La Vertu d’Alfred/03

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Éditions Prima (Collection gauloise ; no 1p. 13-21).

iii

Alfred arrive.


La pauvre Adrienne était loin de se douter qu’en envoyant à Paris chez elle, leur fils Alfred, les époux Valentin visaient un tout autre but que d’assurer une situation à leur rejeton.

C’était tout un complot ourdi par les parents de province contre la veuve de leur frère et beau-frère, un complot qui ne tendait à rien moins qu’à arracher à la veuve du parent riche un peu de cette fortune dont M. et Mme Valentin estimaient toujours avoir été spoliés.

Alfred était un jeune homme sage, élevé dans de sévères principes et qui avait toujours vécu jusque là sous l’œil paternel et maternel. Pas plus l’un que l’autre ne lui avaient toléré le moindre écart.

Or, il avait été convenu de tout temps qu’Alfred épouserait un jour Mlle Aglaë Durand, fille du notaire de sa ville natale. C’était un des meilleurs partis de la localité.

Les Durand et les Valentin étaient de vieux amis et l’union des jeunes gens souriait également aux deux familles. Mais il y avait un obstacle : le notaire était riche et sa fille recevrait en se mariant une dot appréciable, tandis qu’Alfred ne pourrait guère apporter à sa future épouse que l’espérance d’une situation modeste, que son pêre lui procurerait dans l’administration dont lui-même faisait partie.

Il fallait donc que le mari d’Aglaé apportât en mariage mieux que ce qu’il avait. Le notaire avait d’ailleurs déclaré que les enfants étaient assez Jeunes pour attendre que le fiancé de sa fille se fût créé une position plus en rapports avec la situation de celle qu’il voulait épouser.

Pour cela, il n’y avait qu’un moyen ; conquérir les bonnes grâces de la tante de Paris pour qu’elle voulut bien consentir à distraire une parcelle de la fortune de feu Ambroise Rouchaud et à la laisser tomber dans la corbeille de mariage.

M. Valentin et sa femme avaient d’abord pensé à faire appel tout simplement à Adrienne, Mais, après avoir mûrement réfléchi, ils s’étaient dit qu’il valait mieux qu’Alfred fit plus ample connaissance avec sa parente, et c’est ainsi qu’avait été décidé le voyage à Paris.

Le jeune Valentin avait pour mission de se faire bien venir, de capter la sympathie de la veuve de son oncle. On lui fit de multiples recommandations avant son départ, afin qu’il se montrât sous un jour favorable. Le rêve serait que la tante proposât elle-même de doter son neveu…

Seul dans le compartiment du train qui l’emportait vers la capitale, Alfred se remémorait les instructions paternelles et maternelles : se montrer plein d’égards, flatter les manies de sa tante, bien écouter ses conseils, montrer un grand désir de travail, et surtout être très sérieux…

Sur ce dernier point, le jeune homme faisait mentalement quelques réserves. Certes, il avait promis de rester fidèle à sa fiancée, et celle-ci lui avait fait jurer de ne pas regarder les Parisiennes, « qui étaient toutes des enjoleuses et des pas grand’chose ». Mais il se disait que c’était là des serments qu’on fait toujours en pareil cas, sans être absolument forcé de les tenir.

Il avait, au contraire, la ferme intention de mordre au fruit défendu, se disant que ses parents et Aglaé seraient trop loin pour venir le contrôler. La seule chose qui l’inquiétait était de savoir si sa tante lui laisserait une liberté assez grande pour lui permettre d’exécuter ce programme. Mais il pensait bien qu’à Paris on était moins formaliste qu’en province et que sa tante ne serait pas aussi sévère que ses parents dont il était heureux au fond, d’avoir secoué le joug…

Cette tante extraordinaire dont il avait tant entendu parler, comment était-elle ?

Il se posait cette question sans pouvoir y répondre, n’ayant jamais vu celle que sa mère appelait avec mépris « l’intrigante ».

Il essaya de s’en faire un portrait et se la représenta un peu forte, grisonnante, d’allure sérieuse, mais tout de même bon enfant, car il la voulait indulgente à ses plaisirs.

— Voyons, se disait-il. Elle doit ressembler à Mme Duval la femme du percepteur ou peut-être est-elle grande et sèche comme Mme Dupont la femme du capitaine de gendarmerie. Il passait naturellement en revue toutes les dames de sa ville qui étaient reçues dans la maison familiale. : les grandes, les petites, les boulottes, les maigres, les brunes, les blondes… Mais il ne se faisait aucune idée de la véritable personnalité de la tante Adrienne et la voyait de toutes les façons, sauf sous l’aspect d’une jeune femme jolie et élégante…

Lorsque le train s’arrêta en gare, le jeune Provincial fut un peu ahuri par le premier contact avec le brouhaha parisien. Il se laissa guider par l’homme d’équipe qui s’empara de sa malle et le conduisit jusqu’à un taxi, auquel Alfred donna l’adresse de sa tante.

Une demi-heure après, il sonnait à la porte d’Adrienne. Le cœur lui battait fort, tandis qu’il attendait qu’on lui ouvrit.

Ce fut la femme de chambre Julie qui le fit pénétrer dans l’appartement.

Elle l’examina de pied en cap, avec un petit air entendu, et lui dit en riant :

— C’est vous le cousin de Madame ?

— Le cousin ?… non, le neveu !…

— Chez vous, peut-être, mais ici, vous serez son cousin, Madame l’a ordonné ainsi, ajouta la servante en souriant de nouveau.

Puis elle dit :

— Si vous voulez entrer, Monsieur… ?

— Alfred.

— Monsieur Alfred. Je vous demande pardon. Je ne me rappelais plus votre nom. Madame est justement sortie, mais ça ne fait rien, j’ai l’ordre de vous recevoir… Vous attendrez son retour dans le petit salon.

Et Julie conduisit le nouveau venu dans la pièce qui lui était destinée comme chambre à coucher. Elle lui indiqua un cabinet de toilette où il pouvait se défaire de la poussière du train, puis se retira toujours en souriant.

Ce n’était évidemment pas là « l’accueil poli, sans plus » recommandé à Julie le matin même par sa maîtresse. Mais la camériste s’était dit qu’après tout elle ne gagnerait rien à recevoir avec une mine revêche un jeune homme de vingt ans, et que, tout bien réfléchi, il valait mieux commencer par créer un courant de sympathie entre elle et le nouvel arrivant.

Quant à Alfred, il restait surpris. Il ne s’attendait certainement pas à être reçu par une vieille bonne grincheuse telle que l’était Catherine, la servante de ses parents. Cependant il ne comptait pas non plus se trouver, dès son arrivée, en présence du joli minois d’une femme de chambre à l’air effronté, dont il ne savait pas si elle lui souriait amicalement ou si elle se moquait de sa contenance embarrassée.

Comme on prend toujours ses désirs pour la réalité, il se décida en faveur de la première hypothèse et se prit à penser que la présence à côté de lui de cette servante peu farouche n’aurait rien de désagréable, au contraire…

Il fit une longue toilette pour se présenter à sa tante sous l’aspect le plus favorable, et attendit impatiemment le retour de celle-ci.

Adrienne, qui avait à peine déjeuné, encore sous le coup des événements de la matinée, n’avait pu rester chez elle, et elle était sortie, sans but, se rendant dans les magasins où elle avait rudoyé les employés sans rien acheter, puis chez plusieurs amies, où cent fois elle avait ouvert la bouche pour raconter son infortune, puis s’était tue avant que d’en rien dire dans la crainte que les bonnes amies n’en profitassent pour rire à ses dépens.

Elle avait toute la journée ruminé son projet de vengeance, en revenant toujours au même obstacle : Quel dommage que son neveu ne fût pas une nièce ?

Alfred, qui se demandait ce que sa tante pouvait bien penser de lui, était naturellement à cent lieues de supposer que la belle-sœur de sa mère eût préféré qu’il appartint à un


Elle rejeta draps et couvertures (page 6).

autre sexe, Cette idée extraordinaire ne lui serait jamais venue.

Tandis que sa parente se faisait de telles réflexions, lui étudiait la façon dont il se présenterait à elle… Il cherchait des attitudes, se regardant dans une glace, répétant dix fois de façon différente le « bonjour, ma tante » qu’il devait dire. Le malheureux, dans son émotion, avait déjà oublié la recommandation première de Julie l’avertissant qu’il n’était pas un neveu, mais un cousin.

Une grave question se posait pour lui : embrasserait-il, n’embrasserait-il pas ?

Valait-il mieux attendre que la tante lui ouvrit les bras, ou, le premier, s’élancer vers elle pour lui prouver son affection ? Grave problème que l’esprit du jeune homme ne pouvait résoudre.

Et Alfred pensait que la vie était bien compliquée surtout lorsqu’il s’agissait de plaire à une tante riche afin d’obtenir d’elle une dot pour se marier !…

Pour se donner du courage, il pensait à Aglaé qui l’attendait… Mais, par un étrange phénomène, chaque fois qu’il voulait penser à Aglaé, l’image d’une autre personne s’interposait entre lui et sa fiancée, d’une autre personne, laquelle avait l’aspect, les traits et le sourire — surtout le sourire — de la servante qui lui avait ouvert la porte lorsqu’il était arrivé…

Alfred comparait… Et, comme Aglaé était à cent lieues de là, qu’elle était d’ailleurs loin d’avoir le piquant et le charme excitant de Julie… la comparaison n’était pas en sa faveur. Pauvre Aglaé ! Alfred pensait déjà atténuer l’ennui de trop longues fiançailles en se distrayant avec la femme de chambre de sa tante.

Il y pensait précisément lorsque Julie entra et lui dit toujours avec le sourire aux lèvres :

— Madame attend M. Alfred.

M. Alfred sentit ses jambes vaciller sous lui… Il dut rougir ou pâlir, car Julie remarqua son émotion et lui dit :

— Oh ! N’ayez pas peur, allez. Elle ne vous mangera pas…

Le jeune homme eut honte d’avoir montré son trouble. Il se raidit pour répondre :

— Je n’ai pas peur… De quoi donc aurais-je peur ?

— Dame… on ne sait pas… quand on est timide…

Et Julie, en prononçant cette dernière phrase, lança à Alfred un coup d’œil qui le fit rougir de nouveau jusqu’aux oreilles…

Néanmoins, ce fut d’un pas décidé qu’il pénétra dans la salle à manger où deux couverts, le sien et celui de sa parente, étaient disposés sur la table.

Adrienne était debout devant une glace arrangeant ses cheveux, ce qui lui permettait de voir entrer le jeune homme, sans avoir l’air de l’inspecter…

Alfred, en voyant cette jeune femme dont la toilette mettait encore davantage le charme en valeur, resta bouche bée… Ah ! certes, sa tante ne ressemblait ni à la femme du percepteur, ni à celle du capitaine de gendarmerie…

Il n’osait plus ni parler, ni avancer…

Adrienne se retourna et, voyant son embarras, ne put s’empêcher de rire  :

— Eh bien ! voyons !… Mon cousin, je vous intimide… ?

— C’est-à-dire que… non… oui… ma tante.

Adrienne fit la moue, et ce fut sur un petit ton sec qu’elle dit :

— Non, mon petit ami. Pendant votre séjour ici, je vous prie de ne pas m’appeler ma tante, mais ma consine. Ce sera moins ridicule entre un grand jeune homme comme vous et une jeune femme comme moi. D’ailleurs, j’avais prié Julie de vous le dire…

— Julie, c’est la… ?

— Oui, c’est ma femme de chambre.

— Elle me l’a dit, ma tan… ma cousine ?

— Eh bien ! Il faudra vous en souvenir à l’avenir, si vous voulez que nous soyons bons amis…

Puis, sans transition, elle ajouta :

— Et votre sœur ?… Vous auriez dû l’amener avec vous, votre sœur ? J’aurais été charmée aussi de faire la connaissance de cette fillette !

— Oh ! ma sœur est déjà une jeune fille… Elle a dix-huit ans.

— Oui, je dis fillette… c’est une façon de parler…

— Si j’avais pu prévoir, si on avait su, elle serait bien venue. Mais maman aurait eu peur d’abuser… Seulement si ça vous fait plaisir, on peut lui écrire de venir…

— Non, ce n’est pas la peine… Ce sera pour une autre fois… Pour le moment, je me contenterai de vous avoir seul…

Poliment, Adrienne s’inquiéta des parents d’Alfred, et celui-ci crut devoir donner sur leur vis tout un luxe de détails et entrer dans une multitude d’explications que sa tante-cousine écoutait d’une oreille distraite, répondant par oui ou par non. Au fond, elle n’entendait pas ce que le jeune homme disait, et elle poursuivait toujours sa pensée, continuant à ruminer ses plans de vengeance…

Lesdits plans d’ailleurs commençaient à sortir du domaine du rêve, ils s’affirmaient plus précis, et, Adrienne ne se désolait plus à la pensée qu’Alfred était un neveu et non une nièce. Sa première idée avait évolué.

— Au contraire, se disait-elle, il me servira tel qu’il est… Le tout ce sera de le décider… et de l’empêcher de faire des gaffes…

Elle examina Alfred durant tout le repas. Et le jeune homme qui ne fut pas sans remarquer ce manège, se demandait avec inquiétude si cet examen lui était favorable.

Après le dîner, et le café étant pris, Adrienne dit au jeune homme :

— Alfred, vous devez être fatigué par le voyage… Vous savez où est votre chambre !… Vous pouvez la regagner… Demain nous parlerons des choses sérieuses…

— Bonsoir, ma tan… ma cousine… répondit timidement le jeune homme et il s’avança vers Adrienne qui lui tendit la main.

Le jeune homme ne savait s’il devait baiser cette main ou la serrer dans la sienne… Il n’osa pas faire le premier geste et se contenta du second, car sa tante, devenue sa cousine, l’intimidait énormément.

Adrienne était passée dans sa chambre, et, tandis que sa camériste l’aidait à s’habiller pour se rendre au théâtre, elle lui disait :

— Julie, ce petit jeune homme, mon cousin, comment le trouvez-vous ?

— Mon Dieu, Madame, je ne sais pas, moi… Je ne l’ai pas beaucoup regardé…

— Il est bien un peu godiche.

— Pas trop, Madame, moi je le trouve gentil…

Or, Alfred, qui voulait savoir ce qu’on pensait de lui, avait collé son oreille à la serrure de la porte de la chambre…

La dernière réflexion de Julie le transporta d’aise.

— Elle me trouve gentil ? se dit-il.

Et il s’étendit, heureux, sur son divan, sans envoyer même une pensée à la pauvre Aglaé…