La Vertu d’Alfred/04

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Éditions Prima (Collection gauloise ; no 1p. 21-31).

iv

L’aimable Camériste


En disant à sa patronne qu’elle trouvait Alfred gentil, Julie, qui — on a pu s’en rendre compte — était plutôt franche, n’avait rien célé de ses sentiments à l’égard du jeune homme.

Tout d’abord, bonne fille, elle s’était dit :

— Voilà un pauvre petit qui arrive de chez lui le bec enfariné et sa tante veut le recevoir comme un chien dans un jeu de quilles. Ça, ça n’est pas bien. Moi je serai gentille avec lui.

Ce bon sentiment dicta d’abord l’attitude de Julie. Et puis, ma foi, quand Alfred fut arrivé et, tandis qu’il attendait sa tante, elle se dit que le jeune Valentin serait peut-être une conquête facile, que venant de sa province et encore inexpérimenté, il se laisserait d’autant mieux prendre que Julie elle-même était jolie et désirable.

Où cela la conduirait-elle, elle n’en savait rien. Mais elle pensait qu’avec » le neveu de Madame », il y aurait peut-être quelque chose à gagner.

Alfred, avons-nous dit, s’était étendu sur son divan. Il ne s’était pas mis pieusement au lit. Couché tout habillé, il réfléchissait et essayait de tirer des conclusions de sa première rencontre avec la tante riche.

Tout de suite il se dit que les recommandations paternelles et maternelles si bien intentionnées qu’elles fussent, ne pouvaient être suivies à la lettre.

La veuve de son oncle, d’abord, était en réalité toute différente de ce qu’il s’était imaginé.

Il était bien décidé à conquérir sa sympathie, à flatter ses manies, mais elle lui paraissait très éloigné de lui et ne le considérait guère que comme un potit jeune homme avec lequel elle était résolue à garder ses distances.

Pour lui, il n’oserait jamais, tant elle l’intimidait, devenir trop familier avec elle. Et elle était trop jeune, trop chic, trop dissemblable des dames respectables qu’il avait jusqu’alors rencontrées dans sa famille ou chez les amis de ses parents.

Heureusement il y avait Julie. Grâce à elle peut-être pourra-t-il connaître le moyen d’atteindre le but pour lequel il était venu à Paris et obtenir le don généreux sans lequel il ne pourrait pas retourner dans sa ville natale et épouser Aglaé…

Tout l’encourageait donc à se rapprocher de la femme de chambre de sa tante, et il trouva cette idée d’autant plus heureuse qu’elle répondait à ses secrets désirs,

Car ses secrets désirs, qu’il ne s’avouait à lui-même qu’en tremblant d’une telle audace, étaient de connaître plus intimement les charmes de la soubrette.

Son cœur battait bien fort, car c’était la première fois qu’il entrevoyait la possibilité de connaître les plaisirs défendus de l’amour. Non pas qu’il eût jamais désiré posséder plusieurs des jolies filles qu’il avait pu entrevoir, car il y en avait blen aussi dans son pays, mais parce que pour la première fois, il se sentait dégagé de la tutelle de ses parents ce qui lui permettait d’aller au delà des simples soupirs dont il avait toujours dû se contenter à l’égard des femmes dont les appas l’avaient tenté…

Par habitude, il pressait contre lui son oreiller, geste par lequel il avait coutume de se procurer l’illusion des enlacements défendus…

Il entendait Julie aller et venir dans la chambre voisine.

Il la savait seule, ayant très bien distingué la voix de sa tante disant à la servante :

— Vous m’attendrez et me préparerez un souper léger pour quand je rentrerai après le spectacle, vers minuit.

Mme Rouchaud était donc sortie, Les autres domestiques étaient couchés, et il n’y avait plus dans l’appartement que lui et Elle.

Évidemment Adrienne n’avait pas pensé à cela, Mais Adrienne, nous le savons, avait d’autres préoccupations.

Quant à Julie, elle se faisait à peu près les mêmes réflexions qu’Alfred, se disant qu’ils étaient seuls tous les deux, et que ce pouvait être une bonne occasion de faire connaissance.

De temps en temps, elle venait près de la porte et écoutait. Elle colla même un œil indiseret à la serrures et ne fut pas peu surprise de voir le jeune homme se promener de long en large… Elle le vit même deux ou trois fois s’approcher de la porte et se recula précipitamment, s’attendant à voir Alfred pénétrer dans la pièce…

Mais si Alfred s’était dirigé vers la porte deux ou trois fois il s’était toujours borné à s’arrêter, puis avait reculé.

Il se disait :

— Il n’y a que cette porte à ouvrir.

Mais il ne l’ouvrait pas. Une crainte mystérieuse le clouait sur place,

Son audace alla jusqu’à mettre la main sur le bouton, mais ce fut tout. Au moment de faire le geste décisif, sa timidité triompha et il s’en fut, étouffant le bruit de ses pas comme s’il venait de commettre un crime, puis alla se jeter sur le divan où il reprit sa conversation amoureuse avec l’oreiller…

Julie qui, elle, attendait que la porte s’ouvrit, commençait à s’impatienter.

À la fin elle haussa les épaules et se décida.

Or, quand une femme se décide, elle n’hésite plus.

Julie n’hésita donc pas. Elle frappa, appelant

— Monsieur Alfred ?…

Alfred bondit. Cette fois, il n’y avait pas de raison d’écouter sa timidité.

Et pourtant, ce fut à travers la porte qu’il répondit.

— Qu’y a-t-il, Mademoiselle ?…

Il avait dit « Mademoiselle », ne sachant pas comment interpeller la servante de sa tante.

— Ouvrez-moi, je vous en prie…

Et Alfred ouvrit. Oh ! il n’ouvrit pas tout d’un coup, il était trop ému, sa main tremblait en tournant le bouton de la serrure…

Enfin la porte s’ouvrit.

Et Julie apparut, éclairée par la lumière de l’électricité qui brillait dans la chambre d’Adrienne.

Naturellement ce fut la jeune femme qui tourna le commutateur pour éclairer le salon où se trouvait Alfred.

Celui-ci n’osait parler. Il regardait Julie en balbutiant.

— Je vous demande pardon, fit la soubrette, je crois avoir oublié quelque chose sur le guéridon…

— Quoi donc ?

— Un peigne…

Et elle fit mine de chercher sur la table.

— C’est curieux, dit-elle, je ne le vois pas. Je croyais pourtant bien l’avoir laissé là…

Alfred s’empressait gauchement.

— Il est peut-être sur la cheminée, disait-il.

— Ou bien il aura roulé par terre. Aidez-moi donc, voulez-vous ?

— Mais avec plaisir.

Et Alfred se baissa pour regarder sous les meubles.

Un instant après, Julie se baissait, elle aussi, et le jeune homme sentait le long de sa joue la caresse des cheveux de la jeune femme.

Il se releva tout rouge.

— Vous l’avez trouvé ? dit Julie.

— Non. Non. Seulement-je ne sais pas ce que j’ai…

La servante souriait.

— Ce ne sera rien, asseyez-vous, ça va passer…

Il s’assit, en effet, sur le divan, et Julie s’assit à côté de lui…

Il la regardait.

Elle rieuse, lui demanda :

— Qu’ai-je donc de si curieux que vous me regardez ainsi ?…

Alfred ne savait plus quoi dire.

Cependant, poussé par il ne savait quelle force, étonné lui-même de sa décision soudaine, il laissa échapper :

— Mademoiselle Julie, vous me pardonnerez de ce que je vais vous dire. Et surtout vous ne le répéterez pas à ma tante.

— Est-ce donc si grave ?


Adrienne était debout devant la glace (page 19).

— Oui, je voudrais vous demander la permission de vous embrasser…

Et sans attendre la réponse, avec l’audace des timides, il passa son bras autour de la taille de Julie et lui appliqua un baiser sur la bouche…

Elle se défendait… pour la forme, disant des « voulez-vous vous taire » qui signifiaient « Encore ! »

Et Alfred recommença…

Mais à ce moment la porte s’ouvrit, et Adrienne apparut.

— Par exemple ! s’écria-t-elle… C’est le jour aujourd’hui.

C’était le jour, en effet, et Adrienne arrivait toujours au moment psychologique.

Si sa soudaine irruption avait, le matin, troublé Paul et Jeanne, elle troubla encore bien plus les épanchements à peine ébauchés d’ailleurs, d’Alfred et de Julie, qui la regardaient, aussi penauds l’un que l’autre…

Alfred aurait certainement préféré être à cent lieues de là…

Il se voyait déjà repronant le train pour regagner sa province et pensait à l’accueil de ses parents, prévenus par une lettre indignée de la tante…

Quant à Julie, elle pensait simplement :

— Je crois que demain matin je pourrai chercher une autre place.

Adrienne, cependant était moins en colère qu’elle voulait le paraître. Elle dut se forcer, pour prendre un air courroucé :

— Eh bien ! C’est du propre, fit-elle, Avec ma femme de chambre !… Vous en avez des mœurs dans votre pays.

— Ma tante… Je vous en supplie,

Vous n’allez pas me dire que c’est Julie qui est venue vous chercher… Et vous, dit-elle en se tournant vers sa servante, ça vous plaisait, n’est-ce pas, ce petit jeu là… C’est pour cela que vous me disiez ce soir que vous trouviez mon neveu gentil… Et vous croyez que je vais tolérer cela, dans ma maison, sur mon divan…

— Madame.

— Oui, je sais ce que vous allez ie dire… que vous vous êtes laissé entraîner

— Non, Madame… Il n’y a rien eu de grave…

— Comment, je vous surprends enlacés et vous embrassant, et vous trouvez qu’il n’y a rien eu de grave…

— Ma tante, on s’est seulement embrassés deux fois…

— Deux fois seulement… voyez-vous cela ?

« Savez-vous ce que je devrais faire ? Vous le pensez bien, n’est-ce pas ? Renvoyer ce jeune homme à sa famille avec une lettre motivée expliquant son indigne conduite.

— Oh non ! Ma tante ! Non. Vous ne ferez pas cela… Je vous en supplie… J’aimerais mieux me suicider…

— Quant à vous, Julie, mon devoir est tout tracé…

— Je comprends… Madame me chasse

— Je devrais vous chasser, parfaitement. Mais je ne le ferai pas, pas plus que je forcerai votre amant à reprendre le train.

Ces deux mots « votre amant », faut-il le dire, caressèrent agréablement les oreilles d’Alfred, rassuré par la nouvelle déclaration d’Adrienne.

Aussi crut-il devoir lui témoigner immédiatement sa reconnaissance :

— Oh ! Ma tante, dit-il, vous êtes bonne, vous êtes généreuse, comment pourrai-je reconnaître votre indulgence.

— Ça, mon petit, je vous le dirai tout à l’heure. Mais d’abord, ne continuez plus à m’appelez ma tante ; vous savez bien qu’il est convenu que je suis votre cousine.

— Oui, ma cousine ! excusez-moi… c’est l’émotion !

— Alors, c’est entendu, je vous pardonne, à vous, Alfred, parce que je comprends que venant de votre province, vous avez été grisé par la première femme que vous tencontrez à Paris, à vous, Julie, parce que je comprends que vous n’ayez pas osé résister à Alfred, qui vous en a sans doute imposé parce qu’il est mon parent. Et puis je sais que les femmes, dans ces circonstances, n’ont jamais tort.

« Donc, vous êtes pardonnés tous les deux, Alfred restera ici comme si rien ne s’était passé entre vous et Julie nesera pas chassée. Mais ce sera à une condition, c’est que vous allez tous les deux faire tout ce que je vous demanderai et que vous jouerez scrupuleusement et fidèlement les rôles que je vais vous confier, sans me demander quelles sont les raisons qui me dictent ma conduite,

— Oh ! ma tante, je ferai tout ce que vous voudrez, s’écria Alfred, vous êtes tellement bonne pour moi.

— En ce qui me concerne, du moment que Madame me garde à son service, Madame sait bien que j’exécuterai fidèlement sans discuter, tous les ordres qu’elle me donnera, déclara Julie.

— C’est très bien. Une autre condition, c’est que vous ne recommencerez plus. Vous allez me le promettre tous les deux.

Alfred et Juke se regardèrent. Cette seconde condition leur plaisait moins que la première.

Is avaient pris tellement de plaisir à croquer une première fois la pomme que ne plus y mettre la dent leur paraissait une punition exagérée.

Adrienne cependant insista :

— Ah ! Il faut me le promettre, sans quoi il n’y a rien de fait. Comprenez bien que j’ai charge d’âmes. Les parents d’Alfred me l’ont confié en me recommandant de veiller sur sa vertu. Quant à celle de Julie, c’est une autre affaire, mais j’entends qu’elle ne la compromette plus avec mon cousin. Allons, c’est promis ?

Alfred et Julie se regardèrent une fois encore.

Mais la perspective de reprendre le train était si désagréable au jeune Valentin qu’il poussa un profond soupir, et capitula le premier, disant :

— C’est promis, ma cousine,

— Et vous, Julie ?

— C’est promis, Madame.

Adrienne devina bien que les deux coupables ne faisaient cette promesse qu’avec l’intention de ne pas la tenir, mais elle jugea qu’elle pouvait s’en contenter. Elle ajouta seulement :

— D’ailleurs, j’y veillerai.

« À présent, je vais vous expliquer ce que j’attends de vous. Voici :

« Julie, j’ai remarqué depuis que vous êtes à mon service que vous étiez au-dessus de votre condition, et qu’avec un peu d’application, vous pourriez très bien faire bonne figure dans le monde,

« À partir de demain, vous ne serez plus ma femme de chambre. Je vais vous présenter à mes amies comme ma nièce — où plutôt ma cousine. Puisque celle-ci n’a pas voulu venir avec son frère, vous prendrez sa place.

« Quant à vous, Alfred, vous devez, à partir de demain, considérer Julie comme votre sœur, et vous aussi, la présenter comme telle lorsque je vous le demanderai.

« Cela est le point de départ du programme que je me suis tracé et que j’entends que vous exécutiez avec moi.

« Autre chose, Julie, quel est votre nom de famille ?

— Madame ne s’en souvient pas,

— Ma foi non.

— C’est Laroche.

— Fort bien. À partir de demain, Alfred, vous troquerez votre nom de Valentin pour celui de Laroche,

— Ah !… C’est nécessaire ?

— C’est absolument indispensable. Je le veux ainsi. Retenez bien cela, vous vous nommez désormais Alfred Laroche.

— Oui, ma cousine. Mais que diront mes pagents ?

— Ils ne diront rien. Car je n’ai pas besoin et même je vous défends de les en informer. Cela est affaire entre nous.

— Je ne comprends pas…

— Je vous ai dit d’obéir aveuglément, sans me demander mes raisons. Vous n’avez pas besoin de comprendre.

— Bien, ma cousine…

— Julie, vous vous occuperez dès demain matin de vous chercher une remplaçante. En même temps, vous tâcherez de me procurer une autre cuisinière et un autre chauffeur, car je vais donner leur huit jours à tous mes domestiques

« Officiellement, il en sera de même pour vous. Mais vous saisissez, vous qui êtes fine, le motif de ma décision. Les gens de l’office qui viendront ne doivent plus vous connaître autrement que comme étant ma cousine.

Julie sourit. La perspective d’être traîtée dorénavant comme une patronne et de devenir en quelque sorte la demoiselle de la maison, ne lui était pas désagréable. Elle se voyait fort bien dans ce rôle imprévu qui lui ouvrait des horizons nouveaux…

Elle dit :

— Les ordres de Madame seront exécutés. Madame peut compter absolument sur moi.

— C’est très bien, mais il faut vous habituer, vous aussi, à ne plus me dire Madame et à m’appeler « Ma cousine ».

— Ça, par exemple, ce sera rigolo.

— Voilà une réflexion saugrenue : il faudra aussi étudier votre façon de parler. D’ailleurs je vous donnerai des leçons.

— Oh ! ce ne sera pas là peine, Ma… ma cousine, je saurai m’y prendre.

— C’est bien, mon enfant, dites bonsoir à votre frère, et montez dans votre chambre… pour la dernière fois, car il est évident que ma cousine ne peut coucher dans une mansarde au sixième. À partir de demain, vous prendrez possession de la petite chambre inoccupée qui est contiguë à la mienne. D’autant plus que de cette façon, ma chambre se trouvant entre la vôtre et celle d’Alfred, je pourrai mieux vous surveiller tous les deux.

« Allons, mon cousin, dites bonsoir à votre sœur.

Alfred était abruti. Tant d’événements bizarres et imprévus le stupéfiaient…

Le pauvre jeune homme débarqué dans la journée à Paris, se pinçait pour se persuader qu’il ne rêvait pas. Il pensait que sa tante devait être un peu folle, mais il n’osait pas le dire.

Et, obéissant, il dit, en regardant Julie :

— Bonsoir, ma sœur.

La fine mouche lui répliqua en riant :

— Bonsoir, mon frère !…

Et elle monta dans sa chambre, Elle non plus ne comprenait pas très bien où sa patronne voulait en venir, mais elle se disait que le personnage qu’elle allait jouer était facile à tenir et cela lui suffisait.

Alfred restait seul avec sa tante.

Celle-ci crut bon tout de même de lui donner quelques explications :

— Mon petit ami, lui dit-elle, je ne suis nullement folle, comme vous seriez tenté de le croire. Ce que je vous demande — pour quelque temps seulement — me rendra un grand service. Tâchez de me seconder intelligemment et je vous en serai reconnaissante,

— Vous pouvez avoir confiance en moi, ma cousine.

— Allons, dormez bien et ne rêvez pas trop à votre prétendue sœur. Surtout, tâchez de ne plus lui faire la cour, et quand vous voudrez une petite amie, allez la chercher ailleurs que parmi mes domestiques.

Le ton d’Adrienne était cette fois très aimable, et Alfred comprit qu’il commençait à gagner les bonnes grâces de sa tante. La façon dont cela lui arrivait n’était évidemment pas celle qu’avait prévue aa famille, mais c’était la un détail qui n’avait aucune importance, la fin devant justifier les moyens.

Et puisqu’il était assuré maintenant de la reconnaissance de sa parente riche, il s’endormit satisfait et rêva qu’il retournait chez lui, arrivant dans sa ville natale dans une superbe limousine, avec, dans sa poche, un portefeuille bourré de billets de banque.