La Jongleuse/03

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Mercvre de France (p. 43-69).
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III

Il arriva vers cinq heures, le vendredi suivant, pour être plus correct, plus de son monde, et il trouva, chez elle, un étonnant salon bourgeois. Il était entré par une autre porte que celle du petit jardin, cela se devinait tout de suite. Une maison ordinaire, des plantes vertes d’allures ordinaires, des tentures ordinaires venues du Louvre, une bonne qui conservait l’accent de son pays, et, dans ce salon, au premier étage, des gens quelconques ; un vieux monsieur à favoris blancs ressemblant à un diplomate pour casinos, deux dames très grosses, l’une d’elles nimbée d’un chapeau orné d’une chouette, une jeune fille de vingt ans essayant d’en paraître dix et habillée d’une blouse d’enfant de chœur, sa natte de cheveux lui battant les reins, enfin Mme Donalger. C’est-à-dire Éliante, en visite chez Mme Donalger.

Il ne reconnaissait plus du tout cette femme. Elle portait une robe tailleur, noire, bien entendu, mais commune et tachée d’une affreuse cravate violette à pois blancs. Elle était coiffée en petit pouff bouffant très modiste, et elle avait le teint jaune, sans fard, un teint ivoirin de femme qui souffre… ou qui s’est trop amusée. Ses yeux complètement fermés, en ce sens qu’ils étaient noirs comme tous les yeux noirs, eurent un regard poli, cruellement affectueux de maîtresse de maison recevant un parent pauvre. Sa bouche, tirée des coins, émit un sourire banal, et elle lui offrit une main molle, si blanche, par exemple, qu’il on demeura inquiet. Elle avait presque l’air, cette main, d’appartenir à l’autre Éliante, l’Éliante d’amour.

On causa.

Le vieux monsieur diplomate représentait le beau-frère sourd. Il parlait haut, n’était au courant de rien, s’occupait solennellement de la santé du président de la République avec la dame nimbée d’une chouette. Quant à la jeune fille, on l’imposa comme on tend une aumônière à l’église :

— Tenez, monsieur Reille, voici ma nièce,. Missie, qui est enrhumée. Puisque vous êtes un peu médecin, sermonnez-la. Elle veut absolument se décolleter pour aller au théâtre ce soir. Et à une seconde, encore ! Une seconde à l’Odéon… dans votre quartier…

Il dut s’asseoir sur un canapé Récamier très dur, avec cette demoiselle un peu osseuse, une fille à gros tibias, portant ses coudes comme des manches de pioche et belle de cette trop facile beauté du diable qui ne séduit que les apoplectiques.

— Ma petite tante m’a dit que vous étiez au bal des enfants tuberculeux, Monsieur ? Est-ce qu’ils ont dansé ?

Et elle le regardait en dessous, la physionomie convenablement rosse, les yeux luisants, essayant d’enfoncer la pointe de son naissant esprit de niaise dans la profondeur bleuâtre des yeux du jeune passionné.

— Bien ! pensa-t-il désolé de cette nouvelle aventure, c’est un piège. On ne pourra rien casser du tout. Pourtant si je ne fais pas peur à l’Éliante bourgeoise, je suis fichu, elle va se payer ma tête, je deviendrai le bon petit garçon qui frétille dans la nasse.

Il grommela :

— Mais non, Mademoiselle, on ne danse pas quand on tousse, c’est défendu, et ce serait une plus grande imprudence encore de vous décolleter… d’après ce que je vois.

— Alors vous n’avez jamais vu ma tante danser, vous ! Ce qu’elle s’en donne quand elle s’y met. Il est vrai qu’elle danse… en robe montante.

S’il l’avait vue danser ? Oh ! oui ! et un tourbillon passait en rêve. Une valseuse noire dont les jupes s’envolaient comme de sombres feuilles d’acanthe autour du beau fruit défendu, d’un corps lisse et souple, que l’on rêvait plus blanc, plus lisse et plus souple parce qu’il était voilé de deuil. Deuil de qui ? Deuil de quoi ? Un affreux deuil prémédité avant la lettre, pour aguicher les pierrots dont l’imagination aigrie de bonne heure, avait picoré le fumier de Baudelaire, les jours de pluie. Non d’un chien !…

(Il essuyait rageusement ses pieds sur un tabouret pompadour couleur de crème à la rose.)

On parla donc des tuberculeux qu’on guérissait radicalement sans que pour cela les affections de poitrine diminuassent le moins du monde, et il expectora les phrases d’homme grave qui possède un jugement arrêté sur tous les cas. S’il n’avait que vingt-deux ans, il connaissait les différentes manières d’être poliment stupide, ne pinçait pas même la bouche, comme elle, cette Éliante si froide, si calme, si parfaitement une honnête femme, possédant le beau-frère sourd, la nièce innocente, des tas d’empêchements à danser en rond… et qui dansait, dansait, se roulait la nuit, en miaulant des choses invraisemblables comme une chatte enragée.

Désespéré de son inutile visite, Léon Reille se tourna vers la nièce pour tâcher de s’instruire un peu au sujet de cette maison.

Mlle Marie Chamerot, dite Missie, fille d’une sœur morte de ce M. Donalger, l’officier de marine, parti dans un vaisseau de sapin et ne devant jamais revenir, heureusement, était une grande personne, plus grande qu’Éliante. Elle semblait douée du mouvement perpétuel, et elle cassait ingénument les soucoupes de Chine. À chaque instant, elle se levait, prenait un objet, une cuillère, du sucre, une tasse, remuait des meubles, et on entendait un éclat de rire, aigre comme verjus, ou un éclat de porcelaine. Elle éternuait de temps en temps dans un mouchoir de soie mauve et se mouchait, d’une façon plus pratique, dans un autre, de vulgaire batiste. Elle frissonnait de fièvre et de froid sous sa blouse d’enfant de chœur et sa natte, battant ses reins, une natte de cheveux châtains clairs, lui communiquait une animalité comique, puisqu’on lui disait Missie. Elle rappelait un peu ces levrettes maigres, grelottant par 45 degrés de chaleur à l’ombre, la queue entre les jambes. Le pire est qu’elle s’assit au piano, sans se faire prier et qu’elle chanta, malgré son rhume, répétant qu’elle allait imiter Yvette, en reniflant à la fin des couplets. Elle souligna tous les passages graveleux, et, revenue du piano sur le canapé Récamier, elle alluma une cigarette, croisa les jambes :

— Fumez-vous, cher Monsieur ? C’est excellent pour le rhume, vous savez.

Léon Reille était ahuri. Il savait bien que l’éducation du jour tolérait ces manières de garçon manqué, seulement il songeait qu’une grande diablesse d’innocente pareille devait furieusement encombrer le salon d’Éliante. Mlle Missie n’avait pas l’air méchant, elle tenait tout au plus aux mines rosses, et elle aurait pu devenir jolie, si elle avait compris ce que la grâce naturelle, ou artificielle, teinte d’illusion un corps de femme, jeune ou vieux.

— Non, je ne fume pas… au moins devant les jeunes filles ! répondit-il flegmatiquement.

Il songeait aussi que la nuit chez l’Éliante d’amour s’était tout entière écoulée sans que lui, un fumeur de cigarettes, eût un seul instant regretté de ne pas oser en allumer une.

Il est vrai que le feu divin brûlait dans la sacrée potiche.

Il regarda Éliante, l’Éliante en visite chez Mme Donalger. Enfouie dans un grand fauteuil, toute noire, toute hermétique, elle ne souriait ni ne bougeait, ses yeux clos se traçant au pinceau sur son visage blanc d’ivoire comme des yeux de poupée. Sa petite coiffure modiste lui allait mal, elle était correcte et dignement parisienne, mais elle gardait ses yeux pour elle pour les soirs où elle allait courir sur les toits, et où il est permis de miauler des choses… peu françaises. On ne voyait dépasser de son charme bizarre, excitant et sorcier, que les petits pieds en nez de souris qu’elle posait sur un tabouret pompadour, couleur de crème à la rose.

— Votre nièce est charmante ! risqua Léon, qui s’était levé dans le brouhaha du piano et qui vint se placer derrière le grand fauteuil.

— N’est-ce pas, soupira Mme Donalger parfaitement grave, c’est une excellente fille, fort savante, elle possède des diplômes, et elle pourrait, au besoin, traduire votre… Dieulafoy. Si elle s’amuse à faire l’enfant, c’est qu’elle est persuadée que cela va mieux à son genre de beauté. Je l’aime beaucoup. Celui qui lui causerait une peine, même légère, serait pris en grippe dans cette maison, tenez-vous-le pour dit.

Léon Reille étouffa une violente envie de rire :

— Traduire mon Dieulafoy ? Vous vous imaginez donc qu’on apprend tout en latin…

— Moi, je ne sais pas, je ne sais rien… Je désire ne rien savoir.

Et elle crispa ses petits pieds de souris sur le tabouret pompadour.

— Il y a cependant une chose que je veux que vous sachiez, madame Éliante, murmura-t-il très bas, durant de bruyants accords plaqués, car Mlle Missie venait de réintégrer les romances d’Yvette, je casserai la cruche !

— Je vous en prie, taisez-vous, Monsieur. Mon beau-frère nous regarde.

— Bah ! Puisqu’il est sourd.

M. Donalger, le beau-frère, s’écria :

— Ah ! le quartier latin, jeune homme ! Mon vieux quartier latin, mais il n’a pas changé, je vous assure.

Muni d’une diplomatie fort rudimentaire, le brave homme n’imaginait point qu’un étudiant en médecine, présenté chez lui pour la première fois, dût causer d’autre chose que de son pays.

— Tiens ! vous n’avez pas menti… ajouta Léon, il est réellement sourd… Comme le fameux pot vierge. (Il reprit, plus haut.) Non le quartier latin ne changera jamais, il est toujours peuplé de voyous et de nigauds qui fredonnent toujours les mêmes refrains, ils conspuent ou ils suivent… les femmes ! Ah ! ce qu’on s’y amuse, Monsieur, au vieux quartier latin ! et il dissimula un bâillement de très réelle fatigue.

— Mauvais sujet ! lui décocha le sourd, avec un rire de circonstance, car il s’était bien appliqué dans ses faciles déductions.

Les deux dames se retirèrent en recommandant à Missie une nouvelle partition de Manon, une édition de luxe qu’on devait avoir chez soi, à cause de la reliure.

— Cela fait très gentil pour un cadeau d’étrennes, déclara celle nimbée d’une chouette.

— Et puis c’est agréable à voir sur le coin du piano, affirma la seconde, qui n’arborait qu’une modeste moitié de colombe.

Les deux dames sorties. Missie s’écria, entre deux éternuements :

— Quelles raseuses ! elles ne disent jamais rien de drôle, et elles ont peur des chansons de café-concert ! je n’aurai pas cette partition, car j’ai horreur des tirades sentimentales en musique.

Éliante ajouta doucement, avec un demi-sourire complice.

— C’est leur chapeau qui écoute.

Léon sourit aussi, et le beau-frère déclara péremptoirement :

— … Mais on a eu tort de percer le boulevard Saint-Michel, parce que cela relie les deux rives, et on ne reste plus chez soi.

Cette fois tout le monde se mit franchement à rire.

— Une tasse de thé ? demanda Éliante, se dirigeant vers le vieux monsieur, avec une déférence subite, comme si elle avait voulu détruire l’effet ridicule, indiquer qu’elle permettait un éclat mais pas plus.

— Volontiers, seulement, je n’ai pas mes cakes. Missie les a oubliés, tu sais, mes cakes aux abricots ?

Missie, avec un geste de servante de bouillon Duval, fit un :

— Ah ! bien, en voilà une histoire !

Elle courut cependant chercher les gâteaux en question, parce qu’Éliante, d’un léger signe de tête, lui avait indiqué la porte.

Alors, satisfait de son attente béate, le vieux gourmand se pelotonna près de la cheminée pour tisonner un gros morceau de bois en braises.

— Oui, je briserai la cruche, Madame Éliante, répéta Léon, s’asseyant à côté d’elle, sur le même canapé Récamier qui lui sembla moins dur.

Une transformation s’opéra. Éliante ouvrit les yeux. Elle fut belle.

— Pourquoi voudriez-vous me faire du mal ? dit-elle, reculant sa robe d’un geste vif de pensionnaire qui a peur… ou qui s’amuse. Je ne vous ai rien cassé, moi, Monsieur.

— Ah ! vous ne m’avez rien cassé ? Vous venez de gâcher mon existence pendant toute une semaine, j’ai fait la noce à l’endroit précis du livre où je devais étudier, et je me suis mis à lire à l’endroit précis où la plus élémentaire prudence vous recommande, au contraire, de s’amuser ferme… Rien cassé ! Et mes meubles ! Et mon Dieulafoy ! et mon amphore personnelle ? Vous appelez ça rien, vous ! (Il glissa furtivement sa main sur son genou, l’y appuya, rageur.) Et je me suis avili par-dessus le marché, car c’est s’avilir que de donner le nom de la femme qu’on veut à celle qu’on ne désire pas. De plus, au seul point de vue hygiénique, c’est déplorable. Éliante, pourquoi écrivez-vous des lettres débutant par cette phrase colossale : Monsieur et cher amant ! Si vous vous figurez que je vais vous la rendre !… Hum ! Vous vous êtes bien compromise, Madame. Je vais montrer ça, je vous jure, à tous mes amis du quartier latin. Rassurez-vous, j’en ai fort peu. Monsieur et cher amant ? Je reçois le vendredi ! Elle n’est pas longue votre lettre, mais du diable si je démêle ce que vous voulez dire. Vous n’êtes pas ma maîtresse…

Elle jouait avec une petite cuillère, tournant précieusement un mélange de thé, de rhum et de citron.

— Vous avez donc pensé à me la rendre, questionna-t-elle, demi-souriante, un petit sourire parfumé où il y avait la raillerie d’une goutte de citron.

— La voici ! avoua simplement le jeune homme, et il lui tendit le carton glacé qui lui brûlait la peau depuis deux jours à l’endroit du cœur.

— Non, Monsieur, je ne reprends point ce que je donne. (Elle s’exclama, légèrement étonnée.) Oh ! comme c’est chaud, vous avez donc si chaud que cela dans la poitrine ? Non, non, gardez ma lettre… ou brûlez-la, mais je crois que c’est déjà fait.

— Bon, je la garde… comme promesse de mariage. Vous m’avez séduit, je suis le Monsieur victime. On me doit une réparation.

— Certainement ! Épousez ma nièce, puisque vous la trouvez charmante ?

— Ah ! non, je n’aime pas les femmes qui ont les bras et les jambes en barreaux de prison. Merci bien. Ensuite, élevée par vous, elle doit avoir des idées singulières sur le pot-au-feu.

— Élevée par moi, Monsieur, elle aurait été, j’en suis convaincue, ou une belle et brave épouse, ou une spirituelle et grande courtisane. Mais M. Donalger l’a envoyée aux lycées, et lui a laissé fréquenter la Bodinière. Ce ne sera qu’un singe savant, ignorant l’art d’être femme… vous ferez peut-être sagement de ne pas l’épouser. Vous êtes trop… jeune.

— Et je vous assure, chère Éliante, que je n’ai nulle envie de me marier, ni maintenant ni plus tard. (Il se serra un peu contre sa hanche sous prétexte d’atteindre le sucrier.) C’est le sucre que vous cherchez, Madame ? cria-t-il très fort, pour s’attirer une réplique du vieux diplomate.

— Penh ! fit celui-ci la tête dans les cendres, nos édiles leur ont fabriqué des monuments magnifiques, mais je ne les crois pas plus assidus aux cours que de mon temps. Faut bien que jeunesse se passe !

— C’est absolument ce que je pense, souffla Léon tout bas, et si madame Éliante veut m’aider… Ça se passera d’une façon exquise. Éliante, ma lettre, à moi, ne vous a pas offensée ?

— … Amusée plutôt ! Vous êtes un peu brutal. et vous l’avez certainement écrite pour me froisser… Or… je vous ai déjà répondu.

— Oui : Monsieur et cher amant ! Vous continuez à vous moquer de moi ?

— Je dis toujours la vérité… en principe.

— Alors me voilà votre amant… théorique ?

— Si vous voulez…

— Oui, je le veux !

Ils en étaient là de leur fiévreuse causerie, d’apparence toute mondaine, lorsque Missie arriva, portant une assiette de gâteaux.

— Je ne pouvais pas les trouver ! Il n’y a personne à l’office, personne dans l’antichambre, et, si nous devons aller au théâtre, je me demande comment on dînera ? Dis donc, petite tante, invite Monsieur ! Il nous conduira, lui, c’est presque son quartier. (Elle éternua.) Moi, je me sens guérie !

Le genre d’ordre qui régnait à travers la cervelle de la jeune fille se répandait le long de ses discours. Au moment même où elle déplorait l’absence des domestiques, elle invitait un monsieur très nouveau venu à dîner, sans s’inquiéter de l’avis des parents présents, et elle déclarait son rhume guéri en éternuant aussi fort que les cymbales d’une grosse caisse.

Des gâteaux sautèrent de l’assiette sur le tapis. M. Donalger poussa une interjection de désespoir. Mme Donalger pinça la bouche, cette bouche qui venait de prononcer un : Si vous voulez ! à damner un saint, et elle toussa d’un ton grave, cherchant le regard de Missie.

— Bien quoi, encore ? fit la demoiselle en blouse, en se mouchant, pendant que Léon ramassait les gâteaux pour se donner une contenance vertueuse. Quand tu me ferais les gros yeux ? Ça ne servira de rien ; Monsieur est étudiant, moi je serai doctoresse quand ça me plaira, on est des copains ! Tu dis, toi-même, que je prends la science comme une éponge !

Très fière de ce nouvel effet, elle éclata de rire, d’un jovial rire de garçon obtus.

Léon l’imita. Quelle drôle de maison et qu’il ferait bon pénétrer dans l’intimité de ces dames ! Si c’était là le parfum exotique, il s’y habituerait. Cette espèce de grande guenon déguisée en enfant de chœur, parlant d’une voix de rogomme, l’air pas trop vicieux, seulement étourdie, maladroite et pressée, pédalant sur la vie parisienne, les prunelles fixes, la langue tirée, arrivant bonne première dans toutes ses classes et culbutant dans les salons, comme un clown de cirque (brisant, d’ailleurs, consciencieusement des lasses de Chine dignes d’un meilleur sort, ces tasses avec lesquelles Éliante, seule, semblait savoir jongler), ce grand singe, modérément femelle, représentait bien le repoussoir qui convenait à la rareté de l’autre, l’objet de vitrine. L’autre ne disait plus rien. Celle-ci, une fois remontée, jacassait des heures, frappait des accords, brisait des porcelaines et se remuait, s’agitait, éventant avec ses jupes de fillette, sa natte mal tressée, l’idole mystérieuse qui se rafraîchissait de la jeunesse éparse autour d’elle comme on se rafraîchit du vent des palmes vertes.

Il fallut beaucoup insister auprès de Léon Reille. Il redoutait le second souper, si différent, sans doute, du premier qu’on lui avait servi en bas, du côté jardin. Côté cour…, ce serait peut-être ennuyeux. Puis il songea aux nombreuses boîtes de bonbons, aux gerbes de fleurs qu’il lui faudrait amonceler sur les tables de ce salon afin d’égaliser les situations, les chances.

— Non, vraiment, je ne puis pas, murmura-t-il vexé. Ce serait trop indiscret (et il appuya sur sa phrase), trop indiscret… le jour d’une visite… de cérémonie.

Éliante sourit :

— Vous reviendrez vendredi prochain, voilà tout.

Il respira, se laissa glisser… Il faisait chaud dans ce salon à la fois exotique et bourgeois. On y respirait une atmosphère de douces griseries. Le beau-frère, suçotant ses petits gâteaux secs, insistait avec la mine d’un vieux chat qui est bien aise de se sentir passer la main sur le dos, certains soirs. Il avait des rhumatismes diplomatiques, ne promenait jamais ses douleurs plus loin que le Trocadéro et renonçait à conduire ses aimables parentes dans le monde, car il était vraiment trop sourd pour un ancien attaché d’ambassade ayant eu l’oreille des ministres.

Le dîner fut peu compliqué. Au premier étage, Missie s’occupait de l’intérieur, cela se devinait à la façon dont la bonne, rétive, obéissait, dont on avait disposé le couvert et les fruits sur les compotiers. Par lueur on apercevait le regard de la véritable maîtresse de la maison ; un cornet de cristal plein d’orchidées, deux petites salières à droite et à gauche de ses assiettes personnelles : poivre gris, vanille noire, puis, un verre bizarre, très contourné, un calice bleuâtre, changeant, en forme de campanule, cette fois, où elle buvait de l’eau ou du vin blanc, d’une espèce particulière.

Au courant de ce dîner, Léon Reille apprit que Mme Donalger était une créole française, née de parents tellement français qu’ils avaient péri en 70, durant la grande guerre : le père d’un coup de sabre, la mère de son chagrin. On l’avait mise en pension, et elle n’en était sortie que pour se marier, épouser M. Donalger, le cadet du diplomate, un officier de marine.

Pendant une absence de Missie, qui allait chercher une fiole de liqueur des îles et grondait la servante le long des corridors, le jeune homme, n’y tenant plus, posa une question brûlante :

— L’aimiez-vous, ce mari ?

Elle baissa un peu la tête.

— Il avait quarante ans, moi dix-sept. Je sortais d’un couvent, d’une maison triste pour entrer dans une maison triste : un grand vaisseau noir roulant à travers les océans les plus dangereux. J’ai vu et entendu des choses terribles dans ce bateau ! La fenêtre de ma chambre à coucher, un nid magnifique d’étoffes et de fourrures, n’avait pas cinquante centimètres d’ouverture sur la mer. Je n’y respirais jamais à mon aise, et quand je descendais à terre, le soleil me faisait mal, j’entendais des accents gutturaux qui m’épouvantaient. Revenus en France, c’était tout le temps des réceptions officielles, des dîners solennels… et on repartait sans savoir pour où. Mon mari mort, il me sembla que le mur du couvent croulait… mais sur moi… car il avait une famille pauvre : son frère, Missie ; j’étais riche, je lui devais toute ma fortune et, n’ayant pas d’enfant, il fallait bien accueillir mes parents, vivre encore… prisonnière… La famille, voyez-vous, c’est le demi-deuil quotidien ! Chut ! Ne me répondez-pas. Missie vient de rentrer.

Léon Reille l’écoutait dans un vertige. Elle le glaçait, maintenant, de sa voix morne, un peu chantante de capricieuse créole qui a toujours froid, oiseau de paradis aux plumes peintes pour d’autres cieux, et cependant bien réellement devenu la parisienne chic, la femme de luxe qui n’a jamais assez de luxe et qui aspire au droit tout à fait impérial de se ruiner d’un coup, sans le contrôle d’un vieux barbon monomane ou d’une encombrante fille à marier. Elle n’était pas née pour garder les enfants ou soigner les vieillards, cela se voyait.

— Vous avez froid chez vous ? murmura-t-il tandis que Missie servait la liqueur à part, loin d’eux, en des verres mauves.

— Les créoles ont toujours froid ? ajouta-t-il pensif.

— Oui, c’est-à-dire… cela se raconte dans les romans. Moi, je suis une fournaise, vous le savez bien ?

— Est-ce pour cette raison que vous n’osez pas vous décolleter ?

— Non ! j’ai la lèpre, répondit-elle tranquillement.

— Vous allez me le faire croire ? je vous en prie, ne le répétez pas, je commence à grelotter aussi, moi. Quelle femme ! je vais vous haïr !

— C’est que nous ne parlons pas encore la même langue ? Cela viendra !

— Bientôt, dis !

— Chut !…

Missie servait les petits verres de liqueur et les défilait un à un, comme les améthystes d’un collier.

— Voilà, cria le diplomate élevant un mignon calice après l’avoir dévotement chauffé dans ses mains, on dirait de la fleur, de la fleur en personne. Goûtez-moi ça, jeune homme, c’est notre chère Éliante qui fabrique cette mixture avec ses bouquets de bal. Une fameuse crème de violettes, bien meilleure que celle qu’on vend dans les maisons anglaises.

— Oui, dit simplement Éliante, ce sont des religieuses qui m’ont appris cette recette, et elles en faisaient grand cas, comme d’un secret de confessionnal.

— Moi, déclara Missie éternuant, je trouve que ça brûle la poitrine, il faut être ma tante pour avaler ça… ou mon oncle ! Oh ! là ! là ! j’en prends parce que je veux sortir ce soir, mais quel incendie. On dirait tous les feux de l’enfer, votre crème de religieuse.

— Parbleu ! souffla Léon impatienté. Une recette trouvée au fond du vase tunisien !

Si bas qu’il eût parlé, Missie entendit et leva les yeux, ses yeux qui pleuraient son rhume et la liqueur.

— Comment, vous connaissez le vase blanc, vous ?

— Oui, non ; c’est-à-dire, Mademoiselle, que Madame votre tante m’en a un peu parlé… au bal des enfants tuberculeux.

— Bien, moi, telle que vous voyez bibi (et la jeune fille se frappait sur la poitrine), je ne l’ai jamais aperçu. Ma tante ne veut pas que j’entre chez elle.

— Allons donc, Mademoiselle, je vous suppose trop raisonnable pour… avoir la bonne idée de détruire la moindre potiche de ce genre !

— Mon Dieu, ma chère enfant, répliqua Éliante se levant pour terminer le repas d’une façon décisive, je l’ai prié de ne pas descendre chez moi, parce que, chez moi, il y a des objets, souvenirs de mon mari, qui sont fragiles. Je ne te gronderais pas si tu voulais les respecter au lieu de chercher à les voir.

— Oh ! ma petite tante, je suis certaine que ça me raserait… (Elle se tourna vers Léon.) Figurez-vous qu’il y a des bonshommes plein un cabinet, des petits dieux chinois qui font des choses drôles et aussi des crocodiles, des serpents, des araignées, des tas d’animaux fantastiques… puis elle a aussi des caisses pleines de robes, des belles robes extraordinaires. Naturellement, tout ça c’est pas convenable pour une jeune fille. J’ai voulu, un beau matin, en avoir le cœur net, et je suis allée sur les pointes… Ma tante dormait… elle dort jusqu’à midi. J’ai tout examiné, sauf le vase blanc, qu’elle n’avait pas encore acheté, dans ce temps-là, je suis remontée joliment bête ! Si c’est tout ça qu’on défend aux jeunes filles… j’y ai rien compris, et ça ne m’a pas paru très amusant… Elle peut dormir tranquille… je ne descendrai plus, même pour la potiche tunisienne.

— Tu devrais toujours écouler ta tante ! gronda machinalement le vieux diplomate en pleine béatitude digestive et avec le respect attendri qu’ont les vieux hommes ruinés pour les jeunes femmes riches.

Missie éclata :

— Bien je l’écoute !… puisque je vous dis que ça me rase. Je ne suis pourtant pas une bégueule, moi. Je sais comment on fait les enfants, on me l’a appris au cours du lycée.

Léon Reille eut la sensation de recevoir un coup de fouet d’un côté et une douche de l’autre.

— Mes sincères compliments, Mademoiselle, moi, j’avoue ne pas le savoir encore très définitivement, quoique futur médecin.

— Missie, Missie ! répéta Mme Donalger scandalisée. Monsieur ne te connaît pas assez pour que tu lui fasses tes confidences de… savante… Va t’habiller, dis, et surtout couvre-toi bien.

— Non, je me mets en peau… D’ailleurs mes robes montantes sont trop du matin. À tout à l’heure, Monsieur.

Puis, d’un mouvement brusque, renversant sa chaise en arrière, elle courut se jeter au cou d’Éliante, qui allait, descendre chez elle.

— Ma petite tante… ô ma petite tante chérie… comme je t’aime ! Tiens, je t’adore… embrasse-moi, tu n’es pas fâchée… d’ailleurs tu es si bonne, ma belle petite tante !

Debout, nerveux, devant les deux femmes s’embrassant, le jeune homme avait envie de demander sa part. Heureusement que le vieux diplomate lui glissa une boîte de havanes sous le nez.

— Hein, dit M. Donalger faisant claquer sa langue, elle est amusante, ma petite nièce ? C’est la joie de notre maison.

— Je m’en doute ! murmura Léon, mordant rageusement un cigare, et une idée abominable lui traversa l’esprit.

Une heure après les deux femmes refaisaient leur apparition en grande toilette. Éliante en robe de tulle noir pailleté sur un dessous de satin, et Missie en bleu violent avec des touffes de pâquerettes, tout de même un peu bébé pour ses robustes vingt ans. Afin d’effacer les traces du rhume de cerveau, elle avait emprunté la poudre de riz de sa tante et s’était barbouillée avec une sollicitude touchante en mettant partout excepté où il en aurait fallu. Elle pleurait d’un œil et du nez, exhibait des salières, avait les coudes en angle de casse-noisettes, des mains plébéiennes mal soignées, ne pouvant pas entrer dans les vieux gants de Mme Donalger, qu’elle s’obstinait à préférer aux siens neufs, parce que plus épatants, du meilleur magasin, et elle s’était coiffée en chignon bouffant pour imiter Éliante, qui, elle, avait repris sa coiffure originale, ce bonnet de cheveux unis, collés aux tempes et faisant éclater ses yeux superbes comme une passe de velours surplombant deux joyaux. Fardée franchement, mais bien fardée, amincie dans une robe fourreau très torrent d’encre, Éliante avait l’aspect d’une sirène noire, agile sur sa queue tortueuse, comme plus libre sans pieds.

Une minute, Léon et elle se retrouvèrent au bas de l’escalier, Missie ayant oublié son éventail.

— Mademoiselle votre nièce a l’air de vous aimer tendrement ? dit le jeune homme rongeant le bord de son chapeau.

— Oh ! c’est une bonne fille, point chimérique, seulement elle me pèse souvent sur les bras, la chère petite ! Elle est bruyante, désordonnée, bien trop genre moderne pour mon faible caractère de paresseuse, et je crains de ne pas la voir se marier avant…

— Avant vous ? interrompit Léon très troublé.

— Moi, je ne veux point me remarier, mon cher enfant, j’ai passé l’âge… il faut que je demeure libre. Je tiens à courir aux heures que je choisis, sortir seule, fuir souvent l’endroit que j’habite, parce que je suis un peu sauvage, il faut que j’aille à l’aventure selon mon caprice d’ancienne bête élevée à quatre pattes. Les créoles, Monsieur, ne sont pas mises dans des langes et serrées au maillot, on les laisse nues errant par terre, les premiers jours de leur enfance. Une coutume du pays. Aujourd’hui, je m’enferme dans des robes extrêmement montantes pour avoir le droit d’une revanche. Comme on sent que je ne suis pas coquette, je peux aller très loin…

— En effet, chère Madame, jusqu’à permettre des suppositions…

— Non… ne supposez rien, je ne veux plus d’un mari, parce que c’est trop lourd, et je ne veux pas d’un amant parce que… ce serait trop sale. J’ai charge d’âme ici.

— Vous préférez les potiches ?

— Vous êtes bien méchant, petit ami Léon.

— Ah ! cela devient Monsieur et cher… ami, ce soir ?

Missie dégringolait avec son éventail.

On monta en voiture, Léon sur la petite banquette de devant, les deux femmes au fond du coupé. Il était pressé entre leurs genoux à peine habillés d’une légère soierie.

Il risqua des comparaisons.

Missie les avait pointus, durs comme des poignées de fleurets, mais elle ne les appuyait pas, au contraire, les reculait, un peu craintive.

Mme Donalger les laissait envelopper, posséder, sans une moue, un pli du visage, indiquant qu’elle s’en doutât ou daignât s’en douter.

Il se baissa pour chercher encore l’éventail de cette folle de Missie, qui semait tout ce qu’elle tenait à la main.

Alors il eut la grossière inconvenance de caresser la cheville d’Éliante sous sa jupe, et il grimpa très vivement dans les dentelles, ne rencontrant que l’irritante froideur du bas de soie, une froideur de reptile, puis la petite pomme lisse du genou bien rond, enfin le bracelet souple de la jarretière, où il s’arrêta une seconde pour détailler, de l’ongle, un nœud de ruban compliqué et se blesser à l’agrafe dissimulée d’une boucle.

Éliante, toujours immobile, murmura :

— Est-ce que vous connaissez la pièce qu’on joue ce soir ?

Il relira ses doigts fiévreux, hésita, et, saisi d’une fureur imbécile, il la pinça en pleine peau, la pinça sans mesure, âprement désireux de la voir se débattre, se trahir, de l’entendre crier, de la faire jaillir femme et toute chaude, exaspérée, de son enveloppe de sirène.

D’un ton fort calme, elle ajouta :

— Un drame ou une comédie, cher Monsieur ?

Missie, de mauvaise humeur, se moucha éperdument.

— Moi, ça m’est égal ! je vais avoir le nez rouge.

— Je crois, souffla Léon, que c’est une comédie qui… deviendra un drame vers la fin !

— Nous verrons ! conclut Éliante d’une voix de rêve.