La Bergerie/6

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Calmann-Lévy éditeurs (p. 67-84).

VI

Comme il ne devait pas loger chez son nouveau maître, mais seulement lui consacrer ses journées, avant de retourner chez elle, sa tante l’installa dans un petit hôtel-restaurant voisin. Il y prit, au quatrième étage, une chambre tapissée de papier bleu et gris, avec deux fauteuils en reps rouge, une table de bois blanc recouverte d’un tapis vert, et un lit vêtu d’indiennes jaunes. Ces laideurs si proches du bon goût opulent vu chez le romancier causèrent en lui des abîmes de confusion, d’envie et d’ambition. Il quitta le premier jour avec délice cet ameublement mortifiant pour l’hôtel du grand homme. Il était dix heures du matin ; le valet de chambre hésitait à l’introduire. Il fallut l’ordre exprès du maître de maison pour qu’on le reçût.

Frédéric, d’un coup d’œil, vit en entrant la chambre toute blanche en désordre, le lit défait, les draps pendants. Une robe d’homme en bure chaude, couleur d’ivoire, était retombée en plis mous sur le tapis gris perle ; des babouches brodées étaient perdues aux deux coins de la grande pièce. À cheval sur la pendule d’art, masquant le vieil or, un faux-col auquel pendait encore la cravate blanche ; sur une chaise de damas grisaille, des bretelles. Une porte ouverte laissait voir les flacons armés d’argent ; des étagères de marbre, de larges vasques blanches, des robinets ciselés : le cabinet de toilette. M. Beaudry-Rogeas, le pantalon serrant aux reins une chemise de soie flottante, dont il se nouait au cou la cordelière, arrivait les cheveux humides, les yeux gonflés, grelottant encore de la douche. Il tendit la main.

« Vous êtes gentil d’arriver de bonne heure ; ça me plaît. Je suis toujours un brin commerçant, grand amateur d’exactitude ; ces choses-là restent indélébiles même chez l’artiste. Et puis, il est bon que vous me voyiez dans l’intimité, M. d’Aubépine. »

Frédéric trouvait charmant cet accueil matinal et sans façon ; il estima d’un très bon genre qu’un homme de valeur se montrât si aisément à demi-lavé, et vêtu sommairement. Cette impression l’incita à répondre avec une aise réciproque.

« Je vous dirai, mon cher maître, que j’ai cru mieux de supprimer mon titre de marquis. Il est vrai que je suis flatté de la confiance qu’implique en moi votre choix, et que mes fonctions chez vous me sont presque glorieuses ; mais… — et il souriait — il valait mieux m’appeler Aubépine tout simplement. »

Il mettait de la coquetterie, du dilettantisme à se jouer de son cas social, du sort qui lui donnait, chez ce parvenu intelligent, une condition subalterne. C’était encore, comme on disait chez les siens, « très gentilhomme ». M. Beaudry-Rogeas, dans cette première phrase, n’avait cependant distingué qu’un mot, celui de « Cher maître », qui le flatta secrètement.

« Ah ! oui, c’est vrai, vous êtes marquis, » reprit-il, s’approchant du brasier de houille qui flambait dans la grille ; et tout en se chauffant les mains, il se tournait vers Frédéric qu’il contemplait avec curiosité, avec complaisance.

Il ajouta :

« Chez nous, artistes, il n’est guère question de tout cela… quoique psychologiquement la question puisse avoir son importance. »

L’art, la psychologie, la littérature, les relations qui s’y rattachent, l’ensemble de la vie qui donne air artiste, l’hydrothérapie que pratiquent les grands hommes, c’était à peu près à quoi se ramenait l’existence morale et physique de M. Beaudry-Rogeas. Le prestige du faste qui l’entourait, et qu’il devait moins à la popularité de ses œuvres qu’à celle de ses vins, avait servi de plate-forme à sa carrière parisienne d’écrivain. Son cabinet de travail, qui était une merveille, avait fait de lui quelqu’un avant qu’il n’y eût écrit sa première ligne.

« Maintenant que vous connaissez l’homme, dit-il à Frédéric — et l’on sentait, quoiqu’il eût dit, une certaine satisfaction chez lui à commander ce jeune marquis qui l’appelait « Maître » — maintenant que vous connaissez l’homme, il faut vous présenter l’auteur. Voulez-vous lire cette nouvelle, ma dernière ? »

Et il lui tendit une plaquette blanche et or, décorée avec goût, qui portait le titre : Dona Pia. C’était un souvenir d’Italie. M. Beaudry-Rogeas, qui paraissait grand causeur, fit, pendant le temps de la lecture, un profond silence. À pas de loup, il retourna au cabinet de toilette où il continua sans bruit ses exercices musculaires. À peine entendait-on le rythme régulier de sa pantoufle quand le pied s’allongeait, tirait la jambe, tendait le muscle, ou le déploiement cadencé des bras s’ouvrant, développant par force les tendons élastiques du membre… On eût deviné des poses d’hercules, des gestes d’athlètes. Frédéric s’absorbait dans Dona Pia. C’était très italien, très renaissance, très florentin. L’auteur, pour écrire ces vingt-huit pages, s’était bourré dix mois de couleur locale. Il était allé là-bas préparer un roman ; il avait tout vu, tout appris, tout admiré. Il avait ouvert les bras en grand pour prendre tout le pays, et l’effort épuisé, il n’avait rapporté dans le creux de sa main que cette historiette de Dona Pia, la Florentine qui se fit aimer trois fois du même homme, celui qu’elle avait juré d’occuper exclusivement, sans qu’il soupçconnât jamais qu’il n’avait pas eu là trois maîtresses. Ç’aurait pu être un chef-d’œuvre. Celui de Beaudry-Rogeas fut d’avoir renoncé au roman projeté, dont il eût fait quelque chose de court et d’impuissant, si même il eût été jusqu’au bout du pénible élan initial. En condensant ses impressions en des pages si restreintes, il pouvait en renforcer l’expression. L’honneur du douloureux sacrifice était revenu d’ailleurs au secrétaire premier, Chapenel, le compagnon de voyage qui tenait près du « Maître » un rôle obscur et énorme ; le même qui, après avoir démoli le projet de roman, avait disposé du goût et comme de l’ornement dans l’architecture de Dona Pia. Le sujet magnifique était banalement développé — la plume de Beaudry-Rogeas n’avait rien qui lui appartint en propre — mais la femme, cette Pia, était positivement peinte et ressemblante, tant Beaudry-Rogeas avait, par l’œil du peintre Chapenel, vu d’Italiennes renaissance, de ces tableaux sombres que foncèrent tant d’étés et de soleil, de ces visages équivoques de Toscanes, cuivrés par le temps, et leurs yeux noirs aux sourcils pâles, et leurs étoffes en enroulements opulents, où le rouge à chaque siècle s’accentue, quand tout noircit alentour. Et l’histoire s’entrevoyait à travers tant de fresques, tant de colonnes, tant de dômes, tant de loggias, que cette plaquette, éditée aux frais de l’auteur, avait eu son petit succès.

Frédéric s’enthousiasma. La poudre aux yeux que jetait la nouvelle, plus italienne par l’amoncellement des mots nationaux que par la seule pensée de l’auteur, l’éblouit. Son patron revenait vers lui maintenant, habillé d’un veston large d’appartement, peigné, parfumé, les ongles soignés, un nœud de soie noire négligent au cou. Il en fit un demi-dieu. Il était tout pâle d’émotion. Il tendit la brochure.

« C’est beau ! dit-il la voix altérée, je viens de lire un Titien… »

Beaudry-Rogeas sourit.

« Bast ! c’est fignolé avec amour, évidemment ; j’ai eu de grandes joies d’art en écrivant cela ; mais c’est sans importance. Je veux que ma Naissance d’Europe vaille mille fois cela ; et elle les vaudra. »

Frédéric pensait orgueilleusement qu’il serait, pour ainsi dire, le praticien de ce génie. Il nageait dans une demi-béatitude, c’était comme la première coquetterie de la gloire enlaçante avec lui.

Après cela, le maître lui offrit des cigares, vint s’asseoir à ses côtés, les jambes au feu, puis très abandonné dans son fauteuil, parlant avec un imperceptible grain de prétention, et jetant vers son auditeur des regards obliques et satisfaits, il se mit à dire, le cigare enfumant la chambre :

« Cette Naissance d’Europe ce sera mon œuvre, l’œuvre de ma vie, roman psychologico-national. Europe n’est pas mythologique, comme vous pourriez le penser, mais elle est personnelle, c’est pourquoi je ne la détermine pas. Vous dites l’Europe vous autres ; moi je dis Europe. C’est un être moral. Une nation est un être dont les années se comptent par ères. L’Europe n’est pas faite encore ; elle naquit, au huitième siècle, de l’empereur Charlemagne ; quand sera-t-elle accomplie, une, indivisible ? Les siècles des siècles le sauront. Je ne m’occupe que de sa naissance ; Karl fut moins son père que son créateur. Il faut une documentation colossale ; vous m’aiderez. Vous êtes frais émoulu du lycée ; vous me lirez Duchêne : Vita Karoli Magni ; c’est embêtant à traduire, vous verrez cela ! Chapenel est toqué de cette idée ; il veut imaginer pour ce livre une illustration fantastique. Vous ferez au déjeuner la connaissance de cet homme étrange, étrange ! C’est le meilleur des amis, et d’un goût sûr. — Je vous en ai parlé comme d’un chef d’école, c’est presque un chef de secte. Figurez-vous que cet animal-là a l’exécration de la femme, un curé civil, quoi ! Avez-vous jamais rencontré cela, jeune homme ? »

Et Beaudry-Rogeas, doucement secoué de rire, se frappait la jambe de sa main blanche et large qui portait des bagues.

« Il a goûté du mariage, cependant ; il y eut, paraît-il, une Mme Chapenel. Ce devait être quelque venimeuse créature qui empoisonna pour jamais ses jours ; ils ont divorcé. Le divorce a cela de mauvais qu’il remet journellement en circulation de vilaines et vicieuses femmes ; à l’heure qu’il est, l’ex-madame Chapenel empoisonne sans doute d’autres jours que ceux de mon pauvre ami. Ça devrait être défendu. Moi j’exigerais des certificats du mari numéro un pour des noces nouvelles. Je vous garantis qu’il aurait fallu, chez un prétendant, quelque intrépidité pour passer outre au certificat qu’eût donné Chapenel dans la circonstance. Gardez-vous de vous laisser prendre à ses théories, monsieur Aubépine ; elles sont subversives et antisociales. Fumez donc encore celui-ci. »

Frédéric prit un autre cigare, le cerveau troublé par les parfums havanais qui flottaient maintenant ici, mais grisé surtout de ce sentiment qu’il devenait l’ami du grand homme.

« Pauvre Raphy ! je l’accuse parfois d’être fou. Je lui ai dit un jour : Votre mariage a été comme une sorte de méthode Pasteur appliquée à l’Amour. Mais il ne faut jamais lui parler de sa femme, monsieur. Je vous en donne le conseil en passant ; c’est maladroit. Ne lui parlez même jamais des femmes. Ça le fait monter — innocente manie.

— Et manie d’innocence, » dit Frédéric pour faire rire son patron.

« Il y a des femmes bonnes et charmantes, reprit Beaudry-Rogeas en ressaisissant sa gravité ; il yen a qui, malgré leurs défauts, laissent en disparaissant d’immenses regrets. Je suis veuf, monsieur, j’ai eu le chagrin de perdre la compagne la plus jolie, la plus gracieuse… Quel vide dans mon cœur ! »

Il soupira. Frédéric s’émut. Un chagrin, dans cette nature puissante, prenait à ses yeux des proportions géantes ; les douleurs d’un demi-dieu ! Il balbutia les yeux humides :

« Ah ! maître ! je comprends… »

Au demeurant, il ne comprenait pas du tout, car nul veuf n’avait jamais pris mieux son malheur que Beaudry-Rogeas ; ce qui s’expliquait assez quand on savait quel ménage inharmonieux faisait avec lui cette pauvre petite coquette et écervelée Parisienne. Mais cette secrète douleur supposée auréolait encore l’homme de lettres. Lui-même le comprit, et il garda tout un moment un silence désolé.

« Il me reste une fille, dit-il à la fin, une fille qu’élève ma mère. »

Sans savoir au juste pourquoi, rien que d’entendre évoquer la fille de Beaudry-Rogeas, Frédéric rougit et regarda les flammes obstinément. Il ne pensa rien, mais une vision venait de naître en lui, estompée, fluide, vaporeuse, à peine une jeune fille, un bibelot blond, parfumé, raffiné, produit du luxe et du génie.

C’était d’abord une sorte de créature irréelle, symbolique, comme se plaisent à en imaginer les poètes, puis, dans ce jeune cerveau, l’image s’accusait davantage, semblait se concréter.

« Allons ! » au travail, dit brusquement Beaudry-Rogeas comme pour chasser les idées noires. |

Et ils se rendirent ensemble dans l’admirable musée Empire qui était l’officine du romancier. Jusqu’au déjeuner, ils feuilletèrent ensemble, avec de grands respects, un gros volume aux coins rongés, édition du dix-septième siècle. À la volée des pages, on voyait des dates en larges chiffres romains, hauts d’un pouce et mal en équilibre sur la ligne. Les feuillets en étaient jaunes et découpés par l’usage. Frédéric traduisait.

Quand ils entrèrent, à midi, dans la sombre salle à manger aux baies vastes, fermées de vitraux peints, Frédéric aperçut un homme couché plutôt qu’assis dans un fauteuil auprès du feu, et recouvert comme d’un rideau par un journal du matin qu’il tenait en l’air pour le lire. Le journal s’agita, se froissa, se plia, l’homme se redressa, se leva, et Frédéric curieux, intrigué, qui eut presque fait un pas de plus pour mieux voir l’être étrange, se sentit regardé soudain par des yeux qui le fouillèrent et le jugèrent en une seconde. Raphaël Chapenel paraissait à peine un peu plus que l’âge de Beaudry-Rogeas ; il était grand, large de buste, serré dans une redingote noire. Sa face osseuse, forte et rouge, avec une barbe qui, bien que rasée, reparaissait opiniâtre, drue et noire à fleur des joues, avait, sous le sourcil sombre, des yeux gris de fer au regard attardé, persistant, en continuelle analyse, semblait-il.

« Voici notre jeune manœuvre, Chapenel, » dit Beaudry-Rogeas.

Sans dire un mot, souriant seulement comme un augure, Chapenel tendit la main à Frédéric. En même temps, il se tournait vers le maître de maison pour lui lancer :

« Le ministère branle — que vous avais-je dit ? »

L’accueil était froid et impoli, mais le plus extraordinaire futque le jeune homme ombrageux, susceptible, orgueilleux comme il était, s’en contenta. Il ne l’avait pas observé encore ni pressenti, mais Chapenel, dès la première fois, avait une façon de regarder qui vous assujetissait à lui ; il y avait là une sorte d’hypnotisme ; il vous suggérait de l’approbation illimitée à tous ses faits et gestes. N’étant rien au monde, artiste impuissant, peintre paresseux, idéologue hétéroclite et sans méthode, rien que le secrétaire de M. Beaudry-Rogeas, il possédait des forces morales singulières. On ne lui échappait plus, une fois qu’il avait posé sur vous cette sorte de regard dont Frédéric tout à l’heure avait été privilégié.

Au cours du déjeuner, le jeune nouveau venu fut mis au courant de la plupart des idées chères à M. Chapenel. Elles étaient diverses et inattendues. En art, elles se ramenaient à ces trois expressions : Rien n’est beau comme les cathédrales gothiques ; il faudra jeter bas la basilique de Montmartre ; l’art gothique étant aboli, on doit faire naître et admirer l’art nouveau.

Il est loisible à tout le monde d’énoncer en causant de tels aphorismes ; mais Chapenel en avait fait le catéchisme farouche et intransigeant de ses sentiments artistiques. [Il aimait ks cathédrales avec frénésie, ce qui serait encore fort excusable, si la même émotion inverse ne vous retournait pas dans une fureur d’iconoclastes contre les styles autres d’architecture, comme c’était le cas pour cet étrange individu. De même aurait-il pu vouer à la démolition une église dont les formes lui déplaisaient, sans exiger férocement de ses interlocuteurs des adhésions pleines et entières à ses décrets ; car la singularité de cet esprit, qui ne pouvait souffrir de contradiction, était de vouloir plier tout le monde à ses conceptions propres. Pour le modern-style, il n’était pas moins exclusif, ce à quoi s’appliquait encore le seul grief qu’on eût pu lui imputer d’admirer une innovation pleine d’ingéniosité, d’imprévu et de grâce. Les couleurs franches, les belles colorations fraîches de la nature n’existoient plus pour ce peintre, il s’était cantonné dans le vert, et moins encore dans le vert que dans le verdâtre, le glauque, le vert de gris, le vert fluide de l’eau, le vert métallique des bronzes, la couleur mouillée des algues marines et même leurs velours fauves à base de vert. La forme humaine, la beauté classique et vigoureuse d’un corps de femme sain et puissant, tombait pour lui dans ve qu’il appelait plaisamment, bien que sans rire, « le pompier » ; mais il dessinait — particulièrement en imagination, trouvant là son exécution favorite — des êtres longs et filiformes, aux maigreurs arrondies, terminés par des étoffes pendantes qui leur collaient aux jambes, pour ne finir plus ensuite de leurs plis tombant dans le vague, pareils aux figures occultes de fumée que les spjrites voient dans leurs transes. Des cygnes et des paons meublaient ses paysages de cauchemar, dont il ne bannissait pas non plus la seiche et la pieuvre. Il avait aussi brodé sur le thème du crabe, comme une fugue d’ornement, des variations éblouissantes où la bête dénaturée, déformée, s’allongeait, s’étirait comme une étoile torse, dont le centre aurait été forgé en conque et les rayons galbés. Depuis, ce pontife du nouvel Art se sentait l’inventeur du crabe, où il voyait l’une des plus belles formes de la nature. Enfin cet admirateur de l’ogive pensait en avoir trouvé le succédané dans une ligne différente, mais qui en était presque issue, la ligne fille de l’ogive, née de la vie glacée des cathédrales, déposée mystérieusement en germe dans le cerveau de Chapenel, clef sacrée des architectures à venir, c’était… c’était. Et toujours à ce moment une pudeur de naïveté ou de cabotinage retenait le secret sur ses lèvres de créateur. L’idée chère, le mot fécond, l’embryon des merveilles futures, il ne le livrerait que dans le triomphe d’une apothéose, il le coucherait dans le berceau glorieux d’un aréopage, d’une académie. Il rêvait pour sa conception d’une naissance d’Art officielle. Les oreilles privées, même amies, n’étaient pas faites pour le recueillir, et Beaudry-Rogeas lui-même n’en savait encore rien, sinon que le mot des grandes révolutions de demain dormait là, sous le front du génie…

Des idées de Raphaël Chapenel, ce fut ce que Frédéric apprit à ce premier déjeuner. Cet homme original en avait évidemment d’autres et non moins arrêtées, mais celles-ci suffisaient à armer la conversation d’un repas, Il n’avait pas attendu d’ailleurs plus longtemps pour les développer avec cet art étrange de parole qu’il possédait. Frédéric se sentait emporté vers des régions mentales nouvelles, comme par des eaux violentes contre lesquelles il luttait instinctivement et en vain. Rien ne fut pour lui plus impressionnant que ce déjeuner dans cette sombre salle à manger, où le domestique qui servait marchait sans bruit dans la laine du tapis ; où Ia suspension pesante de fer forgé moderne retenait, au-dessus de la table, dans ses volutes, de lourdes bêtes d’eau métalliques ; où les buffets lointains, perdus dans le noir du fond, s’offraient comme des conques marines ; où le maître de maison, l’auteur de Dona Pia, béat, satisfait, souriait des lèvres et des yeux entre ses favoris roux ; où Chapenel, de sa voix mâle, sourde et monotone, parlait, parlait sans cesse, énonçait doucement, presque sans chaleur, ses théories bizarres qui s’insinuaient, vous enveloppaient traîtreusement, avec retenue, avec réserve, sans qu’un éclat de voix suscitât en vous la démangeaison de discuter.

Il laissait en Frédéric un jugement trouble. Le jeune homme, incertain, ignorait encore s’il devait laisser aller sa confiance vers cet équivoque pasteur de cerveaux. Il étudiait aussi Beaudry-Rogeas. Il cherchait à discerner sous sa vie mondaine, la vie sentimentale, et ne la trouvait pas. Cependant, une journée passée dans l’intimité de ce grand homme condescendant, une journée de collaboration loin de Chapenel, qui flânait en ville et l’eût glacé de son regard inquisiteur, pesant et tombant sur vous comme du plomb, mit un abandon entre le jeune secrétaire et son maître, et le soir, quand on alluma les lampes, il vint à Frédéric un besoin de confidence, et tout simplement, sans y être invité, il conta sa vie triste.

Le littérateur Beaudry-Rogeas l’écoutait avec intérêt. Cette histoire vécue passionnait en lui le romancier ; et il y avait aussi dans son être un fond de bonté facile qui s’émut. Frédéric comprit qu’il agitait en parlant des pitiés, des étonnements, des sympathies dans le cœur de son patron, et sans démêler la part que le professionnel des émotions décrites prenait avidement à ces confidences, il fut touché délicieusement et se sentit naître là une glorieuse, une flatteuse amitié.

Ce fut dans une sorte de fièvre qu’il retrouva le soir sa mansarde à papier bleu. Les idées de M. Chapenel, le génie de Beaudry-Rogeas, sa bienveillance, jusqu’à l’époque lointaine évoquée par les vieux chroniqueurs, le grisaient. Il entrevoyait une vie nouvelle, il pensait à des fêtes ruisselantes de lumière dans l’hôtel Beaudry-Rogeas, il s’y voyait jouer un rôle imprécis encore, entouré de toutes les illustrations des Lettres et des Arts ; il voyait — suprême gloire — son nom, « Frédéric Aubépine», écrit en lettres d’imprimerie dans des revues, dans des journaux. Il se vit monter en fiacre sur le boulevard, pendant que de jolies passantes se poussaient le coude et disaient : « Regardez donc, ma chérie, c’est Aubépine, vous savez bien, le critique d’art dont tout le monde parle. » Et ce mot de critique d’art, venu par hasard à son imagination surchauffée, s’y fixa tout d’un coup, fut arbitrairement le point précis de ce que les nuageuses Anglaises eussent appelé ses « châteaux aériens ». Les conversations de la journée l’induisaient à cette tendance et déjà, sans qu’il se l’avouât, déjà les sentiments de Chapenel pesaient en lui…

Il devait ce soir-là écrire à Mlle d’Aubépine ; soudain ce devoir l’ennuya. Il vint s’accouder à la fenêtre qui s’ouvrait toute grande sur l’immense Paris noir, sur son bruit de houle, sur les buées lumineuses flottantes au ciel, embrasées par les myriades de feux d’en bas. Un peu au delà dans la rue, l’hôtel de l’écrivain dressait sa façade sculptée. Il rêva là, longtemps. Il était aussi l’Enfant de Paris, Paris le revendiquait à son tour.