne qui ne lui avait pour ainsi dire, de sa vie, adressé la parole, s’avança vers lui et demanda :

« Aimez-vous, monsieur, le David de Croix-Martin ?

— C’est-à-dire, madame, que c’est à mon sens la grande œuvre musicale de notre époque ; j’en suis naïvement, bêtement épris.

— Le rôle de Bethsabé est une volupté à chanter, » répondit-elle.

Et retournant une chaise, elle s’assit en face de lui.

— « Connaissez-vous quelque chose de plus poignant, continua-t-elle, que cette phrase de plain-chant du Miserere, traitée en fugue au cinquième acte après avoir servi de leitmotiv aux autres, après avoir été traduite en majeur, mise en chœur, en mélodie, être chantée en lamento par David, la nuit du repentir.

— À ce moment-là, on pleure, dit Frédéric poussé par quelque démon intérieur à faire du sentiment, exprès et par affectation, devant cette impassible fille, comme s’il lui eût dit : Moquez-vous donc de moi, riez, plaisantez ma niaiserie. »

Elle répondit, profondément pensante :

« Oui, on pleure. »

À ce moment, l’arrivée des exécutants commença ; hommes et femmes en toilette de ville, ils emplirent peu à peu le salon de leurs personnes, de leurs instruments, du bruit de leurs voix, du rire féminin, des parfums de théâtre, de l’atmosphère vibrante et excitante que ces gens apportent avec leur présence. Mais c’était vaguement que Frédéric les avait aperçus ; à peine avait-il reconnu et nommé au passage quelques artistes, Enfermé dans sa causerie avec Lydie, il continuait d’échanger avec elle des sentiments qui se trouvaient, comme par hasard, être communs. Il avait beau vouloir l’exaspérer à force de simplicité, de naïveté, de sensibilité, elle se découvrait toujours sensible, naïve et simple comme lui, Il alla jusqu’à lui dire, pour pousser à bout la belle libre-penseuse :

« Ce qui domine et séduit dans David, c’est la puissance du sens religieux.

— Oui, répondit-elle suavement ; c’est en même temps délicieux et fort ; on devient comme religieux soi-même.

Beaudry-Rogeas et Chapenel, très affairés, allaient et venaient parmi les artistes. On commençait à entendre le raclement des archets, le gloussement des violons qui s’accordent, des envolées musicales discordantes, esquissées discrètement, à fleur de cordes.

« Cela vous ferait-il plaisir d’entendre ce soir l’appel de Bethsabé ? demanda Lydie à Frédéric, très intimement.

— Oh ! madame ! balbutia-t-il en rougissant, je ne pouvais pas vous en prier… mais si vous aviez cette bonté !

— Il n’y a pas de bonté à cela, reprit-elle très simple, je vous le chanterai très volontiers. »

Chapenel venait à eux. C’était la première fois que Frédéric le voyait dans le monde ; il y avait grand air. Cet anarchiste de l’art ressemblait à quelqu’un de l’Institut.

« Qu’est-ce qu’il y a ? » fit-il en interrogeant les deux causeurs bien plus de ses yeux que de sa question. :

Lydie répondit très calme, les yeux levés sur lui :

« Je disais à M. Aubépine que, s’il y pouvait trouver quelque plaisir, je lui chanterais bien volontiers ce soir l’appel de Bethsabé ! »

Il se retourna brusquement, la porte s’ouvrait ; c’était Ménessier qui arrivait, sa haute taille un peu infléchie dans sa redingote cintrée aux basques ballonnées, le pantalon bouffant, à larges carreaux gris, effilé vers la cheville. C’était au fond le plus charmant homme, le plus complaisant, le plus naturel ; ses artistes eurent dans leur groupe un petit frisson de contentement qu’on vit lorsqu’il s’avança ; Beaudry-Rogeas, exultant, vint lui serrer la main si chaleureusement que Lydie murmura entre ses dents :

« Grand Dieu ! mon frère va l’embrasser ! »

Chapenel lui fit à son tour un accueil qui, pour être plus mesuré, n’en avait pas moins de prix. On vint ensuite le présenter à Lydie. Elle fut froide et cérémonieuse, à ce qu’observa Frédéric qui dévorait, dans une passion de curiosité, sa tenue, ses gestes et ses mots.

« Comme elle est différente de ce que je l’avais jugée ! disait-il mentalement. Comme elle est bonne et peu affectée ; quelle amie discrète et douce elle doit être ! Qu’il doit faire bon se confier à un tel cœur de femme ! »

Littéralement, elle l’enthousiasmait. Et voilà qu’en la regardant mieux de profil, il reconnaissait en elle la photographie grisaille de la commode, l’idéal si frais de fillette sur lequel il avait échafaudé le roman de Rosine. Cette impénétrable jeune femme avait été cette exquise adolescente. I] y avait là quelque chose de mystérieux et d’adorable à penser.

Un grand silence se fit. Frédéric vit se lever et aller au piano un jeune homme inconnu ; il se demanda pourquoi Mme Ejelmar n’était pas à cette place-là. Il s’intéressait tant à elle, à l’amour de Beaudry-Rogeas, qu’il S’attrista de son absence comme d’une peine personnelle ; il eut d’elle une sollicitude tendre. Son ami paraissait préoccupé depuis longtemps ; serait-elle malade ?… Et voilà qu’en fouillant des yeux la masse des musiciens, il reconnaissait çà et là, et métamorphosés, les visages rencontrés au cours de ses visites. Ici la harpiste, en corsage de soie blanche, portant ce soir, sur sa chevelure admirablement coiffée, un opulent chapeau de velours bleu ciel, extravagant et la faisant jolie ; là, les chanteuses venues pour le chant de femmes intercalé dans la symphonie de Ménessier. C’étaient deux ou trois de celles-là qu’il avait connues en peignoir et en bigoudis. Elles étaient poudrées et peintes ; de lourds chignons dorés leur tombaient à la nuque sous le chapeau ; leurs jupes, quand elles étaient assises, s’étalaient en large éventail de soie, gonflées de tous les falbalas bruissants du dessous. L’une d’elles lui sourit sous la voilette ; elle lui avait offert une cigarette l’autre jour. Et maintenant, l’originale mélodie de Ménessier, dessinée par les violons, capricieuse bacchanale respirant la folie, la fête, le plaisir échevelé, éclatait dans le salon trop étroit pour la contenir. Dès la seconde page, le jeune maître mécontent fit reprendre l’exécution. Debout et cambré, sa petite baguette au doigt, se possédant bien, il expliquait sa pensée en cette musique. Le plaisir parisien où viennent se consoler les blasés, les tristes, les blessés, les tendres, les déçus. Il y avait là une complexité redoutable à rendre. Il l’avait conçue magistralement ; pas une note qui n’eût un rôle et n’exprimât une nuance. On avait eu bien raison de dire que c’était là son petit chef-d’œuvre. Et de nouveau les harmonies partirent. Frédéric, redevenu l’enfant de la danseuse, se grisait à les entendre. Il vit Lydie revenir vers lui à pas glissés.

« Ne trouvez-vous pas que cette gaîté soit tragique ? lui demanda-t-il.

— C’est bien ainsi que Ménessier l’a voulu, répondit-elle ; écoutez ces accords faux, ces anharmonies qui vous causent à chaque instant une angoisse. »

Elle ajouta :

« Vous avez l’air triste ce soir, monsieur Aubépine. »

Il hésita quelques secondes à répondre. Puis elle lui parut soudain si loyale, lumineuse et forte, cette créature de paix et de calme, qu’il ne résista pas au besoin qu’ont tous les hommes de se confier à une femme sympathique. Peu à peu, à force de réticences, cherchant à reprendre dans une phrase ce qu’il avait dit dans l’autre, et trouvant au fond, dans cette expansion, un bonheur infini, il dévoila son état d’âme, il se confessa limpidement, naïvement, à cette femme plus âgée que lui qui le charmait. Il dit son enfance navrée, son cri de détresse vers sa famille, tout ce qu’il avait ressenti et enduré en se trouvant pour la première fois, à vingt-trois ans, dans la maison paternelle, puis ses tristesses devant la terre qui ne lui appartenait plus, tristesses qu’il expliquait maintenant par une illusion de son imagination surexcitée. Ces sentiments confus, disait-il, ces vœux imprécis vers la vie agricole le ressaisissaient dès qu’il mettait le pied là-bas ; il avait des désirs d’enfant devant les fermes, les grands champs, la campagne ; et voilà qu’il s’était laissé entraîner à promettre un retour rapide et définitif vers le domaine ancestral ; et pour arranger les choses et faire tomber comme mécaniquement sur sa tête l’héritage que le sort semblait vouloir lui enlever, n’avait-on pas imaginé, dans la famille, de préparer son mariage avec une petite parente lointaine, agréable, presque charmante en effet, mais encore en robe courte ; une écolière, une enfant.

« Que voulez-vous ! dit-il à Lydie qui l’écoutait dans une attention touchante, une fatalité pèse sur moi. Toute mon ascendance a vécu là-bas et m’y rappelle. Comme ceux de ma famille, je sèmerai du blé et j’élèverai des veaux gras. L’atavisme le veut.

— Oh ! fit-elle, avec un sourire sans gaîté qui fendit ses lèvres longues et minces, l’atavisme c’est une plaisanterie ; il faut secouer cela, monsieur Aubépine ; d’ailleurs, d’après ce que j’ai compris, monsieur votre père n’était pas agriculteur.

— Il était artiste, reprit Frédéric ; mais qu’est-ce que mon père auprès de toute la lignée, de toute la souche des Aubépine qui, ont été des terriens passionnés et qui me possèdent, je le sens.

— Allons donc ! reprit Lydie, tous ces braves gens sont morts et le sont bien, et pour vous, vous ne me semblez pas avoir hérité de leur passion de la terre, ni être fait pour aller, de gaîté de cœur, vous ensevelir dans ce hameau. »

Les prunelles sans relief et sans feu se fixèrent à celles de Frédéric, sa longue main blanche, lissant son bandeau noir, faisait comme le geste de lever un rideau de mystère sur la pensée de son front. Ménessier, les bras en l’air, déployant les formes flottantes et féminines de son habit à la Musset, faisait commencer le chœur des Parisiennes. Ces dames, en chapeau, balançant, entre leurs mains gantées, le papier bruissant de leur musique, chantaient en trois parties où dominait le contralto de la plus vieille. L’orchestre ne les soutenait pas ; l’air bizarre simulait tantôt des éclats de rire, tantôt des langueurs, ou des tendresses, ou des sanglots. Frédéric murmura dans une sorte de religion :

« J’aime Paris !

Sans doute, reprit Lydie avec la douceur de son timbre ingénu, vous avez goûté le charme des champs. Quittant la ville, vous aviez, en arrivant au grand air, une volupté de neurasthénique, et vous avez pris cette impression au sérieux. Rien n’est exquis comme une villégiature ; mais autre chose est la vie du laboureur. »

Cette douce voix captait l’âme de Frédéric.

« Si je vous demandais un conseil, dit-il plus bas, timide, puéril, à cette femme aînée qu’il commençait d’admirer éperdûment, si je vous demandais un conseil, que m’engageriez-vous à faire ?

— Par grâce ! n’allez pas périr d’ennui et de spleen dans ce désert », s’écria-t-elle vivement, sans peser la dévastation que ce mot léger allait créer dans l’âme du jeune homme.

Ils ne dirent plus rien, et la musique seule parut les occuper maintenant. Ce qui semblait le plus délicieux à Frédéric, c’était le secret qu’il lui avait demandé sur ces confidences ; ni Beaudry-Rogeas, ni Chapenel n’en devaient rien savoir ; c’était entre eux une entente cachée, une intelligence, une complicité enveloppante. Au fond du salon, debout dans l’embrasure d’une portière, Chapenel les regardait.

Après la symphonie, ce fut pour Ménessier une avalanche de félicitations ; Beaudry-Rogeas paraissait hors de lui-même ; le peintre, les sourcils froncés d’enthousiasme, lui disait des hyperboles ; Frédéric entendit le compositeur parler à son tour de Dona Pia et dire, pendant que le visage de l’auteur s’éclairait de vanité heureuse : « Je voudrais mettre cela en musique ! » Lydie se leva ensuite ; sa traîne rouge roulait à terre. Elle serra la main de Ménessier.

« Quelle splendeur ! » dit-elle seulement.

Ce fut lui qui lui accompagna l’air de Bethsabé :

  Le soir, j’allais, avec mes sœurs, à la fontaine.

Elle avait une voix de théâtre, une voix artiste, vibrante de jeu et de passion. Elle eut ce qu’on appelle des notes de cristal dans le registre élevé, pour crier l’appel de la romance, cette phrase si impressionnante, coupée de deux silences tragiques : « David ! — Mon bien-aimé !… »

Frédéric, pâle et tremblant, cherchait des yeux la porte. Une épouvante indistincte le prenait ; le besoin insensé de s’en aller, de fuir n’importe où, de n’entendre plus rien, de courir dans la nuit pour ne plus voir cette Lydie. Les actrices, jalouses de son talent, complimentèrent la jeune femme et partirent. En groupe, les violonistes et les violoncellistes disparurent. Ménessier resta seul dans le salon vide, avec ses hôtes, Frédéric l’entendit demander :

« Où est-il donc, votre charmant secrétaire, Beaudry-Rogeas ? »