La Bergerie/8

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Calmann-Lévy éditeurs (p. 112-122).

VIII

Le jeudi qui suivit, comme il arrivait chez son patron, britannisé par son « taylor » du vert de sa cravate au talon de son soulier, aminci, diminué par son veston étroit dont les pans écourtés lui battaient les hanches, il eut la déception de s’entendre dire :

« Rosine ne viendra pas aujourd’hui ; j’en suis désolé ; ma sœur qui était en Amérique a débarqué ces jours-ci et se trouve actuellement chez ma mère, dont le voyage, de ce fait, sera retardé. »

Et pendant que Beaudry-Rogeas parlait, son œil d’élégant caressait, ajustait, moulait comme une main le cintrage des coutures, la forme raide, le grain du drap dans l’habit de Frédéric. Il lui demanda le nom de son tailleur, le félicita et s’applaudit d’avoir un secrétaire si bien mis, sans se douter que le malheureux avait escompté près de deux mois d’appointements pour plaire, sous ce costume, à une certaine Rosine qui ne viendrait pas.

Rosine ! Frédéric avait rêvé sous ce nom les choses les plus extraordinaires ; il l’avait vue, en vérité, comme en chair et en os, profitant son nez en l’air, les bouffettes légères de ses cheveux, son épaule frêle, sa gorge droite d’enfant sur le vitrail verdâtre et plombé de la salle à manger sombre ; il s’était vu là, laissé par le père et Chapenel, dans un hasard, seul avec elle et ne disant rien. Il rêvait l’idylle déchirante, douloureuse et révoltée du jeune homme pauvre, amoureux de la princesse, et Rosine grandissant, devenant femme et sentant l’amour — par simple instinct — dans cet artiste gentilhomme, car il serait artiste, et il avait écrit déjà, sous l’hypnotisme de Chapenel, un pamphlet contre la basilique de Montmartre… mais Rosine ne venait pas aujourd’hui et tout s’effondrait. Il fut triste et morne.

Le chagrin fut plus perfide que tous les charmes réels sur le nerveux et l’impressionnable qu’il était. Inconsciemment il souffrait à cause de Rosine ; là était le danger.

L’après-midi, comme Beaudry-Rogeas était absent et qu’il travaillait au pesant bureau d’acajou, plaqué d’aigles dorées, Chapenel vint le voir. Chapenel lui montrait de la sympathie, il en avait de l’orgueil ; cet artiste honoraire, secrétaire de son métier, s’arrangeait de façon, sans qu’on pût savoir comment, à donner à ses choix, à ses préférences d’amitié, comme une marque glorieuse ; il était moins mauvais que méchant et même moins méchant que dédaigneux. Frédéric fut secrètement flatté de cette petite visite.

« Qu’est-ce que vous faites ? demanda-t-il, enfumé de tabac par toutes les pipes dont il venait de se saturer depuis le déjeuner en rêvassant. »

Frédéric montra le livre de Baluze qu’il traduisait. Chapenel haussa les épaules.

« Jamais Beaudry-Rogeas n’en sortira, dit-il, il n’a aucune puissance de travail, c’est un paresseux. »

Le mot étonna Frédéric dans la bouche de cet improductif. Chapenel était trop intelligent pour ne pas s’en apercevoir ; il se hâta d’ajouter :

« C’est une mentalité paresseuse. Il ne fera rien. Dona Pia ? Cette plaquette ! Vingt-huit pages et pas une pensée. Son volume de contes ? C’est bien léger. Vous souriez de m’entendre dire cela à moi. Vous ne savez pas, Aubépine, que je suis un travailleur, moi. Nul ne trime autant que moi. Parce que je n’exécute pas, vous pensez des choses… Mais qu’est-ce que l’exécution ? Une faible partie de la conception, une machine toute matérielle qui n’a rien de commun souvent avec l’idée créatrice. Mon travail est perpétuel, il est permanent et ne connaît pas la lassitude. Je pense, je pense. Le pecus (c’était à peu près toute l’humanité que Chapenel entendait par ce mot), le pecus n’en saura rien ; pourquoi en saurait-il quelque chose ? »

Frédéric trouvait royal cet orgueil.

« Vous êtes la source qui refuse de couler, l’étoile qui retient sa lumière, dit-il avec une légère émotion admirative. »

Ces mots plurent à Chapenel, mais il demeura glacial et bourru.

« Bien sûr ! » répondit-il en arpentant le cabinet, les mains aux poches du pantalon, plissant les basques de sa redingote longue.

Frédéric résolut de déchirer son pamphlet sur le style non-gothique, et de penser toujours sans écrire jamais.

« Dites-moi, fit Chapenel tout à coup, vous avez vu cette femme ?

— Quelle femme ?

— La Norvégienne, la protégée de Beaudry-Rogeas, que vous êtes allé entendre l’autre soir.

— Je l’ai vue et entendue, c’est vrai. Elle est remarquable, indécise et poétique, un personnage de roman, moins belle qu’étrange ; et ce talent ! Je comprends qu’on soit amoureux à se tuer d’une femme telle que celle-là.

— Vous voulez dire d’une aventurière comme celle-là. »

Avec un instinct secret de curiosité, Frédéric voulut pousser à bout Chapenel, le faire monter en jouant l’enthousiasme, et s’amuser à lui extorquer ainsi les arguments dont il devait assaillir tous les jours le malheureux Beaudry-Rogeas.

« Une aventurière, cette créature de modestie, de timidité, de dignité ? jamais ! C’est un prestige vivant qui s’ignore. Il n’y a d’elle qu’un mot à dire : elle est exquise. »

Il s’attendait à un éclat. Chapenel ne dit rien. Surpris, Frédéric leva vers lui la tête ; il souriait à peine, de ses yeux sombres et brûlants qui se fendaient, se bridaient, se plissaient sous l’arcade hirsute des sourcils. Sans prononcer un mot, sans même regarder le jeune homme, il continua longtemps ce geste d’ironie. Frédéric sentit un trouble, une honte d’avoir été naïf en s’emballant pour la femme au chapeau de feutre fané. Elle se dépoétisa, s’enlaidit, devint équivoque et douteuse. Chapenel pensait à elle aussi et souriait toujours…

Frédéric, à la fin, songea sans l’énoncer précisément :

« On ne peut pourtant pas laisser ce brave homme de Beaudry-Rogeas, bon, honnête et facile à tromper comme il est, s’enliser dans cette affaire dont il sera vite la dupe douloureuse. Cette Ejelmar doit être une comédienne. »

Ce fut un des plus prompts, un des plus étonnants triomphes de Chapenel, que ce bouleversement accompli en moins de cinq minutes et sans mot férir, d’un sentiment, d’un charme très fort, établi au fond le meilleur de cette âme de jeune homme. Il y avait là quelque chose qui ne s’analysait pas. Chapenel était un tyran subtil.

« Beaudry-Rogeas, reprit-il après un long silence, est capable des pires niaiseries. Sa sœur, qui revient d’Amérique, a une bien autre carrure d’esprit. Lydie Beaudry-Rogeas est une femme comme on n’en voit pas. Voilà une femme, Aubépine ; vous la verrez bientôt. Quel âge elle a ? Elle n’en a pas. Puis qu’importe ! Elle n’a pas trente ans, mais cela m’est égal. C’est une artiste, un être pur et fort. Je l’ai vue créer des formules de pensée et de beauté dont je n’aurais pas été capable. On peut s’appuyer sur elle ; c’est un ami sûr. Il faudra que son frère s’aide beaucoup d’elle pour Naissance d’Europe. »

Comme chaque fois que Chapenel et lui avaient ensemble causé, Frédéric emporta chez lui des impressions troubles et confuses. Il rêva la nuit à Rosine. C’était dans la salle à manger sombre aux baies de vitraux verdâtres et plombés ; elle était dans le fond obscur où son pâle visage blond se voyait seul. Elle marcha ; son corps ondulait, flottait, s’allongeait dans une robe mince, mince, un étui sans fin qui s’enroulait en volutes. Il en eut peur. C’était le serpent enfant dont avait parlé Chapenel. Elle était pourtant idéalement jolie et caressante, mais la crainte du venin mortel, dans la petite dent pointue qui dépassait sa lèvre, le retenait de lui tendre les bras. La porte s’ouvrit soudain, sans bruit, comme dans les rêves, un jeune homme entra, l’air doux, profond et pur, imberbe et sans âge. Il dit : « Je suis Lydie Beaudry-Rogeas, la sœur de votre maître ; je me mets en homme parce que je suis un ami sûr. » Et tout cela fit souffrir Frédéric comme un cauchemar.

Il revit Mme Ejelmar une après-midi, au concert norvégien où l’amena Beaudry-Rogeas. Paris était encore là et l’attendait dans la salle. C’était un choix d’élégances exotiques, cosmopolites ou seulement parisiennes. Les chapeaux, la soie des corsages, tant de visages, d’yeux de femmes hautains et doux, le col nu des jeunes filles, les éventails, les chevelures brunes, gaufrées et torses des Françaises, les cheveux couleur de paille des Scandinaves, les parfums, l’odeur des buissons de mimosa sur la scène, troublaient son cerveau comme un vin capiteux. Beaudry-Rogeas lui montrait les célébrités. C’était là, tout près, dans l’embrasure de la porte, le maître Duval, de l’Institut, un petit homme fluet, perdu dans sa pelisse de fourrure, les cheveux tout gris déjà, sortant en mèches du chapeau haut de forme ; plus loin, le jeune et illustre compositeur Ménessier, dont l’Europe fredonne les airs, et que tout le monde regarda quand il entra, tant il se faisait, avec toute sa mise, la « tête » d’Alfred de Musset ; Gado, le chansonnier délicieux qui arrivait, chauve, timide et mal mis, et choisissait la première place pour se faire de la réclame. Un silence tout à coup plana. Les éventails s’immobilisèrent, on cessa d’entendre chuchoter les femmes ; le vacarme assourdi qui régnait s’apaisa ; une trouée se fit dans l’encombrement qui obstruait la porte, et il se dessina un mouvement muet de jeunes curieuses se levant pour voir avancer le personnage qui entrait. Il était grand, large d’épaules, possédait un ventre imposant, une belle barbe brune, et ses yeux bleus souriaient.

« Croix-Martin ! cria Beaudry-Rogeas en quittant précipitamment Frédéric. Que j’aille lui serrer la main ! »

Le grand Croix-Martin, le Maître des maîtres, le Génie ! Toute de suite, Frédéric reconnut dans cette figure de santé, de bonté joyeuse, l’original de tant de photographies qui courent les journaux illustrés et les vitrines des luthiers. Croix-Martin, l’auteur de David, le musicien de Bethsabé, de ce Miserere immortel que dans son opéra le roi-prophète chante, brodé sur la tragique phrase liturgique. Frédéric le dévorait des yeux. Il était venu, prié par Beaudry-Rogeas, pour entendre la pauvre Ejelmar jouer ses rapsodies… Se rappelant le sourire de Chapenel, le jeune homme s’effrayait que, pour l’obscure inconnue, on eût dérangé cette éminence de l’Art.

Beaudry-Rogeas, retenu par les grands hommes, demeura là-bas parmi eux, aux places réservées du premier rang, oubliant ici Frédéric. Celui-ci en sentit une blessure secrète. Il eut le sens de n’être rien au monde. Des musiciens vinrent en scène et jouèrent un quatuor étrange, conçu dans les fjords. Leur incompréhensible symphonie eut un succès colossal. Le bruit des applaudissements donna le vertige au fils de la danseuse. Des choses endormies s’éveillaient en lui, des envies de gloire, comme une saveur lointaine de voluptés goûtées jadis. Il aurait voulu être quelqu’un, et que toutes ces femmes aux mains gantées de blanc eussent vers lui l’enthousiasme fou qu’elles venaient d’avoir pour ce violoniste suédois qui saluait encore en scène en ce moment.

Ce concert fut pour lui un martyre inconscient. Il écoutait plus les bravos que les airs qui les avaient motivés. Mme Ejelmar parut au dernier numéro du programme. Elle était en robe de velours noir, une robe archaïque, sans mode, sans style, venue peut-être d’une aïeule, tendue sur ses omoplates maigres ; elle était à demi-morte de pâleur, de lassitude, sous ses bandeaux nuageux que la lumière électrique blanchissait. Son talent fut noyé dans tous les autres. Croix-Martin et Beaudry-Rogeas se parlaient bas tant qu’elle jouait. L’excellent grand homme lui créa un succès en criant de toutes ses forces : « Bravo ! » quand les Rapsodies dalécarliennes furent achevées. Mais Frédéric ne vit plus en elle qu’une rouée jouant la comédie de l’honnêteté scrupuleuse pour se faire épouser par le riche veuf.

À la sortie, il usa d’adresse pour se retrouver aux côtés de son patron. Ce qu’il espérait, ce qu’il brûlait d’obtenir, c’était une présentation à Croix-Martin, dont il avait le fanatisme, ou même à Ménessier, dont l’habit 1830 avait du prestige sur lui, ou même à Gado, dont il adorait les chansons. Beaudry-Rogeas se borna à lui dire :

« Cher ami, il est cinq heures, nous ne ferions plus rien aujourd’hui ; vous avez votre liberté. À demain. »

Et le lendemain, en refoulant les larmes qui lui montaient aux yeux, il apprit que Gado, Duval, Ménessier et Croix-Martin avaient dîné ce soir-là chez Beaudry-Rogeas.

L’orgueil, chez les hommes, se nourrit, s’engraisse des humiliations subies, et ce n’est pas aux gens repus d’honneurs qu’il est difficile d’être modeste ! Ce fait d’avoir été mis de côté, comme un subalterne, au dîner des grands hommes, fut pour Frédéric le thème de méditations cruelles et farouches, et creusa dans son cœur un abîme d’ambition, affamé de notoriété, de succès, d’autorité, de gloire. Il devait longtemps garder rancune à son maître de cette blessure d’amour-propre, non voulue. Il oublia les cigares familiers dont le millionnaire le comblait dans l’intimité, les confidences même dont Beaudry-Rogeas l’avait honoré, cette affection quele brave homme, « bon cœur » qu’il était, lui avait montrée, et formula cette pensée où vibrait toute sa colère :

« Je vaux pourtant bien ce marchand de vin ! »

En fait, le marchand de vin voyait bien plus en lui l’employé que le marquis, et son besoin secret d’ostentation, en recevant chez lui les musiciens célèbres, n’avait pas requis la présence de ce jeune homme timide et obscur — tout simplement.

Frédéric se mit à penser avec plus de tendresse à la bonne tante si longtemps négligée et qui l’eût consolé. La perspective d’un séjour à Parisy le séduisit tout à coup. Il se dit : Pourquoi n’irai-je pas à ce mariage ?