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Le Métier de roi/1/4

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Calmann-Lévy éditeurs (p. 41-60).

IV

Dans la glorieuse et sombre rue aux Juifs, après les splendeurs gothiques du palais et la majesté de l’Hôtel des Sciences, la ligne des façades devenait tortueuse ; les maisons se pressaient, étroites, quelquefois sordides. On y voyait des échoppes en contre-bas du trottoir et des vitrines à petits carreaux qu’éclairait le soir une lampe charbonneuse. Puis l’étal rose d’un boucher avec ses quartiers de viande enveloppés d’un suaire, ses bêtes éventrées et béantes, mettait une lumière vive dans la noire eau-forte de la rue. À droite de la boutique, un corridor humide s’enfonçait dans l’immeuble. Ce soir-là, en sortant de l’amphithéâtre, mademoiselle Hersberg se dirigea vers cette demeure, s’enfonça dans le passage, gagna un escalier obscur que deux misérables lampions peuplaient d’ombres et où la pointe de sa bottine devait chercher chaque marche. Arrivée au troisième palier, elle s’arrêta, sa main gantée palpa la muraille, devina une porte. Elle y frappa en disant à mi-voix :

— Ouvrez, c’est moi, Clara Hersberg.

Et brusquement la porte s’ouvrit. Kosor apparut. Derrière lui, une lampe à l’acétylène d’un insoutenable éclat découpait sa chétive silhouette. Il dit avec une sorte de religion :

— Oh ! c’est toi ! tu es venue si vite !

Et il saisit sa main, qu’il baisait à travers le gant. Mais elle, en souriant, se dégagea et chercha une place où s’asseoir dans le taudis. Une longue table posée sur deux tréteaux s’emplissait d’empeignes poussiéreuses, de souliers éculés, de pièces de cuir, et ce désordre s’aggravait encore d’un encombrement de cornues, de creusets, de piles. Des cendres blanches formaient un tas sur le bois même ; dans un ballon de verre, on voyait un résidu jaunâtre. Trois-chaises étaient pareillement surchargées de brochures, de journaux, de chaussures. Précipitamment, Kosor dégagea l’une d’elles, l’offrit à Clara. Dans sa jaquette de drap noir, avec le chapeau sobre et harmonieux qui empruntait à la femme son élégance, elle avait l’air d’une reine en visite chez un pauvre. Elle demanda très affectueusement :

— Eh ! bien, cher ami, es-tu content ? Tes expériences à Hansen ?…

Adossé contre la table, il ne répondit que par un geste qui indiquait la lassitude et le désespoir. Clara, qui le connaissait si verbeux quand il s’agissait d’une idée précieusement caressée, attendait qu’il parlât de sa genèse de l’or. Mais il gardait un absolu silence. On n’entendait que le ronflement sourd de la lampe, — un appareil compliqué qu’il avait passé des mois à construire lui-même, alors que pour deux marks, au bazar, il aurait eu un système d’éclairage plus commode. — Soudain, en levant les yeux sur le pâle visage situé à contre-jour, Clara y vit briller deux larmes qui roulaient dans la petite barbe noire ; les prunelles demeuraient fixes et vagues, la bouche exprimait une douleur infinie.

— Oh ! Ismaël, s’écria-t-elle, qu’as-tu ? Qu’est-il arrivé ?

Elle fit un pas vers lui. Mais lui retenant ses pleurs et tragique :

— Rien, rien ne s’est produit. Toute l’école était là, à m’épier. Ils m’ont bafoué !

Le mot se changea en un sanglot rauque, et l’homme s’abattit la face sur sa table. Clara voyait son maigre corps que l’idée comme un cancer rongeait, tout secoué de spasmes. Alors elle comprit l’indicible échec, l’effondrement, l’anéantissement de l’être qui avait rêvé la plus formidable action humaine, la transformation du monde économique, qui en croyait tenir tous les fils et qui devait, en fin de tout, convenir de son impuissance, comme les autres. Il pleurait son rêve ; il avait escompté l’instauration du bonheur et de la douceur universelle, et c’était son cœur embrasé qui saignait.

Clara, blême de pitié, laissait aussi couler ses larmes. Bientôt il se redressa, aiguillonné par un ressaut de son désir d’inventeur :

— Et pourtant je l’avais vu, l’or, impalpable, luisant au fond du creuset ; il avait adhéré à mes doigts. Il avait rayonné parmi le cristal du chlorure. Est-ce que le phénomène n’aurait pas dû se reproduire mathématiquement, chaque fois que je répétais l’expérience ? Qui sait si, un jour plus tard, l’or ne serait pas apparu ? que dis-je un jour, une heure, peut-être une minute ! connaît-on les forces que l’on dirige quand on tient les fils du courant ? Oui, qui dira jamais si je n’ai pas brisé mes piles à la veille du triomphe ! La molécule d’or était peut-être en formation, prête à naître — et eux, ils me mesuraient le temps, ces scoliastes ; ils me répétaient : « Encore huit jours… encore trois… encore un, et il faudra y renoncer… ». On me traitait en pauvre homme à mesure que le terme approchait. Alors, oui, Clara, je te l’avoue, j’ai connu la fureur de la destruction, j’ai tout brisé et maintenant on me croit fou !

Elle lui caressait le front, maternellement.

— Pauvre ami ! répétait-elle, pauvre ami !

— Pourquoi lutter toujours si je dois échouer toujours ? J’ai soif du bonheur des hommes, je m’use à construire la cité heureuse ; quand un plan demeure sans succès, j’en conçois un autre, et quand je les offre, l’humanité les repousse. Je souffre, Clara !

Elle murmurait à son oreille :

— Courage les frères souffrent encore plus que toi. La misère empoisonne jusqu’à leur amour. Les petits enfants ont faim et froid. La tuberculose décime les adolescents. L’homme ne connaît aucun des charmes de la vie. Les vieillards sont comparables à des bêtes usées qu’on est impatient de voir mourir. Il y a des gens gorgés de luxe et des millions d’autres que leur affreux labeur ne nourrit même pas. Tu seras l’artisan de l’égalité et de la justice.

Il reprenait :

— Je n’ai plus de courage, je n’ai plus que ton amour, je ne t’ai jamais tant aimée. L’humanité est lointaine, elle est anonyme : Mes frères ? Je leur suis inconnu. Tandis que toi, tu es là ; je sens tes mains dans les miennes. Clara, je t’ai tenue naissante dans mes bras. Tu m’as émerveillé avant même de me connaître. Toute ta jeune vie avec ses phases les plus exquises m’est présente en même temps. Ton développement a charmé mon adolescence. Je t’aime à tous les âges, car je t’ai toujours admirée. Je revois tes bras nus délicats et potelés, je te vois petite fille aux boucles brunes plus mystérieuse encore qu’à présent. Je te vois à quinze ans, et le pli de ta bouche et l’ombre de tes cils, à l’époque où je m’exténuais à surprendre ta pensée. Je te revois à mon retour d’exil. Oh ! que tu étais belle avec ta sombre et grave coiffure, ces voiles de tes cheveux entr’ouverts au-dessus de ton regard. L’humanité, qu’elle périsse de misère ! Il n’y a que toi, tu entends ? Tu m’as juré d’être ma femme, reste, aujourd’hui, l’heure est venue.

— Pas encore, dit-elle presque rude en s’arrachant de ses bras, comme si une épouvante lui venait d’avoir donné sa parole. Pas encore. La cause a besoin de toi, je n’ai pas le droit de te prendre.

Il la considéra une minute en silence, puis, redevenu ombrageux :

— Oh ! pardon, fit-il, je ne suis qu’un pauvre hère, j’oubliais… Qu’ai-je à t’offrir, moi, en dehors de mon adoration ? Ta science t’a comblée d’honneurs. La mienne ne m’a même pas donné de pain.

— Tu fus mon maître pourtant, dit Clara avec bonté, et tu es un grand génie, plein de divinations et de lumière.

— Ah ! prononça-t-il, désespéré, je ne suis rien, puisque je n’ai pas su me faire aimer de toi. Alors elle se récria tendrement. Mais si, elle l’aimait. N’était-il pas son affection unique, n’emplissait-il pas tout son cœur ? Voyait-elle dans l’avenir une autre perspective que celle de leur union ? Ne vivait-elle pas pour lui ? Mais elle était plus sage, elle avait la vue nette du devoir. Quel rôle aurait-elle joué en consentant à servir d’obstacle à sa mission ? Il l’en aurait maudite un jour peut-être.

Et elle trompait ainsi la passion de Kosor en le berçant par sa parole, en le berçant rien qu’au son de sa voix apaisante et unie.

— Il est d’autres moyens d’entamer l’apathie sociale qu’une révolution monétaire. Il y a l’influence, il y a la conquête du pouvoir. Rien n’est perdu. Courage, lève-toi, la tâche est belle. Les camarades sont loyaux et t’aideront. Que penserait de toi le vieil Heinsius, ou bien le brave et rude Goethlied de te voir lâche, désertant pour une femme ? Le comité, en ton absence, a dû préparer la grève. Tu n’as seulement pas repris contact avec les frères depuis ton retour. Écoute, voici l’heure de la sortie des filatures. Viens avec moi, viens te baigner dans le peuple, viens voir la misère.

Il s’abandonnait à elle, il se leva sans mot dire et la suivit. Ensemble ils descendirent l’escalier infect et se trouvèrent dans la rue. Elle l’emmena vers le faubourg.

La lune se levait et la ville s’éclairait d’une lueur douce. Ils traversèrent la place d’Arines qui s’étendait devant la façade du palais. Une architecture de broderie divisée en trois bâtiments enclosait la cour intérieure. Deux escaliers aux rampes de pierre ciselée y descendaient à droite et à gauche, le premier venant de la chapelle royale, l’autre de la salle du trône. Une tourelle hexagonale aux fenêtres en ogives flanquait le bâtiment central. Une grille monumentale à volutes de fer forgé fermait la cour. La place était bleuâtre et déserte. La statue du roi Conrad se dressait au centre. À l’extrémité de la rue du Beffroi apparaissait la pâle cathédrale de Saint-Wolfran, dont les tours inégales, l’une effilée et l’autre trapue, blanchissaient et s’ouataient au clair de lune, tandis que la flèche d’un noir cru pointait vers un ciel gris perle.

Ismaël et Clara s’engagèrent dans l’avenue de la Reine qui descendait vers les quais. De lourds monuments la bordaient, dont on voyait les fenêtres étinceler derrière la ramure dépouillée des files de platanes. C’étaient les ministères, leurs bureaux, leurs salons, leurs archives. Ces bâtiments massifs, la vie intense qu’on y devinait les impressionnèrent, comme l’eussent fait des forteresses imprenables. La vie, d’ailleurs, on la sentait partout dans la ville, hâtive, empressée, haletante en cette fin de jour. Les camions chargés de coton filé roulaient vers les magasins excentriques, d’autres amenaient aux gares de gigantesques rouleaux qui étaient des pièces de toile neuves tissées. Sous terre, un grondement périodique annonçait le passage des trains de Hansen emportant des marchandises vers le grand port lithuanien. Des camelots arrivaient au pas de course, criant les journaux du soir avec les dépêches commerciales. Une foule assiégeait les bureaux de poste et les fils aériens, transmetteurs de l’activité industrielle, suspendaient au-dessus de la cité le vol entrecroisé des phrases, des ordres, des commandes, des offres, des tarifs et des cours. À mesure qu’on approchait du port de commerce, les sifflets des remorqueurs en partance se faisaient entendre ; ils s’en allaient lentement, traînant au fil de l’eau les lourds chalands où s’arrimaient jusqu’au bord les fûts de sapins de Lithuanie. Du pont on les voyait à peine à la lueur jaune et dansante que leurs falots laissaient tomber sur les vagues du fleuve. Au faubourg, la fièvre s’accroissait encore ; des panaches de fumée se gonflaient et se boursouflaient aux faîtes des cheminées d’usine dont la futaie hérissait ce quartier de la ville ; les filatures se succédaient au long des rues rigides, et dans toutes c’était comme un regain de fureur au travail. Par les grandes baies on apercevait au plafond des ateliers la fuite vertigineuse des courroies de transmission : les claviers du métier se déplaçaient, pareils à des mâchoires géantes broyant leur proie ; et l’on entendait du dehors l’essoufflement du monstre de fonte, la bête haletante de la machine pressée, harcelée, donnant un dernier effort, dont tout le sous-sol trépidait. Pendant que la bâtisse vomissait à la rue des ruisseaux d’eau fumante, traînées sanglantes de la fuchsine, ou rinçure laiteuse et chlorée des pièces de cotonnades, les carreaux souillés des fenêtres s’emplissaient d’une buée tiède, et, tout frémissants dans leur châssis, on les aurait dits baignés d’une sueur d’angoisse.

Ismaël et Clara ne se disaient rien. Ils venaient de sentir ensemble la formidable activité sociale, cet engrenage aux mille rouages divers où chaque unité humaine représentait une fraction infime, mais nécessaire, du mouvement général. Depuis l’enfant chargé à l’usine de verser de minute en minute une goutte d’huile à l’aisselle d’un clavier, jusqu’au monarque présidant la Chambre-Haute parmi les cariatides d’or de la salle du trône, tout l’organisme fonctionnait frénétiquement, dans une cohésion, une harmonie simulant à merveille la perfection. Et la formule de cette organisation avait beau être à base d’inégalité, le roulement de l’engrenage était si colossal, la vitesse acquise si folle, et la force du tout si redoutable, que les deux révolutionnaires éprouvaient intimement leur impuissance. Façonner un autre monde, d’après une autre synthèse ?… Quel géant réussirait cette gageure ?

Soudain partit dans l’air nocturne le sifflet déchirant d’une sirène, puis deux, puis trois, puis plusieurs ensemble, discordants, à contretemps, dans un chœur affreux d’animaux en furie. En même temps la porte d’une des ruches s’ouvrit, et les laborieuses abeilles en sortirent. C’étaient des femmes en sarraux bleus que de minuscules houppettes de coton répandues sur leur cou, sur leurs manches, sur leurs pâles cheveux de Lithuaniennes, avaient poudrées. Beaucoup retenaient cette neige légère de coton jusque dans leurs cils au travers desquels brillaient des yeux étranges. Elles sortaient par grappes d’amies, lâchant de gros mots par plaisir, s’injuriant, se plaignant, toutes amères, toutes assombries d’une tristesse bruyante, débordante, tumultueuse. Elles portaient à la main la petite gamelle d’émail qui avait contenu la soupe du matin, car on déjeunait à l’usine. Elles frissonnaient au vent d’hiver, déjà rude ; maigres, mal vêtues, elles se hâtaient vers la crèche où les attendait la progéniture en bas âge, tandis qu’une marmaille plus âgée battait le ruisseau dans des ruelles infectes. Enfin le pas lourd des hommes retentit. Les blêmes artisans, tous alcooliques, étiolés dans l’air chaud des ateliers, se mêlèrent aux femmes. Ils se taisaient, trompant le froid de leurs membres en s’entourant le col d’épais cache-nez de laine.

La rue s’emplit. Un murmure sourd, un bourdonnement s’y enflait lentement. D’autres usines dégorgeant d’autres centaines d’ouvriers, la masse plus compacte s’allongea encore. C’était une cohue épaisse s’encombrant elle-même, se refoulant. Les hommes envahissaient les débits, les femmes couraient aux charcutiers, aux herbières qu’on assiégeait. Il y eut des disputes pour un crédit qu’une marchande refusait. Une odeur forte d’humanité flottait, que couvraient l’odeur de la fonte et celle de la sueur mêlées, issues des ouvriers de la machine. Puis insensiblement le troupeau se dilua, les ménagères emportant leur gamelle fumante, pleine d’un brouet ou d’une herbe cuite, couraient maintenant au logis, récoltant en cours de route des grappes de petits enfants loqueteux qui pleuraient de sommeil. Les maisons se repeuplaient. On voyait les fenêtres s’y allumer une à une. C’était l’heure du repas du soir qu’on prenait insuffisant, mal préparé ou avarié dans des chambres glaciales, parmi le désordre des lits et des eaux sales abandonnés en hâte le matin pour courir à l’usine. C’était l’heure où l’on s’efforçait de composer tant bien que mal une famille ; mais à peine si l’on se connaissait, on était un assemblage d’êtres animalement mêlés, jamais unis. Le foyer sans douceur répugnait à l’homme ; la loi d’airain qui condamne la femme au travail extérieur faisait de la maison quatre murs d’abri dont était banni tout charme. Les enfants, nés souffreteux après une gestation épuisante, grandissaient dans la rue, ignorant presque le visage de leur mère. Et dans ces rencontres de hasard, tous mécontents les uns des autres, on exhalait en plaintes ou en injures le fiel dont on était saturé. Souvent l’homme hésitant à rentrer demeurait à boire avec d’autres.

— Tu vois, disait seulement Clara, tu vois, Ismaël… L’humanité le reprenait comme une maîtresse qui n’a qu’à se montrer pour que l’on tombe à ses pieds. Sa flamme renaissait, son rêve l’envahissait de nouveau. Ah ! refaire la société cruelle, verser l’abondance de la vie à cette malheureuse plèbe, dignifier ces bêtes humaines, niveler les monstrueuses inégalités mères de tant d’abjection, ôter aux repus pour combler les affamés !

— Tu vois comme il faut les aimer, avoir pitié d’eux : toi qui parlais tout à l’heure de les abandonner.

Comme Clara disait cela, dans la rue sur le trottoir dégagé, ils virent passer une vieille tisseuse dont les rhumatismes retardaient la marche ; elle paraissait cent ans ; des mèches jaunes retombaient sur son visage, chaque pas lui coûtait un soupir douloureux. Ce devait être une ancienne ourdisseuse dont on utilisait encore à l’usine les suprêmes forces pour quelque enfantine besogne. Elle rentrait seule, emportant en son taudis quelques déchets de nourriture au fond de sa gamelle et si mûre pour la mort elle devait encore lutter pour vivre puisqu’on sentait dans son misérable corps tout l’effort d’une journée de travail. Cette vieille femme condamnée à un sort si dur synthétisait toute la misère de sa caste. Ismaël et Clara la considérèrent jusqu’à ce qu’elle eût disparu dans les ténèbres ; quand ils s’entreregardèrent, tous deux pleuraient.

— L’œuvre est grande, soupira Kosor, ce n’est pas trop de donner toute sa vie pour elle.

Pendant longtemps encore, ils errèrent dans le faubourg, arpentant les rues, écoutant ce qui leur semblait être le colossal soupir de la fatigue humaine. À la fin, Clara le sentant maître de lui, lui conta, comme ils s’en revenaient vers la ville, la visite de l’émissaire royal, et la proposition de Wolfran. À vrai dire, depuis trois jours, l’épisode avait dans son imagination perdu la vivacité première. C’était devenu un souvenir sans importance et qui se classait déjà parmi les choses à oublier. Il y avait eu là pour elle, au premier moment, le trouble de la surprise. Mais l’étonnement s’était émoussé ; on disait le roi plein de fantaisies inattendues ; elle avait fait les frais d’un de ces caprices royaux. Elle ne pouvait, attribuant si peu de grandeur à la personne du prince, en attacher à sa distinction. Très simplement elle répétait les paroles du courtisan, et le refus qu’elle entendait opposer au désir de Wolfran lui semblait si naturel et nécessaire, qu’elle oubliait même de l’exprimer. Tous deux, à ce moment, franchissaient le pont. Oldsburg, baignée de la lumière lunaire, s’offrait à eux, étagée dans sa pente douce jusqu’aux jardins de la ville haute. Les toits s’argentaient. L’avenue de la Reine s’éployait majestueusement. Au bout, le palais féerique régnait dans une vapeur verdâtre qui le rendait presque irréel. Puis, alentour les églises lançaient leurs clochetons et leur tour, et la métropole, Saint-Wolfran, sa flèche noire et géante. Soudain, Kosor s’arrêta net, il toucha le bras de son amie, ses pupilles s’élargissaient, ses yeux se dilataient sous l’effet de quelque vision intérieure.

— Clara, dit-il sourdement, Clara, il faut aller au palais.

Elle fut interdite à son tour, et son sourire laissa entendre qu’elle croyait à une ironie.

— Si j’ai encore quelque ascendant sur toi, écoute-moi, Clara, accepte ce poste. Tu iras au palais, je te le demande, je le veux.

— Mais pourquoi, reprit-elle, enfin doutant vraiment encore qu’il fût sérieux, pourquoi ce mensonge à toute ma conduite passée, cette vie de dame d’honneur au milieu de la domesticité chamarrée, dans un milieu que je méprise ? Quelle sorte de personnage jouerai-je là ? Je hais le roi.

Kosor la dévisagea tendrement.

— Pauvre amie, je crois bien que tu ne hais personne, tu as le cœur le plus doux, le plus conciliant, et ta grandeur est telle que, même dans ce milieu, tu continueras ta vie simple et belle de femme de science. Oui, oui, va au palais. Je sens proche l’heure de l’action. Ma destinée s’illumine et se précise. Tu m’as conduit au faubourg au milieu de la formidable activité sociale ; c’est la destinée qui t’a dit de me mener là, à ce moment donné. J’ai conçu d’une façon très spéciale en même temps l’énormité de l’œuvre et son urgence. Oui, s’attaquer à la société cela paraît impossible ; cependant il le faut. Seulement, avec nos idées que nous opposons à la terrible machine sociale, nous ressemblons un peu sottement à des enfants qui souffleraient sur une locomotive lancée à toute vitesse, pour l’arrêter. Voilà ce que nous avons fait jusqu’ici. Désormais c’est l’action qui s’impose. Il s’agit de se ruer aux chaudières en pleine course et de renverser la vapeur. Celui qui aura fait cela aiguillera ensuite à son gré la marche. Le moment est arrivé, je le vois, je le sens avec une lucidité excessive. Le sang coulera peut-être. Rien ne doit nous arrêter. Pour un temps encore je renonce à toi, Clara, ma lumière. Si j’ai le droit de renoncer au bonheur et d’offrir ma triste vie pour les frères, je n’ai pas celui d’exposer la tienne. Ce qui va se passer, je l’ignore, mais j’affirme que ce sera terrible et sanglant, et que beaucoup lutteront qui ne verront pas le triomphe. Sois au moins en sécurité, et que la torture de te savoir menacée n’entrave point la liberté de mes coups.

— Comment, reprocha-t-elle, doucement mais indignée, tu m’écartes comme un obstacle aux heures de péril ? Tu voudrais qu’à l’heure du danger je fuie !

— Il y a autre chose, dit Ismaël. Au palais tu serviras mieux l’Union qu’en pleine agitation du faubourg, tu seras pour nous l’intelligence dans la place. Songe à tout ce qui se passe derrière ces murailles et que nous ignorons !

— Je n’irai pas là cependant pour tenir un rôle infâme de duplicité, dit-elle vivement. Kosor n’en était pas à ces scrupules près. Il exécrait la royauté, maladivement, avec frénésie ; contre elle, toute arme lui était bonne ; cependant il connaissait l’âme timorée de la savante : il comprit.

— Sans trahir, tu peux nous éclairer. Et puis quelle influence tu peux exercer ! N’est-ce point là ce qui plairait à ta douceur combattre nos ennemis par le moyen tout spirituel des arguments ? Nous autres, nous clamons la vérité au vent de Lithuanie qui l’emporte toi, qui mangeras le pain du tyran, tu pourras, avec ta suavité, ta persuasion, la lui démontrer face à face.

Ils avaient remonté en devisant l’avenue de la Reine et gagné la place d’Armes. Derrière les ferronneries géantes, la cour d’honneur du palais dormait déserte. Les fenêtres de la Renaissance, où de fines nervures de pierre divisaient les vitraux plombés, montraient çà et là les points de feu d’un lustre. Un monde s’agitait derrière ces façades et, au centre de ce monde, une volonté agissait, une seule, qui pouvait, à son gré, la félicité ou le malheur d’une nation. Pas un bruit ne s’entendait. Pas une ombre n’apparaissait. On eût dit le château enchanté des légendes. Cependant treize cents personnes le peuplaient et un homme unique était leur raison d’être. Cet homme était en dernière analyse la personnification du pays. Tous les fils de l’activité nationale, il les tenait dans sa main. Le mystère du roi se mêlait à celui de cet édifice de rêve. Clara s’était arrêtée sur la place, et ses yeux fixés à la glorieuse façade ne s’en détachaient pas.

— C’est vrai, dit-elle enfin, un seul être pourrait, sans qu’il fût besoin de convulsions sociales, ni de terreurs révolutionnaires, établir le fonctionnement de la collectivité fraternelle. C’est lui, car il est l’État. Les transformations économiques réclamées par l’équité s’accommoderaient de n’importe quelle forme gouvernementale. Pourquoi celui qui possède déjà l’outil du pouvoir ne serait-il pas l’architecte de la cité future ?

Kosor n’y croyait pas. Il méprisait Wolfran, et ce n’était pas transformer savamment l’État qu’il souhaitait, mais le jeter par terre pour y substituer la souveraineté démocratique. Cependant tel était son secret désir de voir en sûreté la femme qu’il aimait qu’il parut donner dans cette utopie. L’effervescence des grands meneurs l’enfiévrait de nouveau. Puisqu’il fallait renoncer à métamorphoser la société par la destruction du système monétaire, on recourrait aux brutales secousses ; un plan nouveau fulgurait déjà en traits de feu dans son cerveau. Mais tout ce qu’il concevait de tragique, il voulait l’épargner à Clara. Il entendait qu’elle fût à l’abri. D’ailleurs c’était placer à point et en haut lieu une patronne puissante pour l’Union. Il le lui dit :

— Tu protégeras les frères, Clara. Qui sait, tu seras peut-être celle qui aura le plus contribué à l’œuvre.

Indécise, plus troublée encore qu’après la visite du vieux courtisan, mademoiselle Hersberg considérait toujours les magnificences du logis royal. Et, soudain, le palais hallucinant qui la prenait par une force étrange lui apparut comme un refuge de paix et de travail. « Vous y auriez, avait déclaré le comte Thaven, un laboratoire à votre commodité, aménagé d’après vos ordres. » Une sorte de faiblesse lui venait qui sollicitait un asile. Elle se voyait à l’abri d’Ismaël, pour un temps…

— Ah ! je ne sais que faire, dit-elle à la fin. Puis-je oublier que ce gouvernement a persécuté jusqu’à la mort notre pauvre grand maître, puis-je oublier cette mort tragique ?

— Il s’agit bien d’oublier ! s’écria le meneur impérieux, non, non, souviens-toi toujours, au contraire, et ne va point pour pactiser, mais pour vaincre.