La Bergerie/13

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Calmann-Lévy éditeurs (p. 201-210).

XIII

Frédéric reprit sa vie ancienne. Son temps se partageait entre les courses pour le concert, dont l’organisation presque arrêtée lui laissait un peu de calme, et la rédaction de ses notes sur l’époque carolingienne pour Naissance d’Europe. Mais entre l’écrivain son patron, et Chapenel son contempteur, il avait désormais pour le dignifier, lui donner de l’assurance et sa vraie place, l’amitié délicieuse de Lydie. À table, devant son frère et devant son peintre, elle ne négligeait aucune occasion de manifester pour lui sa sympathie, de lui adresser la parole. C’étaient d’ailleurs leurs seules rencontres. Le portrait s’éternisait là-haut, à l’atelier de Chapenel. Les deux esthètes pouvaient là s’en donner à cœur joie, tout le long des séances, sur les règles nouvelles de l’Art et de la Beauté. Mais au repas, Lydie se faisait simple et charmante, Elle lançait parfois, avec un coup d’œil d’entente secrète à Frédéric, des allusions à l’agriculture ; cette raffinée dédaignait les rustres et les paysans ; elle devenait railleuse. Le jeune homme éprouvait alors des jouissances indéfinissables à voir qu’elle le rangeait avec soi dans la caste fermée des intellectuels. Il oubliait volontiers la voluptueuse statue qu’elle lui avait paru au piano, en chantant l’Appel ; il n’avait plus peur d’elle ; c’était une grande amie qui connaissait sa vie, ses tristesses, le doute pénible sur son avenir. Elle ne lui faisait goûter son charme, pour ainsi dire, que goutte à goutte. C’était la pénétration lente, exempte d’ivresse. Parfois aussi, il observait comme un nuage de brouille entre elle et Chapenel, chose toujours imperceptible, visible à peine dans la brutalité du regard que l’artiste posait sur elle. Alors Frédéric goûtait et savourait la plus grande joie, car il voulait être l’unique ami de Lydie, et la puissante intelligence de Chapenel lui paraissait disproportionnée avec le petit pouvoir sans prestige qu’il se sentait. Il aurait voulu qu’elle cessât de le traiter en grand enfant.

Quant à regarder en face sa vraie situation, il n’en avait pas le courage. La promesse formelle qu’il avait faite à Parisy de revenir bientôt pesait constamment sur sa pensée ; c’était le trouble, le scrupule incessant qui se mêlait à tout et qu’il gardait indistinct, refusant de lire en soi, vivant au jour le jour, les yeux fermés. Il manquait d’énergie aussi bien pour partir que pour écrire définitivement à la Bergerie : « Je reste. » Quand la pensée lui venait en éclair, de la chambre qu’on lui meublait là-bas, des soins de ces deux femmes pour la parer, l’enrichir de mille commodités, de tous les projets qu’elles faisaient sur sa venue, de leur attente, des tendresses de tante d’Aubépine, des inconscientes coquetteries de Camille, de son viril dévouement de petite fille pour lui laisser l’héritage du domaine, il secouait et repoussait ces imaginations fâcheuses. « Plus tard, disait-il, j’irai. »

Le jour du concert arriva. Ce fut une fête splendide. Le piano et tout l’orchestre furent repoussés dans le fumoir. Portes et portières Ôtées, cette pièce avec la salle de billard et le grand salon firent un espace suffisant à l’acoustique et au nombre des invités ; Croix-Martin y vint. Il y eut un grand nombre d’académiciens et de peintres. Lydie portait la tunique de soie noire dans laquelle elle posait devant Chapenel. Elle était la maîtresse de la maison ; les femmes l’entourèrent, la fêtèrent, puis elles s’écartèrent ensuite avec des jeux habiles et furtifs des yeux pour regarder à la dérobée l’excentrique toilette de la jeune femme, son décolleté hardi. Les actrices qui Chantaient à l’orchestre avaient une mise plus sévère. Aux entr’actes, auditoire et exécutants fusionnèrent.

Au dernier accord de la symphonie parisienne, Beaudry-Rogeas, ivre d’enthousiasme, se leva et, devant tout le monde, embrassa Ménessier. Ce fut le signal d’une ovation au jeune maître. Lui riait et faisait des gestes impuissants devant ce tonnerre d’applaudissements. Bientôt, et ce fut le coup de théâtre, il aperçut Frédéric. Alors, ôtant de sa poche un numéro de la Revue Noire, ce périodique très avancé des jeunes, il l’ouvrit à cet article paru l’avant-veille, intitulé : « La Psychologie de Ménessier » et signé : « F. Aubépine. » C’était une cachoterie du jeune secrétaire, il avait écrit ce morceau de début sans en rien dire à personne ; il l’avait clandestinement porté à la rédaction de la Revue où l’article avait séduit par son idée et par sa forme, et on l’avait publié au plus vite. C’était une apologie de Ménessier, très travaillée, comme un premier essai. L’anarchie de Chapenel y flottait en contours vagues, ce qui n’était pas pour déplaire à ces messieurs de la Revue Noire, et l’on y sentait, à certains détails, quelqu’un approchant de très près le compositeur, un ami très intime, Au surplus, âme de Ménessier, comme par hasard, en instantané, avait été vraiment, subtilement Saisie et fixée par Frédéric. Lui-même s’amusait à l’extrême de s’y reconnaître, et il remerciait le jeune homme avec chaleur, se _ disant très flatté, très honoré, pendant que ses yeux francs et gais affirmaient son contentement. Beaudry-Rogeas survint, saisit la Revue, dévora l’article, un peu froissé de n’avoir pas été mis dans le secret de son jeune secrétaire, un peu gêné par cette intelligente et savante analyse excitée d’un grain de fièvre artistique, qu’avait signée Frédéric. Il n’était pas d’une nature jalouse cependant, et ne doutant pas qu’il eût mieux construit cette étude, l’eût-il écrite, il n’éprouva pas de peine à l’admirer. Elle passa de main en main, On la lut tout haut ; Lydie l’entendit et l’écouta. C’était ce que Frédéric avait passionnément désiré, et lorsque Croix-Martin, le Maître des maîtres, le Génie, vint lui dire : « Monsieur, je vous félicite, c’est parfait », il n’éprouva rien à côté de la sensation de gloire qu’il avait eue, lorsque son amie lui avait discrètement serré la main en murmurant : « Vous êtes un critique-né. » Tout un moment, il fut le héros de la fête. Ses tempes battaient. Il se sentait quelqu’un. Il jouissait. Tout le monde avait les yeux sur lui.

Soudain la voix de Lydie éclata, suave et puissante, là-bas, dans le fumoir :

    Le soir j’allais avec mes sœurs à la fontaine.

Un silence subit se fit ; on s’assit. Chapenel seul restait debout contre le chambranle de la porte ôtée, sur lequel se découpait sa forte épaule ; il était tourné vers la jeune femme, impassiblement, sans qu’on vît sa silhouette bouger d’une ligne sur la ligne de la porte. Frédéric souffrait de le voir là. Il épiait des yeux Lydie, cherchant à se faire remarquer d’elle ; mais elle ne le regarda pas ; et quand, à la fin, elle cria l’invocation à David, il crut, avec une douleur atroce, qu’elle avait obstinément fixé le regard du peintre.

Un mélange d’orgueil et d’amour blessé — car sans le savoir il aimait Lydie — le rendit mauvais, offensif. Depuis qu’il se sentait homme de lettres, il prenait comme une maîtrise, de la confiance en soi. Exalté par mille choses diverses, et presque désireux de blesser quelqu’un, il alla trouver Beaudry-Rogeas et osa lui poser cette question audacieuse qu’il n’aurait jamais hasardée vingt-quatre heures auparavant :

« Dites-moi donc, cher maître, pourquoi Mme Ejelmar n’est-elle pas ici ce soir P

Mme Ejelmar ? reprit l’écrivain ironique, c’est vrai ; j’ai eu un béguin pour cette femme-là. Vous vous en étiez aperçu, n’est-ce pas ? Je parie que vous vous en étiez aperçu, le soir de la séance d’orgue, à Sainte-Clotilde surtout, hein ? Il n’y a pas à dire, elle avait un extra ordinaire talent. Et puis… elle était habile… vous comprenez. Mais je me suis repris à temps. Enfin, mon cher, j’ai quarante-deux ans, je ne suis plus un jeune homme. Ça n’aurait pas eu le sens commun, vous avouerez. Je ne la connaissais pas, en somme. »

Il y eut un silence. Après un moment, Frédéric reprit avec un frémissement léger d’indignation qui faisait trembler sa voix :

« Qu’est-elle devenue, la malheureuse ? Ah ! voilà le plus amusant de tout ! Chapenel, qui est un brave cœur sous ses apparences un peu rudes, s’est mis en quatre pour la loger comme organiste, devinez où, mon cher ? Dans un couvent ! Dans un couvent du côté de Vincennes. De sorte que maintenant elle fait chanter les bonnes sœurs. Voyez-vous cela d’ici ! »

Et Beaudry-Rogeas riait de tout son cœur à cette plaisanterie.

Frédéric avait le cœur serré. Il était certain, à n’en pouvoir douter, que cette femme avait entouré d’une tendresse inavouée, éperdument reconnaissante, celui qui l’abandonnait ainsi.

Il comprit l’œuvre de Chapenel. Chapenel faisait ce qu’il voulait de Beaudry-Rogeas ; sa main tenait le cœur de l’écrivain comme elle tenait son esprit et ses pensées ; le jour où l’amour était venu, il l’en avait débarrassé doucement, lentement, sous l’action de son occulte toute-puissance. Et Frédéric, révolté, pensait à ce geste que, sous couleur de bonté, il avait eu d’écarter la pauvre Ejelmar, de la loger, selon le terme de son ami, dans une situation précaire et indigne d’elle, de l’ôter du chemin ainsi qu’une mauvaise femme. Alors il chercha d’instinct, dans la cohue du salon, ce Chapenel dont l’hypnotisme dominateur lui faisait peur pour lui-même. Mais il ne le revit plus. On entourait maintenant un petit homme maigre et chauve qui arrivait, habillé d’un veston étriqué, et donnait de timides poignées de main en levant des yeux effarés sur ses interlocuteurs. C’était le chansonnièr Gado qui venait, à cette heure tardive, telle qu’on ne l’attendait plus guère. Sa personne laide et peu soignée inspirait la pitié. Il demanda à dire sur le champ son Forgeron qui était inscrit au programme. Ce n’était qu’avec ses chansons aux lèvres qu’il recouvrait sa véritable personnalité, et il était orgueilleux de sa forte voix de basse et de son admirable diction. Son ami Ménessier harmonisait, pendant qu’il chantait, des accords d’improvisation sur sa mélodie. Sa voix peuple et le lyrisme démocratique de ses vers se mariaient heureusement. Il créait, en chantant dans ce salon d’aristocrates intellectuels, une atmosphère de sociologie, d’humanisme plébéien fort à la mode. On lui demanda le Puisatier. Il s’exécuta de bonne grâce. Et comme il voulait gagner largement les dix louis que Beaudry-Rogeas lui donnait pour cette soirée, il s’en retourna dire un mot à Ménessier qui demeurait au piano. En revenant face au public, il avait l’épanouissement de n’importe quel auteur sur le point de montrer son œuvre préférée. On attendit avec une anxiété légère et agréable. Il étendit son bras droit, petit et maigre, et clama :

    J’ai semé mon blé dans la terre brune !

Une émotion atroce poignit Frédéric ; il le sentit et ferma les yeux. Il revit Camille, la plaine immense et plate que couvrait le vert pâle du jeune blé ; il revit M. de Marcy en jambières de toile, en chapeau de feutre mou, si grand, si beau, semblait-il, sur ce fond d’horizon énorme et vide, comme un tableau de Millet. Toutes les sensations du grand air, de la possession terrienne, de la vie pastorale qu’il avait subies plus violemment que nul autre repassèrent alors en lui. Une minute, il vécut là-bas, dans le Cotentin. Ce fut comme un appel suprême de sa race qui le sollicita désespérément, jusque dans ce foyer de parisianisme où il se consumait. Puis il rouvrit les yeux. La voix de Gado, vibrante et large comme un jeu d’orgue, achevait la strophe.

    Saluez passant, je suis Créateur !

Lydie était assise loin de lui. Sa robe noire drapée, comme sans couture, laissait voir de profil blanc mat de son épaule, la ligne si pure de sa poitrine, continuée dans la sculpture vivante de son corps, parmi les plis de la soie. Elle semblait ce soir, étrange et triste, très absente d’ici.