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La palingénésie philosophique/PARTIE II. Comment l’animal peut s’élevera une plus grande perfection

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La palingénésie philosophique : ou Idées sur l'état passé et sur l'état futur des êtres vivans : ouvrage destiné à servir de supplément aux derniers écrits de l'auteur et qui contient principalement le précis de ses recherches sur le christianisme
Geneve : C. Philibert (1p. 187-197).

SECONDE PARTIE

suite des idées

sur

l’état futur

des

animaux.

Comment l’animal peut s’élever

à une

plus grande perfection.


Nous comparons entr’elles nos idées de tout genre : nous les multiplions & les diversifions ainsi presque à l’infini. Nous revêtons nos idées de signes ou de termes qui les représentent : nous les représentons encore par des sons articulés, dont l’assemblage & la combinaison constituent la parole ou le langage.

Par ces admirables opérations de notre esprit, nous parvenons à généraliser toutes nos idées, & à nous élever par degrés aux notions les plus abstraites & les plus sublimes.

La parole paroît être le caractère qui distingue le plus l’homme de la bête. Le vulgaire qui la prête si libéralement aux animaux, la leur refuseroit, s’il étoit capable de réfléchir sur de pareils sujets. Il croit bonnement que le perroquet parle, parce qu’il profère des sons articulés ; mais, le vulgaire ne sçait pas, que parler n’est point simplement proférer des sons articulés ; c’est sur tout lier à ces sons les idées qu’ils sont destinés à représenter. Or, qui ne voit à présent, que le perroquet auquel on peut enseigner si facilement à prononcer des mots métaphysiques, ne sçauroit lier à ces mots les idées abstraites dont ils sont les signes ?

J’ai exposé en raccourci dans les chapitres XIV, XV, XVI de mon essai analytique tout ce qui concerne ces belles opérations de notre esprit par lesquelles il parvient à généraliser ses idées. J’ai montré assés en détail en quoi consiste la méchanique des abstractions de tout genre. J’ose me flatter, que ceux de mes lecteurs qui posséderont à fond ces chapitres, tiendront fortement les plus grands principes de la psychologie & de la logique. Je me suis un peu étendu sur le langage des bêtes dans les chapitres XXVII & XXVIII de la partie XII de ma contemplation.

C’est la mémoire qui est chargée du dépôt des mots. C’est elle encore qui lie les idées aux mots qui en sont les signes. Cent & cent expériences démontrent que la mémoire a été attachée au corps. Nous observons qu’elle dépend beaucoup de l’âge, de la disposition actuelle des organes, & de certains procédés purement physiques. Des accidens subits l’affoiblissent, & même la détruisent entièrement. Les annales de la médecine sont pleines de faits qui ne constatent que trop ces vérités assés humiliantes.

Nous ne sçaurions douter le moins du monde, que les animaux ne soient doués de mémoire. Que de preuves, & de preuves variées plusieurs espèces ne nous donnent-elles point d’une mémoire dont nous admirons la fidélité & la ténacité ! C’est même sur cette mémoire que repose principalement l’éducation que nous parvenons à donner à ces espèces, & qui développe & perfectionne à un si haut point toutes leurs qualités naturelles.

L’éléphant, le chien, le cheval en sont des éxemples frappans. Nous accoûtumons ces espéces si dociles à lier certaines actions à certains mots que nous leur faisons entendre : nous les dirigeons ainsi par le seul secours de la voix, & nous leur commandons comme à des domestiques fidèles à éxécuter promptement nos volontés.

Mais, cette faculté d’associer[1] certains mouvemens à certains sons est resserrée chez ces animaux dans des bornes fort étroites, & leur dictionnaire est toujours fort court. Ils ont bien des sensations de différens genres ; leur mémoire en conserve le souvenir : ils comparent jusqu’à un certain point ces sensations, & de ces comparaisons plus ou moins multipliées naît un air d’intelligence, qui trompe des yeux peu philosophiques. Mais ; ils ne parviennent point à généraliser, comme nous, leurs idées : ils ne s’élévent point aux notions abstraites : ils n’ont point l’usage de la parole.

« L’usage des signes artificiels, disois-je dans le §. 268 de mon essai analytique, est fort resserré chez les animaux. On les accoûtume bien à lier une certaine action, un certain objet, à un certain son, à un certain mot ; mais ils ne parviennent point à généraliser leurs idées. S’ils y parvenoient, les opérations de chaque espèce ne seroient pas si uniformes, & les castors d’aujourd’hui ne bâtiroient pas comme ceux d’autrefois.

Les animaux, disois-je encore dans le §. 270, ont comme nous, des idées simples & des idées concrettes, s’ils ne généralisent point, comme nous, leurs idées, si les opérations des individus de chaque espèce sont uniformes, ce n’est pas précisément parce que les animaux manquent de signes : les signes ne donnent pas la faculté d’abstraire ; ils ne font que la perfectionner. Mais, la faculté d’abstraire tient à l’attention. L’attention est une modification de l’activité de l’ame, (136. 137.) & cette activité est de sa nature indéterminée ; il lui faut des motifs pour qu’elle se déploye, (130. 131. 140. 141. 144. 151. 178.) Si l’auteur de la nature a voulu que la sensibilité des animaux fut rélative à ce que demandoit la conservation de leur être ; leur attentivité, (je prie que l’on me passe ce mot) aura été renfermée dans les limites de leurs besoin, (117. 131.). Ils auront été rendus capables de former des abstractions sensibles, (207. 208. 209.) & ils n’auront pu s’élever aux notions, (230.) »

J’ai fait voir en plusieurs endroits de l’ouvrage que je viens de citer, & dans l’analyse abrégée, que l’éxercice de toutes les facultés de notre ame dépend plus ou moins de l’organisation. Notre cerveau a donc été organisé dans un rapport direct à ces merveilleuses opérations de notre esprit par lesquelles il s’éléve graduellement jusqu’aux idées les plus généralisées ou les plus abstraites.

La multiplicité & la diversité prodigieuses d’idées qui naîssent des différentes opérations de notre esprit, peuvent nous faire juger de l’art étonnant avec lequel l’organe immédiat de nos pensées a été construit, & du nombre presqu’infini de pièces, & de pièces très variées qui entrent dans la composition de cette surprenante machine, qui incorpore, pour ainsi dire, à l’ame d’un sçavant l’abrégé de la nature.

Nous sommes donc acheminés à penser, que l’organisation du cerveau des animaux, différe essentiellement de celle du cerveau de l’homme. Nous ne risquerons guères de nous tromper en jugeant de la perfection rélative des deux machines par leurs opérations. Combien les opérations du cerveau de l’homme sont-elles supérieures à celles du cerveau de la brute ! Combien la raison l’emporte-t-elle sur l’instinct !

Retracerai-je ici ce tableau de l’humanité, que j’ai essayé de crayonner dans la partie IV de ma contemplation de la nature ? Reviendrai-je encore à faire sentir, combien l’amour du merveilleux avoit séduit ces écrivains qui ont attribué aux animaux une intelligence qui ne convient qu’à l’homme, parce qu’il est le seul être sur la terre, qui puisse s’élever aux abstractions intellectuelles. On voudra bien consulter sur une matière si philosophique, les §. 774, 775, 776, 777 de mon essai analytique, & les chapitres I, XIX, XXII, XXV, XXVII de la partie XI de ma contemplation, & les chapitres XII, XXXII, XXXIII du même ouvrage.

Si l’on médite ces chapitres autant qu’ils demandent à l’être, on reconnoîtra, je m’assure, qu’on ne s’étoit pas fait des idées assés justes de cet instinct, qu’on s’étoit trop plu à ennoblir. L’esprit philosophique, qui semble si répandu aujourd’hui, est beaucoup plus rare qu’on ne pense : c’est qu’il ne consiste point dans des idées assés vagues, à demi digérées, & revêtues d’un appareil métaphysique, qui ne sçauroit en imposer à des têtes vraiment métaphysiques. L’esprit philosophique consiste principalement dans l’analyse des faits, dans le discernement de ces faits, dans leurs comparaisons, dans l’art d’en tirer des conséquences, de les enchaîner les unes aux autres, & de s’élever ainsi à des principes qui ne soient que des résultats naturels des faits les mieux observés.

Il paroît donc, que le cerveau de la brute est une machine incomparablement plus simple que le cerveau de l’homme. La construction des machines animales a été calculée sur le nombre & la diversité des effets qu’elles devoient produire, rélativement à la place qui étoit assignée à chaque espèce dans le systême de l’animalité. Le cerveau du singe, beaucoup moins composé que celui de l’homme, l’est incomparablement davantage que celui de l’huitre.

Un génie un peu hardi, & qui sçait manier ses sujets avec autant d’art que d’agrément, a cru faire un pas très philosophique, en découvrant que le cheval ne différe de l’homme que par la botte. Il lui a paru, que si les pieds du cheval, au lieu d’être terminés par une corne infléxible, l’étoient par des doigts souples, ce quadrupède atteindroit bientôt à la sphère de l’homme. Je doute qu’un philosophe, qui aura un peu approfondi la nature de l’animal, applaudisse à la découverte de cet auteur ingénieux, dont le mérite personnel ne doit point être confondu avec les opinions. Il n’avoit pas considéré, qu’un animal quelconque est un systême particulier, dont toutes les parties sont en rapport ou harmoniques entr’elles. Le cerveau du cheval répond à sa botte, comme le cheval lui-même répond à la place qu’il tient dans le systême organique. Si la botte du quadrupède venoit à se convertir en doigts fléxibles, il n’en demeureroit pas moins incapable de généraliser ses sensations ; c’est que la botte subsisteroit dans le cerveau : je veux dire, que le cerveau manqueroit toujours de cette admirable organisation qui met l’ame de l’homme à portée de généraliser toutes ses idées. Et si l’on vouloit, que le cerveau du cheval subit un changement proportionnel à celui de ses pieds, je dirois que ce ne seroit plus un cheval ; mais, un autre quadrupède auquel il faudroit imposer un nouveau nom.

Le changement prodigieux que tout ceci supposeroit dans l’organisation de l’animal, s’opérera pourtant un jour, si mes idées sur l’état futur des animaux sont vrayes. Je suis bien éloigné de les donner pour telles ; mais, je présente aux yeux de mon lecteur une perspective étendue & variée, & que l’esprit philosophique ne dédaignera pas de contempler. Il a déjà pénétré tout ce qu’il me reste à dire ; car les principes que j’ai posés sont féconds en conséquences.

  1. Voyés ci-dessus ce que j'ai dit sur l’Association des Idées chès les Animaux dans l’Ecrit intitulé Essai d’Application des Principes Psychologiques &c.