La Cité de Dieu (Augustin)/Livre IX/Chapitre IV

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La Cité de Dieu
Texte établi par RaulxL. Guérin & Cie (Œuvres complètes de Saint Augustin, tome XIIIp. 180-182).
CHAPITRE IV.
SENTIMENTS DES PÉRIPATÉTICIENS ET DES STOÏCIENS TOUCHANT LES PASSIONS.

Il y a deux opinions parmi les philosophes touchant ces mouvements de l’âme que les Grecs nomment πάθη, et qui s’appellent, dans notre langue, chez Cicéron[1], par exemple, perturbations, ou chez d’autres écrivains, affections, ou encore, pour mieux rendre l’expression grecque, passions. Les uns disent qu’elles se rencontrent même dans l’âme du sage, mais modérées et soumises à la raison, qui leur impose des lois et les contient dans de justes bornes. Tel est le sentiment des Platoniciens ou des Aristotéliciens ; car Aristote, fondateur du péripatétisme, est un disciple de Platon. Les autres, comme les Stoïciens, soutiennent que l’âme du sage reste étrangère aux passions. Mais Cicéron, dans son traité Des biens et des maux[2], démontre que le combat des Stoïciens contre les Platoniciens et les Péripatéticiens se réduit à une querelle de mots. Les Stoïciens, en effet, refusent le nom de biens aux avantages corporels et extérieurs, parce qu’à leur avis le bien de l’homme est tout entier dans la vertu, qui est l’art de bien vivre et ne réside que dans l’âme. Or, les autres philosophes, en appelant biens les avantages corporels pour parler simplement et se conformer à l’usage, déclarent que ces biens n’ont qu’une valeur fort minime et ne sont pas considérables en comparaison de la vertu. D’où il suit que des deux côtés ces objets sont estimés au même prix, soit qu’on leur donne, soit qu’on leur refuse le nom de biens ; de sorte que la nouveauté du stoïcisme se réduit au plaisir de changer les mots. Pour moi, il me semble que, dans la controverse sur les passions du sage, c’est encore des mots qu’il s’agit plutôt que des choses, et que les Stoïciens ne diffèrent pas au fond des disciples de Platon et d’Aristote.

Entre autres preuves que je pourrais alléguer à l’appui de mon sentiment, je n’en apporterai qu’une que je crois péremptoire. Aulu Gelle, écrivain non moins recommandable par l’élégance de son style que par l’étendue et l’abondance de son érudition, rapporte dans ses Nuits attiques[3] que, dans un voyage qu’il faisait sur mer avec un célèbre stoïcien, ils furent assaillis par une furieuse tempête qui menaçait d’engloutir leur vaisseau ; le philosophe en pâlit d’effroi. Ce mouvement fut remarqué des autres passagers qui, bien qu’aux portes de la mort, le considéraient attentivement pour voir si un philosophe aurait peur comme les autres. Aussitôt que la tempête fut passée et que l’on se fut un peu rassuré, un riche et voluptueux asiatique de la compagnie se mit à railler le stoïcien de ce qu’il avait changé de couleur, tandis qu’il était resté, lui, parfaitement impassible. Mais le philosophe lui répliqua ce que Aristippe, disciple de Socrate, avait dit à un autre en pareille rencontre : « Vous avez eu raison de ne pas vous inquiéter pour l’âme d’un vil débauché, mais moi je devais craindre pour l’âme d’Aristippe[4] ». Cette réponse ayant dégoûté le riche voluptueux de revenir à la charge, Aulu-Gelle demanda au philosophe, non pour le railler, mais pour s’instruire, quelle avait été la cause de sa peur. Celui-ci, s’empressant de satisfaire un homme si jaloux d’acquérir des connaissances, tira de sa cassette un livre d’Epictète[5], où était exposée la doctrine de ce philosophe, en tout conforme aux principes de Zénon[6] et de Chrysippe, chefs de l’école stoïcienne. Aulu-Gelle dit avoir lu dans ce livre que les Stoïciens admettent certaines perceptions de l’âme, qu’ils nomment fantaisies[7], et qui se produisent en nous indépendamment de la volonté. Quand ces images sensibles viennent d’objets terribles et formidables, il est impossible que l’âme du sage n’en soit pas remuée : elle ressent donc quelque impression de crainte, quelque émotion de tristesse, ces passions prévenant en elle l’usage de la raison ; mais elle ne les approuve pas, elle n’y cède pas, elle ne convient pas qu’elle soit menacée d’un mal véritable. Tout cela, en effet, dépend de la volonté, et il y a cette différence entre l’âme du sage et celle des autres hommes, que celle-ci cède aux passions et y conforme le jugement de son esprit, tandis que l’âme du sage, tout en subissant les passions, garde en son esprit inébranlable un jugement stable et vrai, touchant les objets qu’il est raisonnable de fuir ou de rechercher. J’ai rapporté ceci de mon mieux, non sans doute avec plus d’élégance qu’Aulu-Gelle, qui dit l’avoir lu dans Epictète, mais avec plus de précision, ce me semble, et plus de clarté.

S’il en est ainsi, la différence entre les Stoïciens et les autres philosophes, touchant les passions, est nulle ou peu s’en faut, puisque tous s’accordent à dire qu’elles ne dominent pas sur l’esprit et la raison du sage ; et quand les Stoïciens soutiennent que le sage n’est point sujet aux passions, ils veulent dire seulement que sa sagesse n’en reçoit aucune atteinte, aucune souillure. Or, si elles se rencontrent en effet dans son âme, quoique sans dommage pour sa sagesse et sa sérénité, c’est à la suite de ces avantages et de ces inconvénients qu’ils se refusent à nommer des biens et des maux. Car enfin, si ce philosophe dont parle Aulu-Gelle n’avait tenu aucun compte de sa vie et des autres choses qu’il était menacé de perdre en faisant naufrage, le danger qu’il courait ne l’aurait point fait pâlir. Il pouvait en effet subir l’impression de la tempête et maintenir son esprit ferme dans cette pensée que la vie et le salut du corps, menacés par le naufrage, ne sont pas de ces biens dont la possession rend l’homme bon, comme fait celle de la justice. Quant à la distinction des noms qu’il faut leur donner, c’est une pure querelle de mots. Qu’importe enfin qu’on donne ou qu’on refuse le nom de biens aux avantages corporels ? La crainte d’en être privé effraie et fait pâlir le stoïcien tout autant que le péripatéticien ; s’ils ne les appellent pas du même nom, ils les estiment au même prix. Aussi bien tous deux assurent que si on leur imposait un crime sans qu’ils pussent l’éviter autrement que par la perte de tels objets, ils aimeraient mieux renoncer à des avantages qui ne regardent que la santé et le bien-être du corps, que de se charger d’une action qui viole la justice. C’est ainsi qu’un esprit où restent gravés les principes de la sagesse a beau sentir le trouble des passions qui agitent les parties inférieures de l’âme, il ne les laisse pas prévaloir contre la raison ; loin d’y céder, il les domine, et, sur cette résistance victorieuse il fonde le règne de la vertu. Tel Virgile a représenté son héros, quand il a dit d’Enée :

« Son esprit reste inébranlable, tandis que ses yeux versent inutilement des pleurs[8] ».

  1. De Fin., lib. iii, ch. 20. — Comp. Tuscul. qu., lib. iii, cap. 4 ; lib. IV, cap. 5 et 6.
  2. C’est le traité bien connu De finibus bonorum et malorum. Voyez le livre iii, ch. 12, et le livre iv. — Comp. Tuscul. qu., lib. iv, cap. 15-26.
  3. Au livre XIX, ch. 1.
  4. Voyez Diogène Laërce, livre II, § 71.
  5. Epictète, philosophe stoïcien, florissait à la fin du premier siècle de l’ère chrétienne. Il n’a probablement rien écrit ; mais son disciple Arrien a fait un recueil de ses maximes sous le nom de Manuel, et a composé en outre sur la morale d’Epictète un ouvrage étendu dont il nous reste quatre livres.
  6. Zénon de Cittium, fondateur de l’école stoïcienne, maître de Cléanthe et de Chrysippe. Il florissait environ 300 ans avant Jésus-Christ.
  7. De φαντασία, image, représentation. Voyez Cicéron, Acad. qu., lib. i, cap. 11.
  8. Enéide, livre iv, vers 449.