La Bergerie/5

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Calmann-Lévy éditeurs (p. 59-66).

V

Ils arrivèrent à Paris, sa tante et lui, un matin de novembre brumeux et mouillé. Ils traversèrent en voiture le pont de la Concorde. La Seine roulait des chalands et reflétait la couleur du brouillard. Ml d’Aubépine réfléchit tout haut : « Est-ce sale ! » À gauche, comme des architectures brossées dans l’irréel par le peintre d’un théâtre gigantesque, les toits du Louvre fuyaient, et Notre-Dame se devinait plus qu’elle ne se voyait, dans sa forme à la fois nationale et géométrique, comme infiniment lointaine dans la brume grise. Mieux découpée, à droite, était la figure démodée et pourtant indispensable du Trocadéro. La vieille dame le nomma : « J’y ai vu l’Exposition de 78 » dit-elle ; et elle se remémora secrètement la toilette faite à Saint-Lô pour la circonstance : une « polonaise » de foulard mauve moulant le buste, étriquée sur ses hanches épaissies de femme de trente ans, relevée comme une draperie de fenêtre par une série de petits nœuds sur toute la ligne des boutons, et faisant, par derrière, l’ébauche de ce chiffonnage atroce qui dut s’appeler « pouf » quelques années plus tard. Paris alors, c’était pour elle, tangible et extériorisée, la vie de son jeune frère ; il y faisait son droit, il l’aimait avec passion ; on lui devinait là une attache amoureuse, inconnue, inquiétante ; ç’avait été un ensemble d’impressions confuses que la vieille provinciale retrouvait ici, intactes depuis sa jeunesse. Dire qu’elle y revenait aujourd’hui, à ce Paris, pour lui restituer le fils de cette malheureuse créature !…

« La Chambre », murmura Frédéric en montrant le portique grec qui apparaissait.

Elle rectifia :

Ah ! oui, le Corps législatif. »

Comme son père, l’ancien marquis, elle n’avait jamais dit autrement.

Cette matinée, elle présenta Frédéric chez le petit-fils de son parrain, le même qui fut ministre sous Charles X. Il lui semblait devoir retrouver là un enfant qui lui ferait fête. Elle vit un homme mûr, cérémonieux et ennuyé, banquier de son état, qui lui déclara poliment ne Pouvoir rien faire pour son protégé. Cette première déconvenue la mortifia cruellement sans qu’elle en fit rien paraître. Ce fut ensuite une série de visites, des salons étroits ou grands, riches ou froids et nus, où la petite dame à mantelet et à robe de soie puce conduisait ce grand garçon silencieux qui se crispait d’orgueil à chaque demande déclinée. On commençait à voir que les portes ne s’ouvraient pas d’elles-mêmes devant le jeune marquis.

Paris, qui avait tout d’abord paru à Mlle d’Aubépine fort petit et resserré, lui semblait s’allonger, s’étendre en des limites obscures, se perdre jusqu’en des espaces inconnus ; tant de courses furent interminables ! tant d’adresses introuvables ! tant de profondeurs heureuses et alléchantes, inaccessibles ! Elle se vit si inconnue, si perdue, si petite, que la ville grandit soudain, se démesura, elle eut peur…

Frédéric aurait pleuré, moins de l’insuccès des démarches faites que du rôle de solliciteuse infligé à l’amour-propre de châtelaine et de femme que devait connaître la bonne tante. Il souffrait pour elle. Quand il lui voyait perdre cette hauteur naturelle et légère qui lui seyait tant, pour dire de ce ton humble et particulier qu’il faut prendre : « Monsieur, permettez-moi de vous présenter mon neveu qui voudrait obtenir… etc. », il avait envie de crier au donneur de places : « Mais, restez donc debout et baisez-lui la main ; vous ne voyez donc pas que c’est une grande dame !… »

M. le marquis Frédéric d’Aubépine, après trois semaines de laborieuses recherches, échoua en qualité de secrétaire chez M. Beaudry-Rogeas, homme de lettres amateur, qui logeait dans un hôtel de la plaine Monceau.

M. Beaudry-Rogeas, jeune encore, s’était enrichi en quelques années dans le commerce des vins que pratiquait son père, et ne s’occupait plus désormais que d’art et de littérature. Tels étaient les renseignements recueillis par les Aubépine avant la présentation.

Celle-ci les enchanta. Au rez-de-chaussée, un valet de chambre les introduisit d’abord dans un grand hall sombre, brun depuis l’éclat de bois ciré du parquet jusqu’aux lambris, jusqu’aux rideaux de laine des fenêtres plombées, jusqu’aux meubles de vieux chêne, masses sculptées, indistinctes, dans la demi-obscurité du lieu. C’était un brun foncé presque noir, et çà et là émergeait de ce noir la draperie neigeuse d’un marbre, la silhouette fine et vive d’un nu, découpant la hardiesse de sa blancheur crue sur cette nuit.

Le jour venait d’en haut, par la cage profonde, lointaine, d’un escalier de bois travaillé, à double révolution, qui semblait plonger, s’enfuir en de lents méandres dans les altitudes magiques d’un palais. Ce fut par cet escalier que les deux solliciteurs intimidés virent descendre le laquais qui apportait leur sentence. On les priait de monter.

La robe de la châtelaine, la soie puce, avec quelque grandeur, cria le long des marches ouatées de tapis. Frédéric venait derrière. Ses cheveux, qu’il portait d’ordinaire longs et onduleux, n’avaient pu encore repousser depuis le dernier coup de la tondeuse militaire ; il était enveloppé d’un long pardessus flottant où il avait l’air maigre et pauvre. En gilet jaune, le valet qui les précédait prenait des façons de grand vizir…

Ils longèrent une galerie à balustres de bois, d’où, en se penchant, on eût pu voir le hall ; une portière se souleva au fond, et, dans l’encadrement, M. Beaudry-Rogeas apparut.

C’était un homme de quarante ans, de très haute taille, cravaté de blanc, portant jusqu’à mi-joue des favoris d’un blond roux et la moustache. Son visage était rond, rose et souriant ; il fut galant avec la vieille dame, camarade avec Frédéric qu’il regardait complaisamment, longuement, le sourire aux lèvres. Tout ce monde se plut réciproquement. — Il dit au jeune homme :

« Quoique la chose doive vous paraître fantasque et singulière, je dois vous avouer que je possède déjà un secrétaire qui est un homme de grande valeur. Depuis trois ans, M. Raphaël Chapenel, critique d’art, peintre, chef d’école à moitié, vit à mes côtés et collabore avec moi ; collabore… mais si peu !… Vous me comprenez… Ce rêveur est plus d’une fois dans la journée dans l’incapacité de m’écrire une lettre. Au surplus, c’est un homme de génie ; je respecte trop ses opérations cérébrales pour oser l’en distraire, quand je le trouve à penser. Ainsi, peu à peu, je le vois devenir un compagnon indispensable et inutile à la fois. Je n’aurais jamais eu l’idée de m’en séparer, mais celle-là m’est venue de lui adjoindre un garçon jeune, intelligent et lettré comme vous me paraissez l’être, monsieur. »

Frédéric, déjà sous l’envoûtement du luxe d’en bas, jeta les yeux sur ce cabinet de travail qui acheva de le séduire. Le meuble en était empire, en même temps sobre et princier. Au bureau d’acajou, dont les pieds étaient des colonnes, s’appliquaient les festons impériaux, fins et gonflés, avec l’aigle dorée au milieu. De larges bibliothèques montraient, dans le rouge du bois, des ongles d’or de chimères. Elles étaient bourrées de livres. Il sentait ici l’intellectualité et le talent. Frédéric, qui avait le culte des hommes dont le nom est imprimé, bien que celui de Beaudry-Rogeas ne l’eût pas été tous les jours, répondit avec une dévotion secrète :

« Monsieur, je serai très honoré de mettre mon modeste travail au service de vos travaux. J’espère pouvoir vous alléger, parmi vos intéressantes occupations, de tout le côté fastidieux et inartistique. Je verrai là d’ailleurs la réalisation d’un rêve…

— Vraiment, monsieur ?

— Oui… je puis bien le dire, j’avais toujours désiré ce dévouement — je crois que ce mot est exact — ce dévouement à un homme de talent dont j’aurais servi les efforts, qui aurait été mon patron au sens vieux et beau du terme, un patron à qui aurait été acquises, spontanément, ma pensée, ma vie cérébrale. ».

M. Beaudry-Rogeas sourit de plaisir ; il trouvait tout cela très littéraire, il dit :

« Vous avez là, monsieur, de votre rôle, une conception charmante et qui me conquiert tout à fait. Vous dépassez mon rêve. Je vous veux dès demain. Vous voyez tous ces feuillets sur ma table de travail, Il y aura là fort à faire pour vous. Ce sont les matériaux d’un roman historique entrepris depuis plusieurs mois. Je l’appellerai : Naissance d’Europe. Je vous raconterai mon sujet. Je compte beaucoup sur vous. »

Cette phrase grisa Frédéric. Beaudry-Rogeas lui parutle grand écrivain de l’époque, entouré comme d’une apothéose, déjà, par la somptuosité de son intérieur. Lorsqu’il l’entendit ensuite parler de toutes les notabilités artistiques et littéraires de l’époque, familièrement, en employant toujours ce terme : « mon bon ami un tel », il eut le pressentiment d’un cercle rare et précieux de raffinés, de génies, de maîtres dont l’attraction glorieuse le prenait déjà, l’engrenait peu à peu comme un satellite dans l’orbite des grands astres. Ce fut un éblouissement, une soif de gloriole, l’idée d’un rejaillissement de célébrité sur lui, quelque chose d’obscurément semblable à ce qui se passait jadis dans l’être de la danseuse, à la vue d’une salle frémissante, quand elle entrait dans le bain de lumière de la scène, et que des milliers d’yeux dévoraient sa beauté.

Mlle d’Aubépine avait beaucoup admiré ce colloque et l’aisance soudaine de son neveu en face du « grand homme ». Il lui semblait méconnaissable. Elle le lui dit en sortant.

« Ah ! tante ! s’écria-t-il, c’est que là j’ai entrevu la plus séduisante existence, la plus conforme à mes goûts, la seule. Je suis heureux et vous êtes bonne de m’avoir déniché le bonheur, à force de tant de peines. »

Il était exactement sincère. De la Bergerie, du sua si bona norint, il n’était plus question. Il y avait une ambiguité dans l’âme de Frédéric comme il y en avait une dans sa naissance. Les deux races dont il était issu, celle du labeur tranquille et celle du plaisir passionné, le tiraillaient toujours en sens contraire ; elles l’attiraient alternativement par de différents désirs, vers des vies opposées. Là devait être le secret de son existence intérieure, celui de son histoire.