La Jongleuse/04

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Mercvre de France (p. 70-82).
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IV

« Mais, oui, Monsieur et cher amant, je veux bien vous écrire, seulement, je ne sais pas, et cela m’embarrasse toujours de dire ce que je pense d’une manière définitive. Si j’avais beaucoup d’esprit, je vous amuserais, au moins, vous qui désirez tant vous amuser.

(Pourquoi donc m’avez-vous pincé la jambe comme cela dans cette voiture ? Et pourquoi, en nous quittant, place de l’Odéon, avez-vous crié : Adieu ! Est-ce que nous ne devons plus nous revoir ?)

Non, je n’ai pas l’esprit, je n’aurai peut-être jamais l’esprit de vous amuser selon vos désirs. Vous disiez sans doute : Adieu pour ma nièce Missie. Je crois qu’elle vous ressemble, et on ne voit pas d’un bon œil les gens qui vous ressemblent, la première fois ; plus tard, on s’y habitue et on ne pense plus à leur reprocher de vous tenir un miroir. Elle travaille énormément, et elle est très pressée de s’amuser, comme vous ; aussi elle s’amuse mal, elle pleure souvent, se dépite parce qu’elle perd son temps à préparer des thèses, à lire de gros livres fort ennuyeux, à apprendre de quelle façon hygiénique et pour le meilleur sort de l’humanité on doit faire des enfants ; elle sait tout, hormis… d’avoir l’air de l’ignorer ! C’est une bien bonne fille. Si vous la connaissiez mieux, vous l’estimeriez certainement assez pour nous la demander en mariage, et si vous ne deviez point l’aimer d’un amour surnaturel, vous lui réserveriez une affection nature, une de ces solides affections avec lesquelles on fonde une famille et on conçoit, en divisant son cœur en autant de morceaux que l’on a conçu d’enfants, l’art de se passer de ce qu’on n’a pas, c’est-à-dire de tout. Je vous parle de Missie, mais je n’en suis point jalouse. Que voulez-vous qu’elle me prenne ? Je vous aime et je suis heureuse de vous aimer. En l’épousant, vous me donneriez la certitude d’une éternité de bonheur, simplement. Vous arrivez, moi je pars, il y a entre nous treize ans de différence, c’est-à-dire je possède un secret que vous ne pénétrerez que lorsque je serai morte, tout à fait vieille ; ce serait mon plus délicieux triomphe de vous entendre vous exclamer un soir, en contemplant mes cheveux blancs, mes rides creusées, mes yeux éteints : « Comme vous aviez raison, Éliante ! » Car le grand bonheur des femmes, c’est d’avoir raison un jour, une heure, une seconde après avoir eu tort toute leur vie… en apparence.

Je vous aime beaucoup, Monsieur et cher Léon, parce que j’ai résolu de vous aimer. Vous connaissez mon existence. Je suis une recluse libre, une sorte de religieuse émancipée, une prêtresse laïque, et je ne veux rien changer à ma vie, même pour vous faire plaisir. Je ne veux que vous convertir à ma religion, qui est l’unique. Vous ne seriez pas venu que je n’aurais pas eu l’idée d’aller vous chercher, mais j’ai compris, en vous voyant traverser ma route comme un pauvre gibier poursuivi, que vous m’étiez destiné. Alors j’ose m’emparer de vous. Je vous appelle mon amant, et je n’ai nulle envie de vous retirer les preuves de ce don entier de ma personne, parce que je veux que vous sachiez, une fois pour toutes, que je n’entends pas la passion ordinaire. Les autres femmes ont grand’peur d’avouer le don de leur personne. et c’est bien juste, puisqu’elles avouent un état d’impuissance à concevoir l’amour. Quand je deviendrai votre maîtresse dans le sens physique du mot, je me cacherai, je me troublerai, principalement devant vous, et je ne vous appartiendrai que si je veux cesser de vous aimer, ou me débarrasser de l’importunité de votre corps dressé entre vous et moi. En attendant il m’est agréable de vous tenir pour mon maître sans rêver le moins du monde, vraiment, de vous avilir en me faisant votre maîtresse. Comme vous avez eu le courage de me le déclarer : il ne manque pas de filles en forme de cruche d’albâtre au quartier latin… et il faut boire quand on a soif.

Vous ne boirez pas chez moi. Je suis la fontaine scellée dont parle l’Écriture, Monsieur.

Flirteuse ? Non ! Dépravée ? J’ignore… Coquette ?… Je suis surtout blasée sur les succès mondains de ce genre, cher ami, et les entretiens d’âme aux deux coins d’une cheminée parisienne me laissent le dégoût de toutes espèces de conversations… Liberty. Je sais trop les choses qui font pâlir les hommes, jeunes ou vieux, pour avoir besoin de rougir derrière un éventail en sentant s’approcher de moi le désir en habit noir.

Je le préfère tout nu.

Et c’est parce que vous me l’avez montré presque tout nu que je suis sûr qu’il est l’envoyé d’Éros ! Vous venez de la part du dieu. Entrez donc chez moi et laissez-y toute espérance d’autre chose que l’amour. Je vous permets même de dire très haut : « Je la connais, elle a un signe sur la hanche droite ! » Qu’importe, puisque vous ne vérifierez pas ! Seule, je saurai que, face à face avec mon ombre, vous n’osez pas la distinguer du reste de la nuit…

Vous êtes triste et vous essayez de vous montrer jovial, grossier, répétant les phrases de la romance en vogue. Vous luttez contre le besoin, la soif de surnaturel que vous avez, et vous n’y croyez pas, au grand surnaturel, vous n’y croyez pas, tellement vous seriez heureux d’y croire ! Vous m’avez pincé la jambe comme un commis du Louvre m’aurait pincé le petit doigt en me lissant une paire de gants neufs, c’est le vilain plaisir d’humilier la grande dame d’amour passant par hasard sur le marché d’amour, je ne pouvais pas crier devant une jeune fille (Missie est vierge), et je ne voulais pas vous donner la fausse joie de mon émotion douloureuse, j’étais sortie. Quand je ne reçois pas, je n’ai pas besoin d’affirmer que j’y suis. Maintenant, j’ai un bleu au-dessus de ma jarretière. Hier c’était noir, aujourd’hui c’est bleu, demain ce sera jaune… puis cela s’effacera… Ce n’est qu’une érosion… de la part d’un employé d’Éros !

Vous devriez être Éros lui-même, Monsieur.

Vous vous effrayez de peu de chose si l’histoire du vase oriental, qui est une légende, vous exaspère. Je n’aime pas qu’un vase oriental, je vous aime aussi ; vous êtes beau parce que personne, il me semble bien, ne vous a encore vu et que la lumière se tamise sur vous en passant par un rideau. Vous avez sur les yeux une laie bleuâtre, du même bleu que celui que vous m’avez fait en-dessus de la jarretière : cela, c’est le rideau du temple. Heureuse, mon cher petit ami, celle qui l’écartera pour lire en vous ! Vous n’êtes pas plus haut que mon cher objet d’art, mis l’un à côté de l’autre, vous seriez les deux frères très blancs (je crois que vous avez la peau d’un roux qui se teindrait en brun pour dissimuler de l’or ou de la flamme sortant de lui). Seulement, mon vase d’albâtre me paraît plus harmonieux, moins sauvage d’attitude, immobilisé dans la plus jolie posture humaine, la posture sans sexe.

… Non, ne me faites pas ces yeux-là, toute laie bleuâtre tirée ! Je sais ce que vous pensez. Quand je dis : sans sexe, cela n’indique pas que je veuille châtrer personne. Mon urne tunisienne est tour à tour une urne ou un vase, car cela lui plaît ainsi. Elle n’est pas forcée de fournir une opinion, de prolonger sa satisfaction de me sentir la caresser ou de se creuser de joie lorsque je la contemple. Elle est chaste, et je la laisse chaste. Vous, je veux bien que vous soyez un homme.

Allez voir les filles, mon ami ! Allez voir les filles !

Maintenant, causons plus sérieusement.

Vous avez vingt-deux ans, vous êtes orphelin, et vous serez docteur en médecine bientôt. Au lieu de gaspiller votre corps en exercices dangereux, voulez-vous vous marier tout bêtement, mais avec intelligence ?

Je ne ressemble pas à ces vieilles maîtresses qui donnent leur jeune fille à un amant refroidi. Je vais plus droit que cela en affaires ! je vous propose le seul marché honteux digne de notre mutuelle fierté. Missie, Marie Chamerot, est réellement une enfant honnête, ayant étudié d’inutiles questions, mais un bon et docile instrument de maternité, sinon de conception amoureuse. Elle deviendra jolie si vous le désirez. Avec un peu de chair d’amour sur sa chair de vierge, elle arrondira ses angles et prendra des allures plus gracieuses. Elle n’est pas sotte, pas cruelle, oh ! non, elle achève les petits chats, qu’elle écrase en marchant, pour ne pas les voir souffrir ; elle est incapable d’une mauvaise action discernée. Elle peut devenir une compagne très amusante, rien que par le jeu alterné de ses consciences inconscientes. De plus, elle parle deux langues très correctement : l’anglais, l’italien, et elle sait mieux encore ce qu’il faut d’argot parisien pour distraire la rêverie d’un homme. Ses cheveux sont lourds. Son cerveau est lourd, mais il faut lui apprendre à coiffer son esprit. Elle attend tout d’un mari et ne lui a rien préparé. Je crois qu’elle vaut qu’on s’en occupe. Je vais m’expliquer sur ma phrase : « J’ai essayé d’en faire une belle et spirituelle courtisane. » J’ai dû vous scandaliser en vous racontant cela. Je ne crois qu’à l’amour, et j’essaie de lui rapporter tous mes actes et toutes mes paroles. Voilà pourquoi j’ai voulu causer d’amour avec Missie. Elle n’a rien compris, sinon que sa très réelle honnêteté s’est émue au point de dévier un moment vers des manifestations ridicules. Elle a failli m’aimer parce que… m’aimeront toujours ceux qui me verront prêcher dans le temple. J’ai fermé le sanctuaire avant l’irréparable ; si elle n’était pas demeurée une vierge ignorante, elle serait tombée dans une bestialité affreuse, et jamais aucun homme n’aurait pu la sortir de son marécage. Je lui parlais d’une religion en mystique, elle me répondait en… étudiant en médecine, et cela ne convenait point à mon tempérament réellement amoureux. Elle aurait désiré m’aider, inconsciemment, moi qui suis l’élue, à recevoir mon dieu… Je n’ai pas besoin d’elle. Mon dieu n’aime pas les filles de ce genre, il lui faut des prêtresses qui n’aient jamais vu que lui… Moi, je ne sais pas du tout feuilleter les livres de la médecine moderne, j’ai feuilleté des hommes… Je vous le répète : Missie est innocente, elle passe son temps à se vieillir par l’étude et à se rajeunir par une gaminerie affectée, qui la vieillit bien davantage. Elle a eu un petit chagrin : un monsieur, absolument quelconque, ayant reçu la permission de lui faire la cour, a fini par me demander en mariage. Elle ne l’aimait pas, mais, le jour où j’ai mis ce monsieur à la porte, elle a pleuré. À partir de ce jour funeste où une vierge entr’aperçoit que l’amour est peut-être une science qu’il faut connaître avant toutes les sciences, et qu’il ne suffit pas d’être jeune pour plaire, elle est devenue comédienne gauchement, hélas ! elle m’imite. Et elle devient, chose atroce pour une jeune fille, la caricature d’une vieille femme. Or, elle n’est pas plus jalouse de moi que je ne puis être jalouse d’elle, mais elle a le petit frisson, bien naturel, de perdre tout… ce dont je disposerai toujours avant elle.

Je ne serais pas la grande criminelle que je suis si je n’étais absolument loyale. Je vous propose donc d’épouser Missie. Je lui donnerai, quoi qu’il arrive, une dot très convenable, et elle sera mon héritière si elle vous épouse. Un médecin sérieux (vous deviendrez certainement un médecin sérieux n’est pas l’obligé de sa femme quand celle-ci lui apporte une fortune. L’homme qui travaille sérieusement, dans un ménage, ne gagnerait-il pas un sou, est toujours le protecteur de sa compagne et ne lui doit rien.

N’imaginez pas que je vous tende un piège ou que je veuille vous mettre à l’épreuve. C’est plus grave.

Si vous me plaisez, je vous veux conserver comme le vase tunisien, et il faut que je vous place à l’ombre du bonheur. Le bonheur, c’est moi, et Missie c’est le rideau. Elle vous tamisera… ma lumière ! du reste, vous pouvez parfaitement refuser ce que je vous offre, seulement, prenez garde ! Ne cherchez pas, plus tard, à prendre par des intrigues personnelles ce que l’on vous aura offert de bon cœur et loyalement, raisonnablement. Je ne pardonne pas la ruse qui est vulgaire.

Ensuite (vous êtes tellement capable de jouer la vulgarité) ne croyez pas que je cherche, moi, à marier la jeune fille avec tache.

Je désire vous posséder le plus longtemps possible, voilà tout, et rendre du bonheur à qui peut me reprocher d’être moi.

Or, de même que je dus employer des intermédiaires pour obtenir un vase d’albâtre d’une rare expression de forme, je suis obligée de… m’entremettre pour vous fournir l’occasion de demeurer près de moi, d’être tous les deux heureux par moi.

Et je désire conclure le marché avant toute autre réalisation. Généralement, les femmes d’expérience n’ont pas une telle lucidité… prononcez loyauté, en affaires d’amour.

Réfléchissez ! Les lettres de ce genre de change doivent se signer de notre sang. Je vous ai prévenu que je ne savais pas écrire, mais je sais signer. Je ne fais pas d’esprit, je dis ce qui est, ce que je pense, tout ce que je veux. Mais vous êtes libre de ne pas revenir.

Je vous attendrai dimanche, vers midi, chez moi, passez par le jardin. Nous déjeunerons ensemble.

Selon ce que vous répondrez, je demeure votre servante pour la vie, et cette formule n’est pas banale sous ma plume, ô mon petit ami d’amour. »

Éliante Donalger.

(Courrier par courrier.)

« Non ! je me tords !… On dirait les révélations d’une somnambule :

— Vous serez un médecin sérieux… vous serez le mari d’une jeune personne laide, mais riche… vous serez…

Je serai ton amant et fiche-moi la paix, hein ! ou je t’apprendrai de quel bois on chauffe les femmes, de ton espèce ! Si je l’avais battue la nuit du grand jeu, devant la potiche, tu m’aimerais sans tant d’histoire ! »

Léon Reille.

(Même jour, pneumatique.)

« Je vous fais mes excuses pour une lettre assez courte, partie ce matin, qui vous arrivera, je le souhaite, après celle-ci. Je vous disais que vous aviez l’air d’une somnambule. Le n’est pas exact. Ces femmes-là sont quelquefois de pauvres diablesses qui leurrent les naïfs, parce qu’elles ont besoin de gagner leur vie. Vous ! C’est mieux ou pire ! Vous essayez de corrompre l’imagination pour rien, pour salir simplement ou… vous amuser davantage, avec la petite drôlesse qui se penche sur votre épaule en ce moment, ma future fiancée ! je n’entrerai chez vous ni par une porte ni par une fenêtre, et je ne vous écrirai plus. Je n’aime pas les comédiennes, encore moins les procureuses.

J’ai besoin de relations plus directes. J’ai déjà eu honte de moi, ayant dû tromper ma faim de vous avec une fille. À présent, j’ai l’appétit coupé. Serviteur. »

Léon Reille.

(Même jour, carte télégramme.)

« Oui, dimanche à midi. Comme il est convenu. »

L. R.