La Bergerie/14

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Calmann-Lévy éditeurs (p. 211-224).

XIV

Il écrivit à la fin de juin :

« Chère tante, je suis bien attristé de ne pouvoir partir encore. M. Beaudry-Rogeas, à qui j’ai avoué mes projets l’autre jour, s’est récrié comme vous le pensiez. Il prétend ne plus pouvoir se passer de moi à propos d’un roman qu’il a commencé d’écrire d’après mes notes. C’est une collaboration d’ailleurs si véritable, que nous signerons, je crois, l’œuvre tous les deux. Je ne puis, honorablement, blesser et froisser un homme qui m’a montré tant de sympathie. Je vous demande donc de patienter encore un peu avec moi. Notre travail marche rapidement ; d’ici quelques mois je pense pouvoir aller commencer l’autre œuvre de la Terre. En attendant je ne perds pas mon temps, et je saisis toutes les occasions de m’instruire sur l’agriculture. J’embrasse ma chère petite Camille que je n’oublie pas. »

Il y avait dans cette lettre une forte dose de vérité. Beaudry-Rogeas pouvait effectivement si peu se passer de son jeune secrétaire, qu’il projetait déjà de l’emmener, pour les vacances, dans la terre de Mme Beaudry-Rogeas mère. Quant aux curiosités de Frédéric touchant l’exploitation, elles étaient plus que suffisamment rassasiés par Chapenel, qui s’était découvert depuis quelque temps une fantaisie tardive vers l’agriculture.

« L’agriculture, mon cher ami, répétait-il en regardant Frédéric en face, magnétiquement, mais il n’y a que cela ! »

Et quand, dans ses promenades, il allait flâner sur les quais, il en rapportait toujours quelque livre comme l’Almanach du Laboureur, où il prétendait s’amuser énormément à découvrir les mystères qui relient les destinées de la terre, ses fécondes et secrètes énergies, aux agissements ignorés de la lune, cet astre éteint. Il y avait, entre la germination des carottes et l’influence des pâles nuits lunaires, une incompréhensible corrélation, bien faite, semblait-il, pour satisfaire sa passion de l’étrange ; et souvent Frédéric, troublé, devait entendre d’excitantes dissertations d’une ou deux heures, sur la psychologie poétique des agricoles. Il s’en réveillait plus incertain, plus ravagé, et Lydie venait alors orienter sa pensée en désarroi, en lui disant cette phrase de bonne camaraderie, si naturelle et si limpide, qu’elle ne se cachait pas même de l’austère Chapenel pour la prononcer : « Voyons, mon pauvre monsieur Frédéric, vous savez bien que tout cela est très joli, en théorie ! La volupté de créer des moissons, pensez donc ! Mais songez à l’assommante pratique que ce doit être ! J’espère bien que vous ne nous quitterez pas ! »

Une fois, énigme qui resta incompréhensible pour lui, Mme Beaudry-Rogeas, qui traversait, pour sortir avec Chapenel, le hall ténébreux d’en bas, où l’on ignorait la présence du secrétaire, murmurait d’une voix vibrante de chagrin :

« Ce jeune homme ingénu et ardent se fie à moi pour tout, èt le secret de votre vie, vous me le dérobez ! »

I] n’osa pas faire un mouvement, et la vits’en aller grande et onduleuse, dans son vêtement serré, pareil à l’étui de satin d’une chose précieuse, près de Chapenel silencieux. Elle avait dit : « Ce jeune homme ingénu et ardent. » C’était lui qu’elle nommait là, et il resta plongé en d’insondables perplexités. Pourquoi n’était-il pour elle que le jeune homme ingénu dont on accepte légèrement les confidences, alors que du peintre elle disait, d’un ton si particulier : « Et vous ! »

Le lendemain, il chercha tout le jour l’occasion d’être seul avec elle, C’était une lourde et orageuse journée de juillet. Après le dîner du soir, Chapenel et Beaudry-Rogeas restèrent à fumer aux baies ouvertes de la salle à manger. Lydie se rendit au salon. Elle joua au piano l’intermezzo de David qui, au théâtre, est aussi le prélude d’une nuit d’orage, la nuit de la faute. Frédéric la rejoignit, et face à elle, les deux mains au meuble, la dévisageant ardemment, il lui dit :

« Je ne sais ce qui me retient ici. Vous voyez, ils ne me répondent plus de là-bas ; ils sont fâchés. Il faut que je parte. »

Sans rien dire, elle acheva de ses longues mains frémissantes, sur les touches, la mélodie tourmentée et tragique de Croix-Martin, puis, comme la sonorité du dernier accord s’éteignait encore en vibrations dans la pièce à demi-obscure, elle dit de sa douce voix :

« Mon pauvre Freddy, ne faites pas de coup de tête ; vous savez bien que vous n’êtes pas né pour vivre de cette vie stupide, v vous si intelligent ! »

Ce vocatif imprévu, si familier et tendre, le bouleversa. Sa phrase lui parut saugrenue. Partir ! Est-ce qu’il y songeait vraiment ; est-ce que c’était même possible !

Et ce soir-là il resta l’entendre au piano, seul avec elle, jusqu’au moment où Chapenel vint les rejoindre. Alors il se retira ; il avait l’impression que si Chapenel le regardait trop longtemps avec les yeux qu’on lui voyait ce soir, il finirait par n’avoir plus de volonté, par s’en aller dans cette tranquille folie de jeter dans la terre des semences diverses, selon les lunaisons.

Beaudry-Rogeas lui avait dit : « Chez ma mère, nous travaillerons ferme. À cinq heures du matin nous serons debout, et en deux mois de vacances, nous aurons mis sur pied pour le moins cinq ou six chapitres de Naissance d’Europe. » En prévision de cette villégiature laborieuse, il adjoignait à ses études arides de tous les livres écrits sur les Germano-Scandinaves, ayant concouru à la formation de l’Europe carolingienne, des courses multiples chez le chemisier et le tailleur. Il lui venait sur sa mise de grandes exigences ; la malle qu’il emporterait serait celle d’un élégant raffiné. Il s’était d’ailleurs fait, au cabinet de toilette de Beaudry-Rogeas, une initiation et une éducation détaillées, et sa main d’aujourd’hui ne ressemblait pas plus à celle de son arrivée, que la main d’une coquette ne rappelle celle de sa femme de chambre.

La veille du jour où l’on devait partir, il reçut une lettre de Parisy. Il n’en connaissait pas l’écriture masculine, et l’ouvrit avec émotion. Elle était de M. de Marcy qui lui disait :

« Mon cher cousin, votre conduite qui m’étonne assez, mais où je n’ai aucun droit à rien reprendre, n’aurait pas motivé ma lettre sans une circonstance qui aggrave tout, que vous ignorez, et que je veux vous dire.

« Lors de mon mariage, quand vous étiez ici, paraissant fort séduit par la campagne, vous vous êtes engagé à venir prendre sous peu la direction des affaires de la Bergerie. Légèrement poussé peut-être par votre tante, vous avez accepté, de bonne grâce, l’idée de mariage ébauchée pour l’avenir, entre Camille et vous — avenir très lointain, et mariage fort imprécis, j’en conviens.

« Que Mlle d’Aubépine, cette aimable et optimiste vieille dame, ait bâti un peu vite son petit roman, je vous l’accorde encore ; qu’elle ait été prématurée dans ses discours, imprudente et même indiscrète, il vous est loisible de le penser. Mais il n’en demeure pas moins que notre petite sœur Camille, trop avertie de ce qu’on manigançait entre elle et vous, mon cousin, s’est, comme on. est convenu de le dire pour ces fillettes, monté l’imagination à votre profit. En d’autres termes, mon cher Frédéric, elle a pour vous un sentiment. Je ne badine ni ne ris en vous l’écrivant. D’une autre, la chose pourrait être Seulement gentille et plaisante ; de cette nature normale, forte et bien équilibrée d’enfant, elle emprunte de la gravité et de la profondeur. Camille n’a pas tout à fait dix-sept ans ; elle ne vous aime peut-être pas avec tout ce que le mot comporte strictement. Elle vous affectionne poétiquement, rêveusement, avec le sens débordant de dévouement qui est le fond de son petit cœur ; elle vous attend et elle souffre. Je sais qu’elle souffre. Pour la raison que vous connaissez déjà, elle continue de travailler cinq, six et même sept heures par jour. Elle épie chaque matin, avec une fièvre que ma femme a bien remarquée, le courrier qui porterait votre lettre, si vous écriviez plus souvent. Et vous ne venez pas. Vous ne viendrez peut-être jamais, et vous aurez ainsi brisé, le plus innocemment du monde, un cœur de femme. Je ne dis pas un cœur de petite fille, mais le cœur d’une vraie femme, de la plus tendre, de la meilleure, où les années n’ajouteront rien qui n’y soit aujourd’hui de pur, de bon et de puissant.

« Pardonnez-moi, mon cousin, de vous écrire aussi sévèrement ; mais j’aime trop cette enfant, et j’éprouve envers vous trop de sympathie, pour vous céler ce que je croyais devoir franchement vous dire. Si j’étais à votre place, je partirais très vite pour Parisy… »

Après le premier moment d’humeur que ne manque pas d’exciter chez un jeune homme l’admonestation logique d’un homme plus âgé, Frédéric se plongea vite dans cette imagination délicieuse qu’une jeune fille l’aimait. Il s’y mélait pour lui de la vanité et de la jouissance de cœur. C’était, au demeurant, un bonheur paisible, tranquille comme l’amour de cette enfant, un bonheur sain, exempt de fièvre, qui, pour la première fois depuis six mois, le laissa recueilli en lui-même. Il s’analysa. Il fit sur son cœur ce qu’on pourrait appeler de l’expérience hypothétique. Il supposa et rêva successivement des alternatives différentes.

« Si je reste, se disait-il, est-ce bien à cause de Beaudry-Rogeas ? S’il me déclarait un jour : « J’écrirai seul Naissance d’Europe, partirais-je ? »

Et la tête entre ses mains, se figurant la scène, vivant tous les sentiments qu’il subirait alors, il dut honnêtement se répondre : « Non, ce n’est pas tant Beaudry-Rogeas qui me retient que Paris lui-même. »

Mais quelle sorte d’attirance était-ce ? Qu’aimait-il tant à Paris ? Le soleil électrique des soirs et des nuits parisiennes, et sa gaîté d’artifice, et son influence de chose falsifiée qui chauffe et épanouit morbidement les maturités cérébrales, singeant et pastichant le grand soleil de la nature ? Était-ce le théâtre, les arts et les artistes, le boulevard ou le salon de Beaudry-Rogeas ? Et il imaginait très lucidement qu’un à un tous ces attraits disparaissant, il en resterait un qui les contenait tous, qui les incarnait, qui était l’art et la fièvre, et l’éclat de la gloire, et la vie artificielle, et qui Je possédait assez étroitement pour lui tenir lieu de tous les autres. C’était Lydie.

La glaciale et terrible sirène l’avait acquis. Elle l’avait acheté d’un sourire de ses yeux froids, d’une ostentation savante de son beau corps, d’un appel affectueux, quand ses longues lèvres souples avaient prononcé : « Freddy ! » Il ne vivait plus qu’en elle. Et elle l’avait pris consciemment, dans la mesure même où elle avait voulu. Elle avait dû combiner de se l’attacher, et de se l’attacher par une demi-passion, souffreteuse, dévorante, inassouvie, dont elle jouissait seule, sans nul devoir.

« Pourquoi m’a-t-elle attiré ? se demandait Frédéric qui ressaisissait son sang-froid ; car enfin, je ne me suis pas jeté au-devant d’elle ; elle m’étonnait, me pétrifiait ; j’avais contre elle une antipathie ; je l’aurais facilement crainte ou détestée. Elle est venue à moi la première ; elle m’a enlacé ; elle m’a comme caressé l’âme avec sa voix tendre et coquette. Où voulait-elle en venir ? À l’amour ? Au mien peut-être, car elle… »

Et il récapitulait les petites attentions, Îles sollicitudes aimables, les préférences marquées, les approbations systématiques qu’en public elle lui accordait toujours. L’aimait-elle ? Sur le champ il se rappela le concert de mai et l’air de Bethsabé qu’elle avait chanté, ce qui était indiscutable, les yeux rivés à ceux de Chapenel. Depuis, il avait mille fois repoussé cette certitude ; il ne pouvait pas convenir de l’évidence. Il voulait la juger comme une créature d’art, une intellectuelle impassionnelle et sereine, une inaccessible auréolée, à qui eût été facilement permis, dans l’exécution de son morceau, ce mouvement vers l’homme dont elle avait fait artistiquement son maître. « Un maître d’esthétique, se disait autrefois Frédéric, Chapenel n’est que cela pour elle. » Et voilà qu’aujourd’hui, se faisant rêveur et chercheur, tout son fonds normal de froide logique lui revenait implacablement, et il ne pouvait plus se cacher quelque chose d’ardent, d’effervescent, d’inlassable en elle, qui la poussait perpétuellement vers le peintre à son atelier, au salon, à la promenade. Elle ne le quittait guère. Elle voulait être sa dominatrice. Que le sentiment fût purement cérébral, à bien y réfléchir, il ne le paraissait pas.

« Alors se disait Frédéric crispé de colère, quel rôle m’a-t-elle fait jouer ! »

Il relut la lettre de M. de Marcy. Des larmes lui vinrent aux yeux. « Chère petite Camille ! murmura-t-il ; chère ! » Il n’en pouvait penser davantage. Son cœur se fondait. Il ne désirait plus qu’une chose, s’en aller très vite, perdre la fatigante, l’obsédante vision de Paris, se plonger, s’abîmer dans la limpide vie de là-bas, retrouver Camille, serrer dans ses bras sa petite fiancée.

Il retourna très délibéré à l’hôtel Beaudry-Rogeas. Le prochain départ s’accusait partout. Des toiles grises couvraient les tapis, les objets d’art portaient des robes de mousseline, le camphre pleuvait ; la housse régnait partout et le valet de chambre, à genoux par terre, pliait les tentures.

« Monsieur est déjà à son cabinet », lança-t-il à Frédéric.

Il s’y rendit. Beaudry-Rogeas classait et emballait les notes portant l’écriture du jeune homme. Il ne se dérangea pas à son entrée.

« Tenez, mon cher, arrangez donc cela vous-même ; vous l’en retrouverez mieux là-bas.

— Cher maître, reprit Frédéric hésitant, c’est que… je ne pourrai sans doute pas partir avec vous.

— Allons donc !

— Je suis appelé précipitamment à Paris} ; et je crains même que nous n’ayions à nous dire un définitif adieu.

— Mon petit Frédéric, s’écria l’écrivain, je vous ai déjà affirmé que ce n’était pas possible ; voyons, vous le savez bien ! Ces choses-là ne se font pas. Est-ce que vous avez à vous plaindre de moi ? Est-ce que je vous ai jamais voulu du mal ? Est-ce que j’ai jamais rien fait qui pôt entraver votre carrière, moi On le dirait à vous entendre. Vous me traitez comme on traite un mauvais patron, un ennemi !

— Maître, supplia Frédéric, vous savez bien.

— Qu’est-ce que je sais bien ? Que vous avez pour moi le plus entier dévouement peut-être, lorsque à l’heure où vous m’êtes le plus utile, vous vous éclipsez ? Vous êtes devenu pour moi plus qu’un secrétaire, Frédéric ; je vous traitais, il me semble, en ami ; c’est en effet ce que vous étiez à mes yeux. Votre avenir se dessinait déjà joliment ; j’y aurais contribué de tout mon pouvoir. »

Frédéric sentait s’alourdir les chaînes de reconnaissance, de devoir qui le liaient à cet homme. Il éprouvait à son tour comme un attachement tardif envers lui ; il se rappelait sa camaraderie, sa confiance, une sorte de sollicitude du millionnaire sur lui, qui l’avait enveloppé à son insu. Il comprit et pesa la vraie difficulté de cet acte : partir. Il murmura :

« Je suis fiancé là-bas… »

Le mot porta comme il s’y attendait. Beaudry-Rogeas fut frappé, se troubla et changea. Subitement il s’adoucit :

« Vous êtes fiancé, vous, à Parisy ? Vous ne m’aviez pas dit…

— C’était un projet lointain, à peine…

— Mon pauvre ami, interrompit Beaudry-Rogeas mélancolique, vous êtes bien jeune, vous ne savez pas ce que c’est que le mariage ! »

Frédéric sentait endormie, dans ce cœur d’homme maîtrisé, la théorie de Chapenel, il se révolta :

« Je crois au mariage, s’écria-t-il ; je trouve qu’il est délicieux de considérer cette jeune fille — une enfant, elle a dix-sept ans ! — et de me dire : elle sera l’associée de ma vie, tout ce qui se déploiera en elle de charme et de force m’appartiendra ; elle me donnera toutes ses heures et toutes ses minutes. À chacune des peines qui m’attendent dans le futur, elle sera présente et me consolera ; elle partagera mes chagrins, elle sera le témoin de mon existence ; elle me connaîtra comme personne ne me connaît ; elle sera là lorsque je vieillirai, et quand je mourrai, ce sera entre ses bras. Dites, maître, vous ne trouvez pas que c’est bon de se dire tout cela en regardant une jeune fille ?

— Vous êtes très amoureux ? » concéda l’écrivain.

Frédéric s’était exalté à Parle de Camille, à la revoir en en parlant.

Je l’adore ! répondit-il en toute sincérité.

— Écoutez, reprit Beaudry-Rogeas après une longue réflexion, partez, allez la voir ; vous me reviendrez. C’est pécher d’enterrer un cerveau comme le vôtre dans un village. Tâchez de concilier votre amour et votre avenir. Amenez à Paris votre fiancée, mariez-vous ici. En attendant, je vous accorde un congé de deux mois, pas plus, mon cher, c’est bien entendu, n’est-ce pas ? Je vous attends en octobre. »