Le Correcteur typographe (Brossard)/volume 1/03/03

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E. Arrault et cie (1p. 159-172).


§ 3. — APPRENTISSAGE


Il serait, sans doute, malaisé d’indiquer exactement ce que pouvait être, sous l’ancien Régime, l’apprentissage d’un correcteur, et même d’affirmer de prime abord que le correcteur était tenu à un apprentissage. Ces deux points valent, dès lors, qu’on s’arrête quelques instants à leur examen, et que de leur étude on dégage une ligne de conduite utile pour l’apprentissage du correcteur à notre époque.

Il est certain que, dès les premiers temps de l’imprimerie, le correcteur « ne sortait pas du rang », suivant l’expression chère à nombre de gens qui dissertent du correcteur avec plus de bonne volonté que de capacité : La Pierre, Guillaume Fichet, Erhard, Louis de Rochechouart évêque de Saintes, Juste Lipse, Estienne le médecin, Arias Montanus, Raphelengien, Érasme, Mélanchton, Rabelais, Michel Servet et Balthazard de Thuerd étaient exclusivement des érudits lorsqu’il leur fut donné de se préoccuper de typographie. On nous concédera volontiers, pensons-nous, que certains d’entre eux durent acquérir au moins les connaissances théoriques[1] du métier : le fait est incontestable pour La Pierre et pour Erhard qui assumèrent successivement la direction littéraire de l’atelier de la Sorbonne ; pour Claude Clérard, maître ès arts, qui fut correcteur chez Pierre Le Dru, également maître ès arts et imprimeur rue Saint-Jacques près des Mathurins de 1488 à 1500 ; pour Estienne le médecin, qui un moment dirigea la Maison de son frère, avant de « tenir lui-même boutique » d’imprimerie ; pour Juste Lipse, qui honora de son amitié l’imprimeur Plantin et fut son plus illustre collaborateur ; pour Raphelengien, aux mérites duquel Plantin rendit un si légitime hommage ; pour Balthazard de Thuerd, ce prieur qui, après avoir installé au monastère d’Ainay une imprimerie, en accepta volontairement la direction. Les contemporains de ces savants ne songèrent point à leur reprocher de remplir des fonctions ingrates, au-dessous de leur condition sociale : la typographie était alors un art dont s’honoraient ceux qui le pratiquaient. Le déclassé certes existait, comme il se rencontra de tout temps, mais nul n’aurait à l’époque dont nous nous occupons pensé que l’évêque de Saintes manquait à sa dignité en revisant des épreuves typographiques, et que Josse Rade dérogeait en troquant la chaire du professeur pour la plume du correcteur. Dans leurs doléances, dans leurs remontrances les compagnons ne se plaignirent jamais de l’insuffisance technique de ces littérateurs, de ces docteurs utriusque juris qui parfois partagèrent leur vie d’atelier ; tout au contraire, ils estimaient, en 1572, que « jadis il n’y avoit presque sinon que gens doctes ès langues ès sciences, et entre iceux on y remarquoit plusieurs gentilzhommes, qui s’appliquoyent à cest estat », d’imprimerie[2].

Mais, si pour ces premiers correcteurs, auxquels il nous serait aisé d’adjoindre une longue liste d’autres lettrés, l’étude au moins théorique de la technique typographique est vraisemblable, il en est nombre d’autres pour lesquels elle est certaine : il est évident que les conseillers d’État, les bourgeois de Paris, les notaires, les greffiers, les prieurs, les chanoines dont les contrats d’apprentissage nous ont été conservés aux Archives nationales[3], ne devaient pas — leur engagement terminé — devenir et rester simples compagnons : ils avaient en vue l’acquisition d’un brevet de maîtrise, la direction d’un atelier ou… toute autre situation : tel fut, sans doute, le cas de Guy ou Guyot Marchant, prêtre et maître ès arts, qui fut imprimeur à Paris, et dont le libraire Jean Petit fut le commanditaire, et Guy Jouveneau le correcteur[4] ; telle fut certes la pensée de ce Jacques David, prêtre, correcteur d’imprimerie, dont M. Ph. Renouard, à la date du 19-20 juin 1564, signale le testament, en l’hôtel de Vendôme, sa demeure ; tel fut le désir de Nicolas Edoard[5], un Champenois que la guerre et la misère des temps avaient obligé à interrompre ses études et à quitter la Champagne vers 1550 : il avait trouvé asile à Lyon chez Payen Thibaud, un compatriote libraire-imprimeur, dans la maison duquel il fit son apprentissage d’imprimeur et où il fut ensuite pendant quelque temps, ainsi que Charles Fontaine, « prélecteur d’imprimerie » ; tel fut encore le but d’André Saulnier, ce clerc qui « s’afferme, en 1548, au faict et art de la composition et correction de l’imprimerie et s’engage », envers l’imprimeur Macé Bonhomme, « à faire le mieulx qu’il pourra[6] » ; telle fut enfin la situation d’Olivier van den Eynde ou a Fine, qui, le 1er juin 1580, « s’engageait à servir d’aide aux correcteurs » de l’imprimerie plantinienne d’Anvers, et auquel Plantin permettait d’apprendre, pendant ses loisirs, à composer dans l’imprimerie[7].

Nul exemple certes ne pourrait être plus caractéristique de l’érudit devenu correcteur typographe que celui d’Olivier van den Eynde, non plus que des résultats auxquels peut atteindre ce lettré : revenu à Anvers après un premier stage de cinq années, van den Eynde restait chez Plantin du 12 juin 1588 au 15 mai 1590 ; il s’y créait alors une situation qui sous tous les rapports paraît égale, sinon supérieure, à celle acquise par Cornelis Kiliaan, un correcteur sorti du rang, mésestimé à son époque, mais auquel notre temps a rendu justice[8].

Les compagnons eux-mêmes nous ont dit le savoir que possédaient les premiers maîtres ou bourgeois qui œuvrèrent art d’imprimerie. Nous verrons plus tard les sanctions que le Pouvoir prit à l’égard des maîtres qui n’exigeaient point de leurs apprentis le minimum d’instruction reconnu indispensable pour entrer dans la typographie. Nous pouvons dès lors supposer, sans crainte d’erreur ni d’exagération, ce que devait être l’éducation du prote-correcteur.

Le prote, auquel incombait ordinairement, sous l’ancien Régime, la charge redoutable de la lecture des épreuves[9], était, en même temps que l’homme de confiance du patron, « le premier des ouvriers », ainsi que son nom l’indique. Ce chef « sorti du rang » était dès lors tenu de posséder une double instruction[10] : technique, car il devait connaître suffisamment « l’ensemble du métier pour être capable de guider l’ouvrage des compositeurs et des imprimeurs » ; littéraire, puisqu’il lui était indispensable pour la correction de savoir « l’orthographe, le latin, le grec, les termes scientifiques ». Il possédait l’une avant son entrée dans la profession, tout comme le déclassé de nos jours ; il avait acquis l’autre par un long apprentissage de quatre ou cinq années, apprentissage sans lequel il ne lui eût pas été possible de devenir compagnon et d’accéder à la situation qu’il occupait.

Ainsi, au temps où l’imprimerie était soumise au contrôle rigoureux de la Chambre syndicale et des maîtres jurés, le recrutement des correcteurs avait lieu dans des conditions analogues à celles que nous rencontrons aujourd’hui : l’érudit — appelé de nos jours le déclassé — acceptait parfois une fonction à laquelle ne l’avait nullement préparé une situation antérieure, fonction qu’il remplissait cependant avec une sûreté remarquable après quelque temps d’étude et d’efforts ; d’autres fois, un lettré préludait par un apprentissage de plusieurs années à l’accomplissement d’une tâche dont pour l’avenir il voulait faire son gagne-pain ; enfin, un compagnon, que ses capacités professionnelles distinguaient entre tous, assumait, en même temps que la direction technique, la maîtrise littéraire de l’atelier.

Notre époque n’a rien innové, on le voit ; et les affirmations de certains en ce qui concerne les connaissances exigées de tous les correcteurs au temps des corporations et des jurandes pourraient paraître tendancieuses. Mais il nous plaît de supposer que, dans la pensée de leurs auteurs, ces allégations furent plutôt un stimulant qui devait inciter l’intéressé à acquérir, le patron à exiger une instruction plus étendue, des capacités professionnelles plus sûres. Envisageons d’abord, en ce qui concerne ce dernier point, le but à atteindre.


I. — Nécessité de l’apprentissage technique[11].


un programme


Lorsqu’un patron engage, en la destinant au service de la correction, une personne dont le savoir lui inspire confiance, mais étrangère à l’imprimerie, son premier devoir est d’exposer à cette personne la nature des fonctions qui vont lui être confiées, de la convaincre de la nécessité de posséder les connaissances techniques nécessaires, et de l’initier au métier.

De bonnes études secondaires assidûment entretenues permettent sans doute au déclassé de rendre, au début, dans l’exercice de sa profession, quelques services ; nombre de traités typographiques excellents existent que celui-ci ne doit pas ignorer et qui peuvent alors lui faciliter sa tâche. Mais, si l’étude des traités est très utile, presque toujours elle est insuffisante ; quiconque a du goût pour la typographie doit tenir à réaliser la définition du véritable correcteur et à donner en tous points pleine et entière satisfaction : par la pratique du composteur seulement un apprenti correcteur peut espérer arriver un jour à ce résultat.

Si l’on veut que le correcteur connaisse bien les règles typographiques, si l’on veut qu’il apprécie les difficultés du métier, si l’on veut, par conséquent, qu’il fasse une correction des plus judicieuses et des plus sérieuses, il est indispensable qu’il travaille quelque temps à la casse.

L’imprimeur qui a l’intention « d’initier à la correction » un non-professionnel doit donc imposer à ce déclassé un apprentissage comme compositeur[12].

Mais que faut-il apprendre à ce correcteur apprenti ? Est-il nécessaire de lui inculquer toutes les connaissances données à l’apprenti compositeur ? — L’affirmative n’est pas douteuse ; un apprentissage au cours duquel le futur correcteur ne parcourrait point le cycle complet des opérations qui constituent l’instruction technique d’un professionnel ne serait qu’un semblant d’apprentissage.

Non point qu’il soit utile que l’apprenti correcteur, dès son entrée à l’atelier, range des interlignes, compose du pâté, prépare des porte-pages et même, par une réminiscence des anciennes obligations de l’apprenti,… « balaye l’atelier ». Ces « menus travaux », nécessaires pour la propreté et le bon ordre du matériel, ne sont pas indispensables à l’éducation professionnelle du correcteur. On peut supposer, sans crainte d’erreur, que celui-ci ne sera jamais appelé à présider au rangement du matériel de l’imprimerie. L’ordre et la méthode — qualités qui souvent sont innées, mais que l’on peut aussi acquérir, et que le correcteur doit posséder à un rare degré pour la correction de ses épreuves — ne sauraient souffrir de ce modeste manquement à des usages typographiques aujourd’hui désuets.

La casse doit être l’objet de la première étude : ses divisions rationnelles : 1° haut de casse, renfermant les capitales ou majuscules, les lettres accentuées et des signes divers ; 2° bas de casse, contenant les lettres bas de casse ou minuscules, les blancs, les signes de ponctuation, les chiffres ; — la répartition raisonnée des lettres suivant la fréquence de leur emploi ; la place qui leur est assignée ; la comparaison des cassetins d’après les sortes qu’ils doivent contenir.

Puis vient l’examen du caractère : définition de ce terme générique, ainsi que des mots sortes et lettre ; forme de la lettre : parallélipipède dont les faces s’appellent : l’œil dégagé par les plans inclinés ou talus, le pied opposé à l’œil, le dessous avec le cran, le dessus, et les deux côtés ou frotteries ; les dimensions de la lettre : la hauteur dite hauteur en papier, le corps qui est l’épaisseur entre le dessus et le dessous, l’approche qui est de chaque côté la distance entre l’œil et la frotterie ; enfin, le point qui donne son nom à la lettre, au caractère, et est fonction de l’épaisseur. — Le point étant la base de tout le système typographique, il est nécessaire de revenir à maintes reprises sur ce sujet et de s’assurer par des exemples nombreux que l’apprenti s’est parfaitement assimilé les explications données.

Sous le nom de blanc on désigne les espaces (fines, moyennes, fortes), les cadrats, les cadratins (demi-cadratins et cadratins), les interlignes, les lingots, les garnitures, en un mot toute fraction du matériel en plomb ou en toute autre matière qui, lors de l’impression, ne marque point sur le papier, parce qu’elle est plus basse que le caractère.

Ces premières notions acquises, et surtout bien comprises, l’apprenti, à l’aide d’un modèle, apprendra la casse, c’est-à-dire étudiera l’emplacement des lettres, des chiffres, des signes divers, des blancs. La méthode la plus expéditive et la meilleure pour se fixer dans la mémoire la disposition des sortes est de suivre, l’ordre alphabétique.

Le composteur, dont la description est aisée, paraît alors.

Déjà le mot copie a été expliqué, ainsi que l’expression manuscrit, dans ses différentes acceptions.

Les premières règles typographiques[13] ont suivi : renfoncement de l’alinéa, espacement régulier et division des mots, espacement de la ponctuation, interlignage, etc.

Après avoir appris la manière de justifier le composteur, de lever et de placer la lettre, l’apprenti compose le premier mot, la première ligne, la première phrase, et aussi le premier alinéa.

Au fur et à mesure que l’élève compose, les explications, toujours simples, se font plus nombreuses, mais en s’assurant qu’elles sont bien comprises, que les précédentes ne sont point oubliées, enfin qu’elles sont correctement appliquées. Même sur une copie réimpression il est toujours matière à étude et à observations nombreuses. Déjà, au reste, l’apprenti correcteur aura entre les mains, avec recommandation expresse de le lire et de le relire attentivement, le petit manuel de marche typographique spécial à la Maison ; car il est entendu que toute Maison qui se respecte doit, maintenant, au grand détriment du Code typographique, posséder son manuel « particulier ».

Sa première composition terminée, le correcteur, qui n’aura point omis de relire son travail sur le plomb au fur et à mesure de son avancement, devra — satisfaction inappréciable ! — en assumer lui-même la correction. À l’aide d’un protocole, il apprend alors la forme des signes, leur valeur, les motifs et les raisons de leur emploi, leur emplacement dans la composition et dans la marge. Dès cette première expérience que le correcteur fera de son futur métier, il importe d’insister de manière particulière sur l’ordre et la clarté qui doivent présider à toute correction ; il importe également, après quelques essais, d’obliger l’apprenti à exécuter les signes de correction de façon correcte, et de ne pas tolérer dès le début ces déformations involontaires qui, avec le temps, rendront obscurs, parfois méconnaissables, ou même incompréhensibles les signes les plus courants.

L’épreuve corrigée est soigneusement revue par un correcteur qui indique, avec explications à l’appui, les omissions, les erreurs d’application et les fautes de correction.

L’apprenti doit effectuer lui-même sur le plomb les corrections relevées ; puis, par une revision soignée, vérifiée comme la première épreuve, il s’assure qu’il a parfaitement compris la valeur et l’emploi des signes et qu’il a rectifié correctement les coquilles, les bourdons, les doublons, etc., de son premier travail.

Cet exercice sera continué autant que le jugera utile le chef — intelligent — auquel l’apprenti aura été confié : la copie manuscrite, aux difficultés progressives, remplacera bientôt la réimpression « chou pour chou » ; et le « bon », la composition quelconque. Les progrès de l’élève dépendront évidemment des conseils qui lui seront donnés et de la surveillance dont il sera l’objet. Car on ne peut supposer qu’un patron qui a décidé de consacrer à l’apprentissage de son futur correcteur un temps précieux, qu’un prote qui a assumé la charge de cet apprentissage, s’en désintéresse finalement au point d’abandonner l’élève à ses seuls, et combien pauvres ! moyens, ou de le confier à un subalterne dont le moindre souci sera de « perdre son temps » à instruire un déclassé qu’il jalouse déjà. Le fait paraîtrait invraisemblable : il en est cependant des exemples, sur lesquels une pénible expérience personnelle nous permettrait, si nous l’osions, de rapporter des détails et des faits particulièrement navrants, et dont nous avons supporté les conséquences regrettables.

Lorsqu’il saura composer correctement, lorsqu’il connaîtra les principales règles typographiques, le correcteur pourra être confié aux soins d’un chef d’équipe, d’un metteur en pages qui l’initieront à des travaux plus importants : la réception du manuscrit, le cas échéant la revision sommaire de la copie, sa distribution, la préparation des épreuves pour le correcteur, la surveillance de la correction sur le plomb, la mise en placards et les envois de premières épreuves à l’auteur. Plus tard, viendront la réception des épreuves d’auteur, leur correction, puis la mise en pages et tout le cycle d’opérations accessoires qui précèdent ou accompagnent cette importante partie de la technique typographique.

Il est bon, au reste, de ne point laisser le correcteur sous les ordres du même metteur, toute la durée de son apprentissage. Il ne faut pas l’oublier, cet apprenti d’un genre tout spécial — dont l’intelligence est particulièrement ouverte et auquel son âge et ses études antérieures permettent de s’assimiler rapidement la science nouvelle qu’il étudie — doit acquérir en un temps déterminé le plus de connaissances qu’il est possible de posséder. L’on ne saurait, dès lors, négliger de l’initier, aussi complètement que le permettent les circonstances, à la composition des tableaux et des travaux de ville, à toutes les difficultés et à tous les ennuis de la correction sur le plomb. Il n’est point déplacé d’exprimer le souhait de lui voir confier, à plusieurs reprises, si l’organisation du travail de la Maison le permet, de modestes mises en pages, sous la surveillance du chef d’équipe.

Enfin, un poste auquel il est indispensable d’affecter le correcteur, au moins pendant quelques semaines, est celui de l’imposition[14]. On peut objecter qu’un correcteur de premières ou de secondes aura rarement l’occasion d’utiliser les connaissances acquises dans ces fonctions. Sans doute ; mais il est aisé de répondre que l’avenir réserve maintes surprises aux plus avisés, et que le correcteur de premières ou de secondes sera peut-être un jour appelé, même contre son gré, au poste de tierceur. Il ne regrettera point alors un apprentissage qui sans doute fut pénible, mais dont il tire aujourd’hui quelque avantage.

Allant même plus loin, nous pensons qu’il ne serait point déplacé de voir notre apprenti corriger de temps à autre quelques tierces… sous presse. Nombre de tierceurs se rendent imparfaitement compte des ennuis, des difficultés, surtout des pertes de temps que la correction sous presse occasionne ; et « ils en prennent à leur aise » avec les tierces. Une expérience personnelle les inciterait peut-être à modérer leurs exigences, à se préoccuper un peu moins de détails oiseux et à arrêter leur attention sur des questions plus importantes[15].


II. — Durée de l’apprentissage technique.


L’apprentissage doit être — on l’a dit — aussi complet que possible dans le moindre temps. « Le moindre temps » : bornons-nous à cette expression, dans l’impossibilité où nous sommes de préciser ce dernier point ; la durée de l’apprentissage varie suivant les circonstances : intelligence du sujet, travaux plus ou moins complexes de la Maison, conventions particulières avec le patron, situation personnelle de l’apprenti, etc. Certains estiment que le stage à la casse ne doit pas être inférieur à deux années environ ; d’autres pensent que ce délai peut, suivant les capacités dont fait preuve l’apprenti, être réduit à une année, ou, au plus, à six mois ; enfin, une dernière opinion, sans doute préférable, juge qu’il vaut mieux prolonger le stage au delà de cette durée, le nouveau venu consacrant une partie de son temps à la correction, et l’autre partie à la composition pendant les moments de calme[16].

Durant cette période, l’imprimeur accorderait un salaire de circonstance qui permettrait au débutant de vivre et de travailler avec toute l’ardeur, toute l’attention désirables, en vue d’atteindre par la suite les prix rémunérateurs auxquels, en raison de ses connaissances et de son expérience, il pourrait prétendre.

Cet exemple servirait de leçon au typographe aspirant correcteur et lui donnerait une juste idée de la correction. Le fait de voir à la casse quelqu’un qui, depuis son enfance, n’a cessé de se consacrer à l’étude lui ferait comprendre sans doute l’inanité de ses prétentions s’il n’étudie pas lui-même.

Illustrons les lignes qui précèdent d’un exemple emprunté au premier siècle de l’imprimerie et rencontré dans la Bibliographie lyonnaise de M. Baudrier[17] :

« Le 8 juin 1548, André Saulnier, clerc, demeurant à Lyon, s’afferme lui et ses œuvres à honorable homme Macé Bonhomme, maître imprimeur à Lyon, au faict et art de la composition et correction de l’imprimerie et s’engage à la meilleure diligence et à faire le mieulx qu’il pourra. Bonhomme pourvoira à ses despenses de bouche comme il est de coutume et, en oultre, pour ses gaiges et sallaires lui promet bailler et payer en fin dudict an la somme de 18 livres tournois. Claude La Ville, libraire, témoin. »

Bien que rien dans les pages de M. Baudrier ne le fasse supposer, ce contrat nous paraît être un contrat d’apprentissage. Remarquons, tout d’abord, que l’intéressé André Saulnier est qualifié du nom de « clerc » ; dans un contrat de travail comme compagnon il eût été désigné du titre de « correcteur d’imprimerie, prélecteur, ou encore collationneur » ; « clerc » est ici synonyme d’étudiant, de bachelier, ou de tout autre mot indiquant que le titulaire est un lettré. Saulnier « s’afferme au faict et art de la composition et correction » : à moins d’avoir été antérieurement prote-correcteur, il n’était point d’usage qu’un érudit s’affermât « au faict et art de la composition » ; au contraire, ce fait s’explique fort bien dans le cas d’un apprentissage de correcteur, opinion que corrobore suffisamment la mention « s’engage à faire le mieulx qu’il pourra », dont on ne pourrait trouver l’explication s’il s’agissait d’un compagnon. Enfin la modicité des « gages et sallaires » annuels, qui ne s’élèvent, outre les dépenses de bouche, qu’à 18 livres tournois — somme minime si on la compare aux émoluments accordés à cette même époque à d’autres correcteurs dont nous citerons plus loin les contrats de travail[18] — complète amplement la démonstration de notre sentiment.

Les Anciens avaient de la nécessité de l’apprentissage de la composition par l’érudit futur correcteur, de sa durée, de l’indulgence que l’on doit accorder à l’apprenti et de l’obligation de rémunérer ce dernier, une conception qui n’est point pour nous déplaire. Ils faisaient certes preuve d’un réel bon sens et d’une conception exacte des besoins de leur profession en exigeant de cet employé, qui fut pour eux un collaborateur émérite, des capacités littéraires étendues et en lui fournissant les moyens d’acquérir les connaissances techniques nécessaires.

On semble trop oublier à notre époque les exemples que nous donnèrent les premiers imprimeurs et les premiers correcteurs, les La Pierre, les Fichet, les Erhard, puis les Estienne, les Kiliaan, les Fröben ; — on n’a garde de se souvenir des recommandations des Fournier, des Th. Lefevre, des Daupeley-Gouverneur, que nous avons un peu longuement rappelées et exposées dans ce chapitre ; — même on méconnaît ou on néglige les enseignements du passé et du présent ; — on ne songe point aux besoins de l’avenir.

Cependant de tout ce que nous savons une conclusion se dégage, inévitable : « Le véritable correcteur doit être à la fois érudit et typographe. » — « Bacheliers ou licenciés besogneux, dont la compétence dans les questions professionnelles est nulle », doivent, par un stage de plusieurs mois à la casse, s’assimiler pratiquement la typographie. — Typographes désireux de devenir réellement des correcteurs émérites doivent s’astreindre à l’étude du latin, du grec, de l’allemand ou de l’anglais, et ajouter à ce bagage « quelque science d’usage habituel ».

Qu’on ne vienne point soutenir que ces choses sont impossibles : déjà le xxe siècle, comme son devancier le xixe, possède nombre de typographes dont les connaissances littéraires et linguistiques ne le cèdent en rien à celles des correcteurs érudits les plus réputés.




  1. D’après Théotiste Lefevre : « … Des correcteurs qui joignent à l’érudition convenable les connaissances au moins théoriques des règles de la typographie » (Guide pratique du Compositeur et de l’Imprimeur typographe, p. 484).
  2. Remontrances et Mémoires pour les Compagnons imprimeurs de Paris et de Lyon…, adressées au Roi le 17 juin 1572.
  3. Bib. Nat., ms. fr. 21839 ; Registre des Apprentis, t. III, 1759-1789.
  4. Voir page 42.
  5. D’après M. Baudrier, Bibliographie lyonnaise, 3e série, p. 206. — Voir page 100.
  6. Voir page 171.
  7. Voir page 504.
  8. Voir pages 84 et 502.
  9. « C’est ordinairement le prote d’une imprimerie qui doit lire la première épreuve, la seconde encore, si la première est trop chargée de fautes. » (Bertrand-Quinquet, Traité de l’Imprimerie, p. 110.) — Voir aussi l’article du prote Brullé dans l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert.
  10. Voir également sur ce même sujet le paragraphe Instruction (p. 97).
  11. Au cours de l’année 1921, la Circulaire des Protes a publié quelques-unes des considérations exposées ici. À l’encontre des idées générales que nous avons cherché à défendre et à faire prévaloir, parce que nous les estimons justes et convenables dans la majorité des cas, un certain nombre de critiques se sont élevées. Nous ne pouvions songer, quelque justifiées qu’elles pussent être, aux situations particulières, toujours possibles. Toutefois, désireux de laisser le lecteur juge en la matière, nous prendrons la peine de signaler hâtivement, en notes, certaines des objections qui nous ont été présentées.
  12. On nous objecte : « Un recrutement comme celui que vous envisagez aurait pour résultat d’écarter de la correction des sujets qui lui auraient peut-être fait honneur. — Les travaux de la casse, du marbre, de la mise en pages, de la correction sous presse demandent des aptitudes physiques que n’auraient pas tous les candidats. — Sans aller jusqu’à dire que la correction doive être un refuge pour tous les malingres, pour tous ceux qui sont disgraciés du côté de la santé, je pense qu’elle est le métier de choix, au point de vue physique s’entend, pour ceux que… différentes infirmités rendent impropres aux travaux de force, d’adresse ou de dextérité, surtout s’ils se prolongent… » (M. L.)

    Notre but n’est pas « d’écarter de la correction les sujets qui peuvent lui faire honneur » ; tout au contraire souhaitons-nous que tous ceux qui désirent embrasser cette profession puissent l’exercer avec profit pour l’art et pour les lettres. — Combien en est-il parmi ces malingres, ces disgraciés de la santé, dont la cause ne nous intéresse pas moins que tous autres, qui ne puissent durant plusieurs semaines « tenir un composteur », suivre les travaux d’une mise en placards ou en pages, assister et aider à quelques impositions. Oh ! nous n’exigeons pas que l’apprenti correcteur « monte » les formes sur le marbre, les « sonde » et « donne la main » pour les descendre aux presses. — D’ailleurs, nous n’avons point posé de règles précises pour la durée, journalière ou mensuelle, de l’apprentissage : celle-ci sera longue ou brève, selon les capacités et l’aptitude des sujets eux-mêmes ; ne supposons-nous pas qu’elle peut être coupée de périodes au cours desquelles le candidat, tout en prouvant ses capacités littéraires, pourra se remettre de ses fatigues physiques ?

  13. « Quant aux règles typographiques, nous dit-on, on peut les apprendre dans les manuels et, ainsi, arriver au métier avec un bagage professionnel qui se développera par la pratique. Une visite de l’atelier sous la conduite de quelqu’un qui donnera les explications utiles, l’observation de ce que font les typos, les metteurs en pages, etc., les conversations avec les uns et les autres apprendront au « bleu » bien des choses qui lui éviteront, par la suite, de dire des naïvetés ou de marquer des corrections susceptibles de faire naître des plaintes. J’allais dire aussi : des récriminations ; mais pour celles-ci j’estime qu’il n’y a qu’une seule chose à faire : envoyer promener l’adversaire. » (M. L.)

    Combien de candidats correcteurs sont « arrivés au métier avec un bagage professionnel » ? Hélas ! au cours de notre carrière déjà longue nous n’avons jamais ouï dire que semblable fait ait existé. — Nous concevons fort bien que « les règles typographiques peuvent être apprises dans les manuels » (c’est d’ailleurs ainsi que nous-même, et beaucoup d’autres également, sans doute, nous les avons apprises pour la plupart) ; mais nous affirmons qu’aucune de ces règles ne peut être étudiée avec fruit, convenablement comprise et surtout correctement appliquée, si l’on n’est d’abord entré dans l’imprimerie et si l’on n’a acquis au moins des notions sommaires de la technique manuelle. — À la visite de l’atelier, à l’observation, aux conversations nous préférons (car ils nous semblent plus profitables) le stage de l’apprentissage, le travail et l’étude technique ; plus sûrement ainsi le « bleu » « apprendra les choses qui lui éviteront du dire des naïvetés, de faire naître des plaintes » et surtout « d’envoyer promener l’adversaire » (attitude peu politique en somme) (voir p. 181).

  14. « Il est très bon de connaître les impositions, assurément, car l’on n’a pas partout l’avantage de recevoir la tierce pliée et même coupée et encartée (comme avec l’in-18), en sorte qu’il n’y a qu’à tourner les pages pour voir si elles sont dans leur ordre naturel, et, d’autre part, comme vous le dites excellemment, on peut être, malgré soi, appelé à devenir tierceur. Mais, comme il est dit dans Arnold Muller et dans Desormes, les combinaisons de l’imposition s’oublient vite si on ne les pratique pas constamment ; or les manuels sont faits pour ceux à qui la pratique manque. Il ne faut pas oublier non plus que des correcteurs très bien doués au point de vue lettres, très érudits, peuvent être inaptes aux mathématiques et aux combinaisons de l’imposition : ce serait grand dommage que, faute de pouvoir travailler au marbre, ou à la casse, ou aux machines, on les écarte de la correction. D’ailleurs, qu’est-ce qui oblige le tierceur à faire le calcul mental, à la manière des imposeurs ? Qu’est-ce qui l’empêche de plier sa tierce et de la feuilleter pour vérifier si l’imposition est juste ? » (M. L.)

    « Les combinaisons de l’imposition s’oublient vite », nous le reconnaissons ; mais est-ce une raison suffisante pour que, lors de son apprentissage, le correcteur néglige cette partie importante de la technique typographique qu’est l’imposition, et ne peut-on affirmer que, malgré les apparences, un jour venu, s’il est nécessaire, de son stage au marbre « il restera quelque chose » au tierceur ? D’ailleurs avons-nous dit que l’apprenti devait s’assimiler toutes les « combinaisons multiples » que présentent les impositions ? Ce serait certes exiger beaucoup, en quelques semaines, de l’esprit le plus averti et le plus ouvert. Ce qu’il s’agit d’inculquer à l’apprenti — et personne ne saurait se tromper sur notre intention — ce sont, avec exemples à l’appui, les notions fondamentales : les dénominations de côtés, les raisons de la disposition des pages, les désignations données aux blancs et leurs proportions respectives, les signatures, les encarts, les impositions fondamentales de l’in-4° et de l’in-8° dont toutes les autres dérivent, les motifs de leurs appellations, de même que celles de l’in-12, de l’in-16, ainsi que de l’in-18, etc. : toutes choses certes qui ne sauraient s’effacer de la mémoire d’un correcteur. — C’est, croyons-nous, faire injure à ces « correcteurs très bien doués au point de vue lettres, très érudits », dont parle notre contradicteur, que de supposer qu’ils « peuvent être inaptes aux mathématiques… de l’imposition », mathématiques tellement élémentaires que parfois dès sa première année d’apprentissage le jeune compositeur les possède suffisamment. — Pour le surplus nous prions le lecteur de se reporter au chapitre la Tierce (chap. x, p. 411).

  15. « Voici maintenant la correction sous presse. Il est certain qu’on n’en connaîtra bien les difficultés que si on les a eues devant soi, et peut-être ce travail aurait-il une influence salutaire sur certains correcteurs ; mais je vous avouerai que je ne discerne pas bien les corrections que le tierceur pourrait s’abstenir de marquer : il doit y avoir là une question d’espèce, très délicate à trancher, vu la multiplicité des cas et les circonstances, très variées aussi. Je ne me fais pas non plus une idée bien nette de ce que pourrait être la mentalité des correcteurs mentionnés plus haut. Quant aux autres qui désirent remplir de leur mieux le devoir envers le travail et le devoir envers les typos, ils trouveront en eux-mêmes la formule qui leur permettra, suivant les circonstances, d’user de fermeté pour maintenir leurs corrections ou de faire acte de justice et d’humanité en supprimant telle ou telle correction ou en la modifiant, au besoin après avoir demandé au corrigeur « comment ça l’arrangerait le mieux ». Pour avoir la mentalité qui devrait se trouver chez tout tierceur, il n’est nullement nécessaire — à mon avis, du moins — d’avoir fait une minute de correction sous presse. » (M. L.)

    Le lecteur remarquera sans peine, croyons-nous, que les prémisses de ce paragraphe (« Il est certain, etc.… ») concordent fort peu avec sa conclusion (« Pour avoir la mentalité… »). Nous pouvons faire observer, en outre, que notre contradicteur affirme « ne pas bien discerner les corrections que le tierceur pourrait s’abstenir de marquer », alors qu’il estime que certains tierceurs peuvent « faire acte de justice et d’humanité en supprimant telle ou telle correction, ou en la modifiant… ». Que le tierceur ait corrigé seulement deux tierces sous presse, et il s’abstiendra de « supprimer telle ou telle correction » (parce qu’il n’aura rien indiqué) ou de demander au corrigeur « ce qui l’arrangerait le mieux » (parce qu’il aura pu par expérience l’apprécier lui-même).

  16. Voir sur cette manière d’agir une opinion presque analogue de Momoro (p. 113 de ce volume).
  17. Baudrier, Bibliographie lyonnaise, 10e série, p. 195. — Laurent Grange, not., Reg. 1548, A. N.
  18. Voir pages 493 et suiv.