La Bergerie/7

La bibliothèque libre.
Calmann-Lévy éditeurs (p. 85-111).

VII

Penché sur le marbre d’une commode, ayant sous sa plume un papier cuir imprégné de talent comme les gens célèbres savent en avoir pour les lettres, Frédéric écrivait, sous la dictée de Beaudry-Rogeas qui, du cabinet de toilette voisin, tout en s’inondant sous l’éponge, lui lançait ses phrases. La missive s’adressait à sa fille… Entre deux cascades d’eau sur les cuvettes de marbre, on entendait :

« Ma chère petite Rosine. Ton papa s’ennuie bien de toi — je voudrais que ta grand’mère et toi veniez me voir — on me dira si mademoiselle est contente de toi, de tes progrès. J’espère que tu ne t’ennuies pas trop l’hiver à la campagne. Il ne faudra plus que M. Chapenel te fasse peur — dis-toi bien qu’il est très bon sous son aiç sévère. J’ai depuis quelques jours un autre jeune secrétaire que tu verras et que tu trouveras très gentil, j’en suis sûr. Adieu, ma Rosine, ton père qui t’aime tendrement… »

Ce fut de cette lettre que devait dater le second roman de Frédéric, Il était devenu cramoisi. Devant lui, sur la commode, posait sous verre un profil grisaille sur un fond gris ; c’était une fillette, une jeune fille, la grâce même de la quinzième année ; ses cheveux, qui paraissaient soufflés et blonds sous l’artifice photographique, se tressaient à la nuque ; elle souriait ; on apercevait sous la lèvre la pointe blanche d’une dent ; les cils étaient bien venus, semblaient vibrer. N’était-ce pas là Rosine ?

Ce ne fut pas sans un tremblement léger de la main qu’il écrivit : « Ma chère petite Rosine » et la présentation qu’il faisait de lui-même au nom du papa, sous l’aspect de « gentil secrétaire », ne l’avait pas laissé absolument froid. Dans le courant de la journée, il lui arriva d’y penser plus qu’au notaire auquel il avait écrit pour son patron une lettre de rendez-vous. La photographie, le fin profil grisaille jouait à peu près tout le rôle dans ce trouble exclusivement cérébral. Il brûlait à chaque instant d’adresser mille questions au père sur l’adorable petite personne, mais il y avait dans son sentiment quelque chose de clandestin, qui voyait facilement tout le monde aux aguets de ses subtiles et secrètes sentimentalités. Il se taisait.

Rosine ! ce seul nom était si charmant ! Et il faisait un parallèle entre cette petite créature. pétrie de finesse et de goût, ce profil de bijou italien auquel la photographie donnait des reliefs vaporeux de lumière, et cette grosse poupée de Camille, dont un large ruban nouait avec peine la taille épaisse. Elles étaient sans doute du même âge, et il sentait en celle-ci les gracilités, les ombreux sourires, jusqu’au mystère muet des lèvres de la femme. Les rusticités de la campagnarde faisaient ressortir les grâces de la Parisienne.

Un de ces soirs, comme on l’avait prié de rester à dîner, et que Beaudry-Rogeas attardé ne rentrait pas encore, il se trouva en tête à tête, dans la salle à manger où il attendait le maître de céans, avec Chapenel. C’était la première fois qu’ils se voyaient seuls. Étendu dans son fauteuil devant la cheminée, le premier secrétaire grattait du bout de son soulier carré l’entablement du marbre. Debout près de lui, Frédéric considérait le jeu des flammes dans les bûches.

Chapenel tira sa montre.

« En retard, en retard aujourd’hui, notre ami.

— Tout est permis aux grands hommes, releva Frédéric naïvement.

— Vous dites cela en riant, je pense ? fit Chapenel en se retournant vers lui, le regard vif.

— Je ne ris pas. Je dis : tout est permis aux grands hommes ; M. Beaudry-Rogeas est un grand homme, ou un homme de grand talent, comme vous voudrez.

— Non ! »

Et Frédéric commençait à sentir sur lui le regard insupportable de cet homme brun, velu, presque fauve, ces deux yeux noirs férocement intelligents d’animal humain, brillants dans les pommettes rouges. Il comprit une telle puissance dans cet être, que désespérément il abandonna toutes ses idées, comme un oiseau fasciné par une bête de proie, et qui se sent vaincu avant la lutte.

— « M. Beaudry-Rogeas a du talent, insistait-il, toutes ses pensées en désarroi déjà.

— Vous n’avez jamais lu ses œuvres, alors ?

— J’ai lu Dona Pia. »

Il ne parlait plus qu’à mi-voix.

« Dona Pia ! Dona Pia ! La belle affaire. Si je ne lui en avais pas coupé les quatre cinquièmes, ç’aurait été triste ! Le sujet était malpropre et peu intéressant. Qu’est-ce que cela peut nous faire à nous, ce qui se passait dans la chambre à coucher de cette noble courtisane, et si elle trompa trois hommes dans la forme du même ? Ces choses-là ne se racontent pas. Voilà du reste assez longtemps qu’on met en littérature l’Art au service de l’Amour. Il serait temps de commencer à trouver autre chose. »

Frédéric hasarda :

« Ce sera toujours la grosse question. »

Chapenel haussa les épaules.

« Allonc donc ! Il y a tout de même autre chose que ça dans Îa vie, et sans l’illusion dont les poètes et les littérateurs ont habillé cet instinct, on l’aurait peut-être depuis longtemps remis à sa place. Au lieu de cela, on le divinise. Il y a eu des gens pour crier contre les romans-feuilletons qui dévoilent la psychologie du crime, ses adresses, ses inventions, ses dessous inconnus ; mais le grand roman, lui, fait l’apologie de l’amour ; on pourrait se dispenser de cela. Comme dans toute femme il dort une dona Pia, elles ne sont que trop disposées à s’instruire, dans le roman, de toutes les ruses, de toutes les roueries dont elles sont inconsciemment riches.

— Elles n’ont pas besoin, pour cette instruction-là, de lire des romans, dit amèrement le jeune homme qui pensait à Fleur de Lys.

— Il n’y a tout de même pas de quoi chanter et glorifier le métier qu’elles font. Je l’ai dit à Beaudry-Rogeas, mais il n’a pas voulu démordre de son histoire ni en omettre un détail. Après cela, c’était un canevas à descriptions. Les siennes sont plutôt faibles. C’est de l’impression photographique. De la peinture jamais ! Beaudry-Rogeas n’est rien moins qu’impressionniste — il n’est guère que riche ; donnez-moi ses soixante-cinq mille livres de rente et j’aurai vite autant de talent que lui-même — sinon plus, soit dit sans l’offenser.

Frédéric le regarda sans une surprise pénible et ressentit de nouveau la force de cette intelligence. Certes, il n’aimait pas que ce compagnon de tous les jours, cet associé de la vie de son maître le diminuât, le réduisît à ce point ; on devinait l’envie mortifiée et révoltée dans ses paroles ; mais du même coup cependant, Frédéric vit tomber l’auréole de l’homme de lettres ; ce ne fut plus pour lui qu’un opulent amateur ; Chapenel l’avait remis à sa vraie place. On n’allait pas contre les jugements édictés par cette bouche. Déjà l’œuvre de ce magnétiseur commençait ; il tenait plus qu’à moitié Frédéric avec ces liens dangereux d’invisible autorité dont l’enlacé ne se sent même pas enveloppé.

Alors, le jeune homme lança tout à coup.

« Sa fille, quelle sorte d’enfant peut-elle être ?

— Pour le moment, c’est adorable, dit Chapenel, dont le visage s’éclaira comme d’un sourire ; c’est l’innocence du jeune serpent… Plus tard, elle suivra le chemin des autres. »

Cette phrase travailla longtemps l’esprit de Frédéric. Il devait se souvenir souvent, plus tard, comment cet homme amer, à la seule pensée de Rosine, s’était apaisé et comme réjoui. On le voyait chérir cette enfant ; il l’avait dite adorable. Le jeune homme, à ce mot, sentit comme un nuage passer dans son cerveau, et il évoquait le profil grisaille aux longs cils blonds, avec la pointe blanche de la dent dépassant la lèvre. Il y avait eu un charme jusque dans cette comparaison « c’est l’innocence du jeune serpent », qui lui montrait l’adolescente plus fuyante, plus insaisissable, plus mystérieuse et féminine.

Et il se débattait contre les théories de Chapenel sur l’instinct de l’Amour ; il les trouvait injustes et vraies, antipathiques et irréfutables. L’amour est-il odieux-ou beau P faut-il le cacher comme une honte, ou le déployer comme une fierté ? Le problème ne se fût pas posé la veille dans ce cœur jeune, un peu triste et déçu, mais vif et sentimental. Aujourd’hui, ce jeune cœur l’élaborait péniblement, élevant avec effort, pensée par pensée, sa logique tendre sous cette lourde pesée qu’exerçait déjà sur lui la main de Chapenel.

Huit heures étaient sonnées ce soir-là quand Beaudry-Rogeas rentra. Il arrivait pressé, haletant, essoufflé et — nuance que sentit Frédéric averti — légèrement confus d’avoir retardé Chapenel, dont l’estomac délicat requérait des heures de repas régulières. Son prestige de grand homme était tombé. Le jeune secrétaire l’analysa strictement pour la première fois. Ses yeux clairs, plus satisfaits que pensifs, s’agrandissaient ce soir d’un semblant d’effroi et se fixaient ainsi sur Chapenel ; son visage, frais comme de la cire peinte dans le doré des favoris, manquait de ce trait cérébral qui modèle, creuse, ravage, martèle les êtres de grande pensée. Frédéric s’étonnait maintenant d’avoir pu imaginer dans cet homme la grandissime mentalité qu’il lui croyait encore tout à l’heure. Il y avait bien un maître ici ; mais ce n’était pas Beaudry-Rogeas.

Silencieux et amusé à ce dîner, le jeune homme suivait ce jeu de deux esprits dont l’un captait l’autre, celui-là même qui croyait posséder le premier. La conversation entre les deux hommes restait nébuleuse et secrète ; il la devina plus qu’il ne la comprit. Chapenel disait :

« Vous revenez encore de là-bas ? je m’en doutais. »

Troublé, confus, le maître de maison s’efforçait à prendre de l’assurance pour répondre :

« Eh bien ! oui, j’en reviens ; il le fallait. On ne refuse pas un service demandé. C’est ce qui m’a mis en retard, mon pauvre Chapenel ; j’ai dû courir rue Blanche chez l’organisateur du concert norvégien, puis de là revenir rue Notre-Dame-des-Champs pour rendre la réponse ; enfin c’est fait. Tout est entendu.

— Elle jouera ?… »

Ce pronom féminin illumina pour Frédéric :

le drame obscur que cachait Beaudry-Rogeas. Il interpréta la fureur à peine retenue de Chapenel pour dire : « Vous revenez de là-bas ! » Là-bas, le logis de cette femme, une artiste sans doute, une musicienne. Et Frédéric se ressouvint de quelque chose d’amoureux qu’avait eu son patron pour se défendre, pour répliquer : « On ne refuse pas un service », pour prononcer : « rue Notre-Dame-des-Champs ». Ce fut en lui le signal d’une sympathie d’un nouveau genre envers l’homme de lettres, et d’instinct il prit son parti contre le rigoureux empêcheur d’aimer, dont il pressentait le rôle dans cette histoire.

Beaudry-Rogeas continuait :

« Le programme est à peu près constitué. Elle jouera ses Rapsodies dalécarliennes, dont elle m’a interprété ce soir quelques pages admirables. »

Chapenel haussa les épaules.

« Elle aurait pu jouer : En revenant de la Revue, ç’aurait été admirable encore, répliqua-t-il, comme avec mélancolie.

— Non, Chapenel, vous ne savez pas, vous ne pouvez pas savoir ; vous haïssez la musique et cela déteint sur les musiciens. Cette créature-là possède un tempérament organisé comme nul autre. Toute l’arithmétique, qui est la base de la musique, elle la tient dans son cerveau, et toute la passion, qui en est l’âme, elle l’a dans son âme, dans ses nerfs. Ce corps est presque un instrument ; mettez-le en contact avec n’importe quel clavier, les harmonies éclatent.

— Comme il l’aime ! » pensa Frédéric attendri.

L’humeur de Chapenel s’accentuait avec la chaleur que mettait à parler le maître de maison ; on voyait son sourcil noir se serrer, ses yeux se creuser ; à la fin, son regard se posa insoutenable sur Beaudry-Rogeas.

« Vous savez ce que je vous ai dit, mon cher ami, » prononça-t-il tranquillement.

Il n’ajouta pas un mot, et Beaudry-Rogeas se tut. Frédéric éprouvait, d’être en tiers ici, une gêne profonde. On eut beau parler d’autre chose ensuite, il avait l’esprit possédé de ce qui s’était passé sous ses yeux. Il lui vint tout à coup le sens de cette maîtrise inouie exercée par Chapenel sur celui auquel il était censé obéir. D’aimer une femme, l’autre n’avait même pas le droit, et quand il s’exaltait à louer une personne dont il était visiblement enthousiaste, son secrétaire lui imposait silence. On aurait cru voir un adolescent surveillé de près par un précepteur omnipotent, qui eût eu la charge d’étouffer à leur éveil les plus tendres, les plus anodines passions.

Plusieurs jours se passèrent. La mystérieuse musicienne rentra dans l’ombre ; ni Chapenel ni Beaudry-Rogeas n’eurent plus à son sujet de différend, du moins devant Frédéric. Le roman hypothétique se faisait plus émouvant d’être plus imprécis. Ce que son maître avait perdu à ses yeux de n’être pas un grand homme, il le retrouvait d’être un homme sentimental. L’inconnue demeurait dans le vague, artiste vibrante et créatrice. Sur les entrefaites, Beaudry-Rogeas dictait au jeune homme ce billet :

« Ma Rosine chérie, je t’attends jeudi avec ta grand’mère, et je grille de pouvoir enfin t’embrasser. Prie grand’mère de m’apporter les quittances de loyer de la campagne, etc… »

Frédéric devait avoir l’imagination indiscutablement surexcitée, car il prit pour tracer la ligne : « Ma Rosine chérie, » qui ne comportait que les mots les plus courants d’un père à sa fille, une écriture remarquablement dénaturée. Naissance d’Europe, dont il recueillait toute cette journée les éléments dans Vita Karoli Magni — Chron. Eginhardi — devait l’occuper évidemment beaucoup moins que le genre de costume dont il se revêtirait le jeudi suivant. Après s’être longtemps examiné devant la glace trop petite de sa chambre, où pour se voir dans son entier il devait se mirer en deux parties, la première fois de près pour le buste, la seconde, de recul pour le pantalon, il se jugea mal vêtu. Sa jaquette longue, aux pans fuyants et mous, démodée, n’avait rien de commun avec les vestons riches de Beaudry-Rogeas, dont la coupe, large et précise à la fois, avait en soi-même sa raideur et sa tenue, si bien que leur négligé voulu possédait la plus stricte élégance. Elle ne ressemblait pas non plus, cette jaquette, à la redingote ample de Chapenel, moulée au torse large de l’artiste, les basques flottantes, enveloppantes, tombantes sans un pli. Tous ces souvenirs, ces impressions, Ces comparaisons, se réduisirent chez Frédéric en cette réflexion, qui indiquait assez l’état de son esprit, et la marche de ses idées depuis quelques semaines.

« J’ai l’air d’un monsieur de Parisy ! »

Il n’hésita pas. Quoique la soirée fût avancée, il prit un fiacre et se rendit chez un tailleur anglais, où on lui fit longtemps palper des étoffes diverses, sur lesquelles il n’avait aucun sentiment. Il montra du doigt, sur des modèles, la forme qui lui parut la plus britannique, et comme il avait encore cinq jours devant lui, se fit promettre le costume pour le redoutable jeudi. Il passa ensuite chez le chemisier : dans une illumination féerique, reflétée de mille glaces, posaient les rondeurs glacées des manchettes, des cols éblouissants ; les soies, les satins des cravates, les plastrons plissés, brodés, calamistrés. On lui essaya des faux-cols hauts d’une main, qui lui dressèrent le menton comme un collier de supplice ; il fut si enchanté de cette forme, qu’il en acheta une boîte sur-le-champ ; il choisit des cravates de damas à palmes, qui imitaient la décoration « modern » ; il les prit d’un glauque incertain d’algue ou de sel de cuivre légèrement excentriques…

Il avait décidé, pour n’attirer point l’attention sur ce changement de condition qui se faisait dans son élégance, de n’arborer qu’une à une ses innovations. Le lendemain matin, il arrivait à l’hôtel avec une coiffure nouvelle. Sa chevelure, qui commençait à s’épaissir, était lustrée et, à grand effort de peigne, divisée en deux courants d’ondes par une raie. Il fut étonné, en pénétrant dans la chambre de Beaudry-Rogeas, d’y trouver Chapenel. Les deux hommes discutaient ; le secrétaire frémissait de colère sourde ; il criait quand Frédéric ouvrit la porte : « Vous vous laissez rouler par une intrigante ! » Le visage frais et rose de l’écrivain avait pâli… Le jeune homme, par discrétion, voulut se retirer, mais on le rappela et ce fut Chapenel qui sortit. Ses yeux fulguraient ; le rouge de son teint avait monté au front, il reparaissait jusque sous les noirs bleus de la barbe mal rasée.

« Vous ne me dérangez nullement, dit Beaudry-Rogeas avec une nuance affectueuse que Frédéric remarqua, vous ne me dérangez jamais ; précisément ce matin, j’ai besoin de vous pour des lettres ; c’est à l’entrepreneur de Seine-et-Oise ; vous écrirez pendant que j’achève de m’habiller ; vous voulez bien ? »

C’étaient les fonctions de chaque matinée pour le jeune secrétaire ; ce qui le surprit, ce fut moins l’ordre que cette tendance amicale dont son patron accentuait la nuance.

« Maître, je suis tout à vous. »

Dona Pia n’est pas un chef-d’œuvre, c’est entendu, pensait-il en luttant contre l’influence méchante de Chapenel, mais l’auteur est un brave homme auquel je suis content de me dévouer.

Et il eut un regard furtif vers la photographie de la commode. D’avoir écrit la veille : « Ma Rosine chérie », le fit sourire agréablement.

Il achevait sa lettre d’affaires quand Beaudry-Rogeas, les bretelles à demi-boutonnées, survint près de lui comme impulsivement. Sur une chaise Louis XVI en satin blanc broché de mauve, un gilet avait été jeté ; l’écrivain le saisit, fouilla la poche, y prit un portefeuille et ouvrit les paperasses au carton d’un portrait de femme.

« Tenez, dit-il d’un air indifférent, voici la personne dont nous parlions l’autre jour à table, Raphaël et moi ; une musicienne hors ligne, vous savez ; c’est la fille d’un Suédois et d’une Américaine. Elle est extraordinaire. »

Légèrement troublé, Frédéric aperçut des traits de blonde, pâlis, fanés ; un air triste et doux ; une auréole de cheveux vaporeux que la photographie donnait en blanc.

« Elle est délicieuse, dit-il par respect pour le mystère qu’il devinait,

— Elle l’a été, fit Beaudry-Rogeas qui jouait le sang-froid. Le chagrin l’a vieillie avant le temps. Elle est veuve, sans autre fortune que son immense talent, qui malheureusement n’est pas connu ; alors je voudrais l’aider, vous comprenez, la mettre en évidence, la faire apprécier. Cette femme-là n’a que trente-huit ans ; le portrait ne la flatte ni ne la rajeunit. J’aurais aimé qu’elle vint un soir faire de la musique ici ; je l’aurais invitée avec quelques amis. Duval, de l’Institut, et mon bon camarade Ménessier, du Conservatoire ; c’aurait été excellent pour elle… seulement, voilà… on me dit… il se pourrait en effet qu’on trouvât étrange… »

Sans qu’il s’expliquât davantage, Frédéric comprit ici le veto de Chapenel, qui ne voulait pas de femme dans la maison.

« Mais moi, maître, dit-il, je trouverais parfaitement bien que cette dame, une artiste, soit reçue ici, surtout si la chose vous plaît et qu’au surplus elle lui agrée.

— Certainement, je ne vous dis pas… mais je ne voudrais pas non plus que cette femme respectable fût considérée avec malveillance ; oui, il est mieux, il est mieux qu’elle ne vienne pas. Elle est malheureuse, elle est pauvre, toutes choses suffisantes pour qu’on dise d’elle en la voyant venir chez moi : c’est une intrigante. »

Frédéric reconnut là le mot de Chapenel et n’eut plus de doute.

« Mais dites-moi, mon cher ami, poursuivit Beaudry-Rogeas, aimez-vous la musique ? Oui, n’est-ce pas. Tous les gens un peu bien aiment la musique, sauf ce pauvre Raphaël. Alors vous serez content d’entendre Mme Ejelmar. — Un de ces soirs vous viendrez avec moi la voir à l’orgue, dans une église quelconque. Elle est fort dévote, les curés la connaissent bien, et elle a de ce chef une dizaine d’orgues à sa disposition. »

Au fond, c’était Chapenel qu’il brûlait de donner comme auditeur à son amie, et Frédéric n’était qu’un pis aller ; mais on le sentait ce matin-là sur une pente irrésistible de confidences ; il débordait, il avait besoin de parler, fût-ce au premier venu, de cette femme, de prononcer son nom, de dire sa vertu après l’offense du peintre.

Cette conversation laissa d’ailleurs Frédéric fort rêveur. Il sentait là le parfum spécial du roman parisien, exalté, un peu fou, clandestin, revêtu comme d’un manteau par la mondanité, magnifiée du fait même des millions de l’amoureux, embelli du talent de l’artiste, extravagant et secret. Et ce fut bien pis le soir du lendemain, quand, après le dîner, Beaudry-Rogeas, soigné, parfumé, l’air tout à fait grand homme dans sa cravate blanche, au fond noir du coupé, avec le feu perçant et fin du diamant au plastron de sa chemise, l’emmena si amicalement à Sainte-Clotilde. Il avait lui-même un faux-col qui le faisait ressembler à un Anglais, ce dont son maître le complimenta. Paris scintillait, obscur, immense et magique. Cette aventure inavouée à laquelle il était mêlé grisait Frédéric ; il avait l’impression que cette voiture roulant dans la nuit l’emportait plus loin, plus intimement que jamais au cœur de la ville. Il respirait une atmosphère d’amour. Ce qui était au juste entre cette étrangère et Beaudry-Rogeas, il l’ignorait ; mais il prêtait d’avance à l’idylle un avancement que rien ne justifiait. Ce qui éclatait, c’est que l’écrivain chérissait cette musicienne, la rajeunissait dans ses termes, l’enveloppant d’admiration, de protection, de respect. Et il enviait, malgré lui, quelque chose de semblable, un roman parisien aussi, en ayant les grâces, l’élégance, la fièvre, les obstacles adorables qui font qu’on se cache, et le masque de scepticisme, sourire ou poudre de riz, sous lequel on joue son drame. À cette minute précise il vit la petite Rosine et prit conscience de l’aimer.

Le rendez-vous était à l’église, près de la porte latérale. Au-dessous du bénétier, sur un prie-Dieu, une femme était agenouillée. Debout à ses côtés, les deux hommes attendirent un instant qu’elle relevât la tête, qu’elle gardait cachée dans ses doigts longs vêtus de gants de fil ; soudain son visage tourna vers eux, demeura glacial un moment et sourit en reconnaissant Beaudry-Rogeas. Elle était pâle et décolorée ; elle avait de grands yeux gris sans nuances, comme l’eau ; ses cheveux débordaient en touffes d’argent de chaque côté du petit chapeau de feutre noir ; un grand collet, légèrement défraîchi, revêtait sa personne frêle. Elle avait l’air misérable, mais infiniment plus jeune que Frédéric ne l’avait pensé. On aurait dit une jeune fille, tant elle paraissait craintive et soumise devant l’écrivain qu’elle appelait « Monsieur » avec une Cérémonie, une déférence infinies.

Celui-ci lui présenta le jeune homme ; elle le salua timidement, hâtivement, le remercia de venir l’entendre et s’en fut à la recherche d’un sacristain qui les éclairât par l’escalier du grand orgue. Il vint en surplis blanc, un rat-de-cave fumeux à la main. La jeune femme se glissa derrière lui le long des spirales de l’escalier tournant ; elle ressemblait à une ombre, à une âme du purgatoire, marchant ainsi sans bruit, sans poids, sous les lueurs ombreuses du lumignon. Elle était si peu vivante, si peu remarquable, si éteinte et si pauvre qu’on ne se demandait ni d’où elle venait, ni qui elle était. C’était une passante rencontrée par hasard et qui n’intéresse pas. L’idylle du millionnaire s’infirma même aux yeux de Frédéric de s’incarner sous les traits de cette quasi-indigente.

Elle ouvrit l’orgue et s’y assit. Pendant qu’elle dépliait son rouleau de musique, Frédéric bâilla et se pencha à la tribune. L’église était noire, vide et invisible comme un gouffre au-dessous de lui, et il monta de cette grande chose béante, de l’encens, de la fumée des cierges.

Mme Ejelmar, ses gants ôtés, posa sur les touches ses longues mains osseuses et blanches. Le collet glissa à sa taille, la forme de son corps d’enfant apparut, serrée dans un jersey noir de six francs. Ses yeux étaient troublants, incompréhensibles et angéliques ; mais tout son pauvre être était si fané, si usé ! pensait Frédéric.

Tout à coup un bruit monstrueux siffla dans les tuyaux d’étain derrière eux. C’était l’accord initial d’un prélude qu’avaient déposé d’un mouvement presque invisible, sur le clavier, les frêles mains blanches ; il roula sous la voûte comme un tonnerre ; il s’en alla vibrer sous les arcades, jusqu’à l’abside lointaine qu’on ne voyait pas. Et il en naquit d’autres qui dessinèrent dans leur fracas la phrase lentement déroulée d’une pensée musicale. L’église en était tout emplie et bourdonnante. Frédéric vint s’accouder de nouveau au rebord de la tribune, et il se sentit au cœur un petit spasme d’émotion.

Il s’était allumé là-bas, par delà le chœur, à l’ultime chapelle, une flamme de gaz ou de cierge que masquait un pilier ; et maintenant, toute l’arcature fuyant en perspective des ogives se découpait sur ce fond faiblement lumineux. Le vaisseau aérien se perdait toujours dans les ténèbres ; les bas-côtés illimités dans l’ombre s’entrevoyaient profonds et insondables par les baies géantes des piliers ; elle était devenue, la gothique et charmante église, une monstrueuse cathédrale de nuit, de songe, dont les abîmes pleins de la gloire de l’orgue donnaient à Frédéric le vertige, dont l’immensité mystérieuse et sonore mesurait la force des harmonies répandues.

Alors il se retourna vers Mme Ejelmar, comme pour s’assurer que cette timide et faible personne créait en effet, toute seule, ce fleuve torrentueux et puissant de musique.

Elle le créait. C’était à présent la fugue qu’elle jouait, elle la jouait de toute sa personne ; elle et l’instrument géant n’étaient plus qu’une chose unique ; on ne distinguait plus la femme du meuble apocalyptique, bête vivante et mugissante qui l’enchâssait ; son visage blanc, fasciné, se courbait sur le pupitre ; l’ivoire de ses mains couvrait et caressait l’ivoire des notes ; son buste pliait vers l’orgue, et pour que tout son corps fût en œuvre, aux réponses de la fugue, c’étaient ses pieds, ses pieds nerveux et vifs, qui brodaient sur le clavier de bois les astragales du contre-point.

La musique — trois feuillets aux portées fines — était notée à la main d’une écriture maigre, indéchiffrable. Beaudry-Rogeas, glorieux, triomphant, les yeux mouillés et radieux, vint dire à l’oreille du jeune homme en deux mots qui tremblaient :

« C’est d’Elle. »

Et Frédéric comprit comment ce prince de l’argent et du luxe aimait cette autre princesse d’art, émaciée dans sa pauvreté. Elle lui parut divine. L’orgue se tut, elle se reprit, se redressa, se ressaisit. Transparente et monacale, elle remonta jusqu’à ses épaules sa mante noire. Les deux hommes l’entourèrent, la félicitèrent. Beaudry-Rogeas serrait ses mains brûlantes. Frédéric, tout à fait grisé, faisait des hyperboles pour mieux la louer, et les yeux gris de mer, illisibles, eurent des phosphorescences de plaisir sous leurs paupières fripées qui se baissaient.

Ils redescendirent tous les trois l’escalier de pierre chenue, Frédéric, le premier, élevant le lumignon pour éclairer la jeune femme. Au tournant de la spirale, il entendit derrière lui un chuchotement ; il crut deviner un murmure de tendresse. Indulgent et protecteur, il poursuivit seul sans se retourner, laissant toute une minute dans l’ombre le couple arrêté.

À la porte, il se hâta de dire le premier :

« Maître, je vais rentrer seul, pendant que vous reconduirez madame jusque chez elle. »

Mais il fut stupéfait de lire une sorte de terreur dans le visage de la musicienne.

— « Non, je ne veux pas ; je préfère rentrer à pied ; il faut que je rentre à pied ; j’ai des courses ce soir, j’aime mieux… non, monsieur, non, merci, je Vous suis si reconnaissante, si reconnaissante ! »

Beaudry-Rogeas insista, plus suppliant qu’elle encore.

« Laissez-moi vous reconduire, je vous en prie… vous en aller toute seule, à cette heure !

— Non, monsieur, continuait-elle, comme plus peureuse ; je serai vite rendue, j’ai l’omnibus, il me met à ma porte ; non, merci ; je vous remercie tant ! »

Eh bien quoi ? se disait Frédéric ; où en sont-ils donc au juste tous les deux, qu’une promenade ensemble en voiture l’effarouche tant !

Elle se raidit, résista si désespérément qu’il fallut bien la laisser s’en aller seule ; elle s’enfuit plus qu’elle ne les quitta ; on la vit disparaître dans le noir de la rue de Grenelle, sa forme noire, silencieuse, rasant les maisons.

« Admirable ! admirable ! maître, disait dans la voiture Frédéric encore enthousiasmé ; quelle magicienne !

— N’est-ce pas ? répondait l’amoureux avec béatitude ; je vous l’avais bien dit. »

Et une minute après, il ajoutait :

« Pauvre créature isolée et perdue, ignorée, méconnue. Quand je songe à sa vie triste. Vous ne savez pas quelle âme fière, quel cœur exquis cela fait… Voyons, Aubépine, ne croyez-vous pas qu’à vivre près de cette femme-là, un homme serait heureux ? Que ce serait une compagne discrète, adorable ?… Dire qu’elle passe ses jours dans une effrayante solitude. »

Il se fit un silence. Ce fut seulement en côtoyant le parc Monceau que Beaudry-Rogeas se reprit à dire :

« Vous ne parlerez pas d’elle ni de notre soirée devant Chapenel, n’est-ce pas, mon cher ami ; son exécration de la femme l’aveugle, et d’entendre seulement parler de Mme Ejelmar lui donne ses nerfs, à ce pauvre Raphy. »

Frédéric eut un haut-le-corps. Est-ce qu’on ne pouvait pas, dans l’occurrence, jeter par-dessus bord « le pauvre Raphy ». Est-ce que celui qui appointait chaque mois cet autocrate d’âmes ne pouvait pas s’en débarrasser quand il devenait trop gênant ? Il paraissait clair que Beaudry-Rogeas était passionnément épris de l’étrangère, qu’il rêvait de l’associer à sa vie, de s’unir à elle. De son côté, l’indéchiffrable créature, ou fort religieuse, ou démesurément rouée cette dernière conjecture ne vint même pas à l’esprit de Frédéric — requérait le seul mariage : dans l’escalier de l’orgue, il avait entendu comme une lutte pour un baiser. Alors, le malheureux millionnaire se trouvait tiraillé atrocement par ces deux influences contraires et puissantes, le tendre amour de l’artiste qui le suppliait si doucement d’une part, et de l’autre la terrible omnipotence de celui qui, sournoisement, était son maître. Pour Frédéric, la résolution était bien simple : supprimer Chapenel. Il ne sentait pas que, pour Beaudry-Rogeas, c’était justement la solution impossible.

En rentrant chez lui, ce soir même, il trouva sur sa table une lettre de sa tante. Les préoccupations étaient en lui si épaisses, si lourdes, qu’il l’ouvrit sans hâte. La Bergerie s’éteignait, se perdait de plus en plus dans la nuit de ses souvenirs. La vie, pour lui, c’était Paris, Paris qu’il venait d’entrevoir, mystique, féminin, passionné, souverainement enveloppant et dominateur dans l’aventure de ce soir,

« Comme tes lettres se font rares, mon bon chéri, disait Mlle d’Aubépine, tu as donc beaucoup à faire ? À peine si nous connaissons tes occupations, elles sont sans doute bien fatigantes et je m’en alarme. Nous avons eu un hiver très doux, le seigle est déjà sorti ; il est d’une couleur vert de pomme ; c’est un tapis bien somptueux pour nos champs, et dont vous n’avez pas le pareil dans vos hôtels parisiens. On a pu mettre dehors les vaches laitières ; j’entends, en t’écrivant, les sonnettes de leur cou qui tintent dans la campagne… Mais la grosse nouvelle que je te confie est celle-ci : Laure a été demandée par un riche châtelain des environs. Elle l’ignore encore ; je me renseigne sur son futur, dont j’entends le plus grand bien, et tout me fait croire que ce mariage se fera. Il est, par sa mère, allié aux d’Aigremont ; c’est lui qui possède le plus fort troupeau de bêtes de Jersey, souviens-toi, ces petites vaches blondes, si fines, qui te plaisaient tant. Tout son bien est en pâturages. De plus c’est un homme d’honneur et un bon chrétien qui fera le bonheur de ma sage et gentille Laure. Nous comptons sur toi pour le mariage qui aura lieu, je pense, dès le printemps. »

Frédéric sourit. Ce roman campagnard l’amusait sans l’attendrir. Il revoyait la petite personne coiffée à la chinoise, penchée sur la valse lente au vieux piano. On la mariait. On la mariait sans qu’elle le sût encore, et le futur, ses pâturages, ses vaches innombrables et sa respectabilité formaient un bloc qu’elle accepterait de confiance et dans lequel elle trouverait le bonheur. Au surplus, le gentilhomme était bon chrétien, ce qui paraissait, aux yeux de Frédéric, extrêmement démodé. Cette union biblique, raisonnable, sage comme la rougissante fiancée, le mettait en goût des extravagances, des exaltations démentes de l’amour parisien. Oh ! la séance d’orgue, ce soir, dans l’aérienne galerie de chêne sombre ; cette femme mystérieuse qui était venue se glisser entre eux comme une apparition, comme une vision, et l’auteur opulent de Dona Pia, le Parisien riche et lettré, tremblant de passion en l’écoutant, l’enlaçant dans l’escalier gothique, et Chapenel, le prophète-fou, se mettant entre ces amants, et la ville dont on entendait cette nuit le halètement régulier et grondant, semblable à celui de la mer, et ses lumières, ses théâtres, ses concerts, ses fêtes, sa vie grouillante, ses amours, ses douleurs, ses drames, oh ! Paris ! Paris !

« Je n’irai pas à ces noces champêtres, se dit Frédéric, ce sera assommant ! »