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La Cité de Dieu (Augustin)/Livre IX/Chapitre XXIII

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La Cité de Dieu
Texte établi par RaulxL. Guérin & Cie (Œuvres complètes de Saint Augustin, tome XIIIp. 192-194).
CHAPITRE XXIII.
LE NOM DE DIEUX EST FAUSSEMENT ATTRIBUÉ AUX DIEUX DES GENTILS, ET IL CONVIENT EN COMMUN AUX SAINTS ANGES ET AUX HOMMES JUSTES, SELON LE TÉMOIGNAGE DE L’ÉCRITURE.

Si les Platoniciens aiment mieux donner aux anges le nom de dieux que celui de démons, et les mettre au rang de ces dieux qui, suivant Platon[1], ont été créés par le Dieu suprême, à la bonne heure ; je ne veux point disputer sur les mots. En effet, s’ils disent que ces êtres sont immortels, mais cependant créés de Dieu, et qu’ils sont bienheureux, mais par leur union avec le Créateur et non par eux-mêmes, ils disent ce que nous disons, de quelque nom qu’ils veuillent se servir. Or, que ce soit là l’opinion des Platoniciens, sinon de tous, du moins des plus habiles, c’est ce dont leurs ouvrages font foi. Pourquoi donc leur contesterions-nous le droit d’appeler dieux des créatures immortelles et heureuses ? il ne peut y avoir aucun sérieux débat sur ce point, du moment que nous lisons dans les saintes Ecritures : « Le Dieu des dieux, le Seigneur a parlé[2] » ; et ailleurs : « Rendez gloire au Dieu des dieux[3] » ; et encore : « Le grand Roi élevé au-dessus des dieux[4] ». Quant à ce passage : « Il est redoutable par-dessus tous les dieux[5] », le verset suivant complète l’idée du Psalmiste, car il ajoute : « Tous les dieux des Gentils sont des démons, et le Seigneur a fait les cieux[6] ». Le Prophète dit donc que le Seigneur est plus redoutable que tous les dieux ; mais il entend parler des dieux des Gentils, lesquels ne sont que des démons. Ce sont ces démons à qui Dieu est redoutable, et qui, frappés de crainte, disaient à Jésus-Christ : « Es-tu venu pour nous perdre ? » Mais quand le Psalmiste parle du Dieu des dieux, il est impossible qu’il soit question du dieu des démons. De même, ces paroles : Le grand Roi élevé au-dessus de tous les dieux, ne veulent point dire au-dessus de tous les démons. D’un autre côté, l’Ecriture appelle dieux quelques hommes d’entre le peuple de Dieu : « J’ai dit : Vous êtes tous des dieux et les enfants du Très-Haut[7] ». Lors donc que le Psalmiste parle du Dieu des dieux, on peut fort bien entendre qu’il est le Dieu de ces dieux-là, et dans le même sens il est aussi le grand Roi élevé au-dessus de tous les dieux.

Mais, dira-t-on, si des hommes ont été nommés dieux parce qu’ils sont de ce peuple à qui Dieu parle par la bouche des anges ou des hommes, combien plus sont dignes de ce nom des esprits immortels qui jouissent de la félicité où les hommes aspirent en servant Dieu ? Que répondrons-nous à cela, sinon que ce n’est pas sans raison que la sainte Ecriture a donné le nom de dieux à des hommes plutôt qu’à ces esprits bienheureux dont on nous promet la félicité après la résurrection des corps, et qu’elle l’a fait de peur que notre faiblesse et notre infidélité, trop frappées de l’excellence de ces créatures, n’en transformassent quelqu’une en Dieu ? Or, le danger est facile à éviter, quand c’est de créatures humaines qu’il s’agit. D’ailleurs, les hommes du peuple de Dieu ont dû être nommés dieux plus clairement, afin qu’ils fussent assurés que celui qui a été appelé le Dieu des dieux est certainement leur Dieu ; car, encore que ces esprits immortels et bienheureux qui sont dans le ciel soient appelés dieux, ils n’ont pourtant pas été appelés dieux des dieux, c’est-à-dire des hommes du peuple de Dieu, puisqu’il a été dit à ces mêmes hommes : « Vous êtes tous des dieux et les enfants du Très-Haut ». L’Apôtre a dit en conséquence : « Bien qu’il y en ait que l’on appelle dieux, soit dans le ciel, soit sur la terre, et qu’il y ait ainsi plusieurs dieux et plusieurs seigneurs, nous n’avons qu’un seul Dieu, le Père, de qui tout procède et en qui nous sommes, et un seul Seigneur, Jésus-Christ, par qui ont été faites toutes choses et nous-mêmes[8] ».

Il est donc inutile d’insister sur cette dispute de mots, puisque la chose est si claire qu’elle ne laisse aucune incertitude. Quant à ce que nous disons que les anges qui ont été envoyés aux hommes pour leur annoncer la volonté de Dieu sont au nombre de ces esprits bienheureux et immortels, cette doctrine choque les Platoniciens. Ils ne veulent pas croire que ce ministère convienne aux êtres bienheureux et immortels qu’ils appellent dieux ; ils l’attribuent aux démons, qu’ils estiment immortels, mais sans oser les croire bienheureux ; ou s’ils les font immortels et bienheureux à la fois, ce sont pour eux de bons démons, mais non pas des dieux, lesquels habitent les hauteurs célestes loin de tout contact avec les hommes. Bien que cette dissidence paraisse n’être que dans les mots, le nom de démons est si odieux que nous sommes obligés de le rejeter absolument quand nous parlons des saints anges. Concluons donc, pour finir ce livre, que ces esprits immortels et bienheureux, qui ne sont toujours, quelque nom qu’on leur donne, que des créatures, ne peuvent servir de médiateurs pour conduire à la béatitude éternelle les misérables mortels dont les sépare une double différence. Quant aux démons, ils tiennent en effet le milieu entre les dieux et les hommes, étant immortels comme les premiers et misérables comme les seconds ; mais comme c’est en punition de leur malice qu’ils sont misérables, ils sont plus capables de nous envier la béatitude que de nous la procurer. Dès lors, il ne reste aux amis des démons aucune bonne raison pour établir l’obligation d’adorer comme des aides ceux que nous devons éviter comme des trompeurs. Enfin, pour ce qui touche les esprits réputés bons, et, à ce titre, non-seulement immortels, mais bienheureux, auxquels ils se croient obligés d’offrir, sous le nom de dieux, des sacrifices pour obtenir la béatitude après cette vie, nous ferons voir au livre suivant que ces esprits, quels qu’ils soient et quelque nom qu’ils méritent, ne veulent pas qu’on rende les honneurs de la religion à un autre qu’à Dieu, leur créateur, source de leur félicité.

  1. Voyez le Timée, Discours de Dieu aux dieux, tome xii de la trad. de M. Cousin, p. 137.
  2. Ps. xlix, 1.
  3. Ibid. cxxxv, 2.
  4. Ibid. xciv, 3.
  5. Ibid. xcv, 4.
  6. Ibid. 5.
  7. Ps. lxxxi, 6.
  8. I Cor. viii, 5, 6.