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Le Métier de roi/2/1

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Calmann-Lévy éditeurs (p. 61-77).

DEUXIÈME PARTIE

I

Une voiture de louage s’arrêta, rue aux Juifs, devant une des portes basses du palais. Clara Hersberg en descendit.

— C’est là ? demanda-t-elle au cocher avec étonnement, en désignant cette poterne au fronton de roses, pareil au portail latéral d’une chapelle gothique.

Elle s’était toujours vue, — depuis sa résolution d’accepter l’invite de Wolfran, gravir les nobles escaliers de la cour d’honneur. Il lui semblait qu’un peu de la pompe intérieure aurait prévenu et accompagné la Science qui s’introduisait en sa personne dans le logis royal. Mais comme elle se rendait d’abord chez le comte Thaven, on l’avait conduite tout simplement à l’aile du bâtiment qu’habitaient les grands officiers du palais.

— C’est là, répliqua le cocher.

Le marteau ciselé retomba sur l’ais de chêne sculpté : elle entra froide, raidie, un masque de dureté, de dédain, sur son beau visage altéré. La porte franchie, elle se trouva sous un porche de pierre dont les murailles dégradées par l’humidité retenaient encore de larges pans de fresques antiques. Les nuances avaient disparu, seules les couleurs crues demeuraient : pourpre des manteaux, indigo des robes de reine, or des couronnes. Et la fille adoptive du vieux Kosor se sentit toisée par ces hautaines figures mi-effacées qui la traitaient en intruse.

Un laquais se présenta. Elle demanda le comte Thaven. Alors ce fut, derrière l’homme à culotte courte qui la précédait, une course à travers le décor grandiose dont la magie la stupéfiait. D’abord deux escaliers de marbre blanc à la rampe de fer forgé dont les volutes emprisonnaient l’emblème de la royauté lithuanienne : le cygne héraldique au long col replié. On arrivait ainsi au second étage, celui de ces mansardes princières, cintrées comme des nefs de basiliques, et qu’embellissaient encore les lucarnes, ces petits ædicules ouvragés comme des reliquaires, posés sur la pente du toit d’ardoise, qu’ils hérissaient magnifiquement d’un jeu d’ogives entrecroisées et flamboyantes.

Là commença la fuite des salles traversées, entrevues dans la lueur grise d’un matin de décembre. Des chambres s’ouvraient, à droite, sur une cour intérieure. À gauche, des fenêtres à vitraux plombés laissaient apercevoir l’Hôtel des Sciences. Clara regrettait d’être venue. Elle se rappelait son bon maître, ce qu’il avait enduré du pouvoir, ce qu’il lui avait rendu de haine. Toute son éducation libertaire se retrouvait intacte. Comment, docile aux suggestions d’Ismaël, avait-elle accepté ce parti ? Elle aurait voulu reculer, mais il était trop tard, le palais l’aspirait, la buvait !

— Si madame veut s’asseoir, dit le laquais.

Elle était dans le cabinet du comte Thaven. Bientôt le chef de la maison civile entra. La paupière lourde et fripée, la moustache blanche tombante, le torse bombé dans le veston matinal, il s’inclina, maussade et courtois à la fois, devant la jeune femme. La silhouette puissante s’enlevait entre la mappemonde bleuâtre posée sur son bureau, et la bibliothèque composée d’antiques manuscrits à dos de parchemin qu’il collectionnait activement. Clara, si simple et modeste lors de ses triomphes, trouva aujourd’hui cette introduction humiliante. On aurait dit l’embauchage d’une subalterne. Le vieux courtisan lui demanda tout net si elle voulait être conduite sur le champ à son appartement. Il s’informa même de ses bagages. Mais elle, raidie d’orgueil devant l’hostilité du milieu, déclara :

— J’aimerais voir mon élève auparavant, monsieur.

Il sourit.

— Son Altesse vous fera demander, mademoiselle.

Il dut percevoir le soubresaut que Clara ne put réprimer, car il ajouta :

— Soyez sûre que Son Altesse a grande hâte de vous connaître et que vous lui serez présentée au plus tôt.

Le cœur de Clara battait très fort. Elle faisait appel à tout son calme pour rester sereine ; elle dit encore :

— Et le roi, pourrais-je causer avec le roi ?

Une transformation indéfinissable changea les traits du vieil homme à cette question ; quelque chose de farouche, de sacré et d’hermétique lui donna la physionomie d’un prêtre à qui l’on vient de parler trop légèrement de son dieu. Il n’était plus ironique, ni indulgent, ni hostile, il était de marbre, et prononça :

— Non, mademoiselle, non. Sa Majesté ne reçoit personne actuellement. Inutile de demander une audience. Plus tard, peut-être…

C’étaient des mots très ordinaires, et cependant plus que la magnificence de cette cité royale, plus que la gloire ambiante, ils impressionnèrent la savante. Treize cents, ils étaient treize cents à graviter autour de cette figure mystérieuse, à briller de ce soleil, et tous marqués de cette religion qui inspirait à ce vieillard comme une épouvante à parler du jeune souverain dont il eût pu être le père ! Était-ce ridicule, était-ce grandiose ? À coup sûr c’était en disproportion avec le pauvre homme, mortel, caduc et secrètement débile, qui commandait à la Lithuanie.

— Mademoiselle, je suis à vos ordres, fit le vieux courtisan, impérieux et impatient.

Elle se laissa conduire encore.

Elle revit les vestibules à colonnettes et les salons, puis on passa dans une autre aile où logeaient les dames d’honneur. C’étaient, dans les corridors étroits, un va-et-vient de chambrières emportant sur des plateaux les porcelaines souillées des reliefs du premier déjeuner pris au lit, l’agitation du ménage matinal tout le va-et-vient qui précède dans un grand hôtel cosmopolite le décorum du plein jour. Une jeune femme, tout en frisons blonds, sortit d’une chambre, en chemisette de soie brodée couverte de diamants. Elle serra la main du comte au passage.

— Bonjour, comte, ça va ?

Si affairée qu’elle fût, le vieillard la retint, et présenta :

— Madame Czerbich, lectrice de Sa Majesté ; mademoiselle Hersberg, de l’Académie d’Oldsburg, professeur de chimie de Son Altesse.

Les deux femmes se dévisagèrent ; l’une plus curieuse encore que l’autre : c’était la petite Autrichienne. Elle grillait de demeurer, mais il était évident que son service l’appelait. Elle dit gentiment, en reprenant sa course :

— On se reverra au déjeuner.

— Nous voici arrivés, prononça le comte, en frappant à une porte qu’ouvrit aussitôt une jeune servante. Votre appartement sera petit, mademoiselle, mais il communiquera directement avec le laboratoire sis dans la tourelle, et c’est pourquoi nous en avons déplacé madame Czerbich pour vous l’offrir. Cette fille vous servira en compagnie d’une autre camériste et d’un valet de chambre. Voici votre cabinet, et voici le téléphone ; si vous avez la moindre réclamation à présenter, appelez-moi ou l’un de mes secrétaires, et il y sera fait droit immédiatement. Vous êtes désormais ici chez vous, et Son Altesse désire que vous y soyez le mieux possible. J’ai tenu à vous introduire moi-même en gage de l’estime où Leurs Majestés vous tiennent. Bonjour, mademoiselle. Enfin, elle se retrouvait seule, et il lui sembla être en prison. D’instinct elle marcha vers la fenêtre qui s’ouvrait entre une table de travail et un canapé gothique tout de bois sculpté, dont le siège était un coffre. La fenêtre — l’une de ces lucarnes gothiques dont le toit était hérissé — donnait vue sur la cour d’honneur et on dominait de là toute la place d’Armes, ainsi que la pente de la fuyante allée de la Reine, qui continuait le pont. Cette longue perspective plut à Clara ; elle rentra dans l’appartement, visita sa chambre, toute tendue d’un vieux damas vert-pomme usagé, flétri et charmant. Mais elle n’aima ni le baldaquin, ni les courtines, ni le tapis épais, ni la mollesse des sièges, ni le flottant, l’indécision des murailles en tapisserie, ni le gracieux du meuble, ni cette tendre nuance, éteinte et voluptueuse. Elle aurait voulu la nudité de la pierre sculptée, la gravité de chaises en bois blanc rangées autour d’une table brute. Austère, rude à elle-même, elle méprisait le luxe et jusqu’à l’élégance de la vie usuelle comme une offense aux misérables. Elle laissait la nuit, en plein hiver, sa fenêtre ouverte au vent du nord, et se plaisait. par macération, à recevoir jusque sur son lit les flocons de cette neige lithuanienne si fine et si glaciale. Et quand elle entra dans le cabinet de toilette, meublé de tous les appareils d’une hydrothérapie raffinée, elle se rappela sa petite maison blanche des hauts quartiers où elle devait casser la glace dans les brocs, chaque matin des jours de grand froid, pour l’ablution du réveil.

Le petit salon la séduisit encore moins avec ses meubles français du xviiie siècle, ses tentures de perse à fond blanc, les médaillons dorés des fauteuils, le tapis gris-perle, la pendule ornée d’amours en Saxe. Là-bas, elle s’en était toujours tenue au parloir du vieux Kosor : la grande salle du rez-de-chaussée carrelée, sans feu, meublée d’une énorme table et de douze chaises d’acajou. Des congrès s’y étaient tenus pour bouleverser la face du monde, tout enfant, elle y avait vu siéger, terribles et passionnés, les amis de l’éternel révolutionnaire. Il lui semblait que c’était encore le sanctuaire de la grande Idée. Mais ici quelle frivolité ! Et elle soupira en ouvrant encore une porte.

Cette fois elle se rasséréna. Une muraille à six pans, dont chacun se creusait d’une fenêtre en ogive, enclosait une grande pièce vide, dallée et froide, mais immense et lumineuse. C’était l’ancien atelier de Wolfran qui, enfant, y avait appris la menuiserie. Clara comprit que son laboratoire serait là et qu’elle y exercerait un empire que le souverain ne connaissait pas, certes, quand il régissait, souvent illusoirement, la nation. Sa vraie demeure serait ici. Un banc de bois y était resté sans avoir même ôté son chapeau ni ses gants, elle s’y assit et pensa…

Son âme était triste. Elle se sentait changer de vie. Un peu d’elle-même venait de mourir. Et ce sombre palais dont la mystérieuse lumière humaine, le roi, restait secrète, invisible, ne ressemblait plus qu’à une énorme administration, une vaste communauté. Ah ! le naïf Ismaël, qui avait cru que son influence de savante métamorphoserait ici l’engrenage social dès qu’elle aurait posé le doigt sur la cheville du mouvement initial le souverain. Le souverain ? Il paraissait n’exister que virtuellement ici. C’était un principe : on pouvait le haïr ; il se dérobait, se faisait intangible. Que serait-elle ici ? une institutrice, rien de plus. Et quel dépaysement ! Où était la brûlante atmosphère humanitaire respirée trente années ?

On frappa, la porte s’entr’ouvrit ; la jeune chambrière venait jusqu’ici la chercher.

— Madame de Bénouville demande mademoiselle.

— Qui est-ce ? interrogea Clara, lassée. La gouvernante de l’archiduchesse, expliqua tout bas cette jeune Oldsburgeoise futée. Apparemment elle vient chercher mademoiselle pour la conduire à Son Altesse. Mademoiselle peut avoir confiance ; c’est un bon cœur, une Française. Mademoiselle désire-t-elle changer de costume pour aller là-bas ?

— Non, merci, dit Clara. Je garde cette robe. Elle était en noir, comme toujours. Sa jaquette de drap, unie mais bien taillée, moulait son beau corps. Ce fut avec une hostilité sourde qu’elle se rendit au salon.

Une petite vieille dame, à large figure de cire sous une mantille noire à bavolet, fit trois révérences dans une jupe de soie raide. Ses beaux yeux bruns d’une jeunesse excessive luisaient sous d’épais bandeaux démodés et demeurés blonds. Ils n’étaient que bonté, douceur et indulgence. Elle dit :

— Ah ! mademoiselle Hersberg, chère mademoiselle Hersberg. soyez la bienvenue. Son Altesse veut vous voir. Elle vous demande depuis ce matin. Elle n’y tient plus. Daignez me suivre bien vite, bien vite, mademoiselle Hersberg.

Clara prononça âprement :

— Je suis aux ordres de… Son Altesse.

Et elle songeait tout en allant :

« C’est pour satisfaire aux caprices de cette enfant gâtée que je suis ici. Certes Ismaël n’avait point envisagé ainsi la chose. Cette poupée de parade, inutile et désœuvrée, pourrie par la flatterie, fantaisiste et vaniteuse, s’est voulu donner le genre de devenir intellectuelle et scientifique. Mon rôle ici tiendra de la domesticité. L’ignorance des princes est proverbiale. Cette petite me commandera de manipuler devant elle pour s’amuser de mes expériences. Et ce sera tout. Ah ! j’avais mieux à faire dans la vie ! »

Elle s’étonnait maintenant d’avoir pu fuir Ismaël. Une tendresse gonflait son cœur. Quel mauvais calcul de s’être refusée à ce pauvre ami pour tomber dans ce monde abhorré !

Elle allait sans rien voir. La petite vieille dame trottinait devant elle. On descendit un étage ; la soie de la robe raide criait sur les marches. On parcourut la galerie de tableaux, on traversa le vestibule de la chapelle et l’on parvint aux appartements royaux. Une porte laissée entrebâillée par une camériste et un petit salon apparut, tendu de damas jaune, plein d’une lumière jaune que répandait la fenêtre drapée de mousseline orange. Des jonquilles garnissaient une jardinière. La petite vieille dame mit un doigt sur sa bouche, avec respect, et prononça en se retournant :

— Le boudoir de la reine.

Ce fut ensuite la salle dite des Rois, où se trouvaient toutes les statues de la dynastie rangées comme en une basilique le long des murailles peintes à fresque. Le parquet ciré les reflétait :

— C’est ici, dit madame de Bénouville en soulevant une portière.

Une antichambre toute fleurie de roses thé, et l’on fut tout de suite dans ce que l’Altesse appelait son atelier. Elle y crayonnait quelquefois ; on n’y aurait pu peindre, tant les vitraux coloriés des deux larges fenêtres ménageaient, transformaient la lumière. On aurait dit plutôt l’ombre mystique d’une chapelle. La pièce, très spacieuse, était encombrée de meubles d’art ; des bouts d’étoffes antiques couvraient les sièges ; il y avait des statues, des bustes dont le blanc cru faisait tache, de vieux bahuts allemands, l’or d’une harpe, et ce fut seulement au bout d’une minute qu’au fond de la salle Clara vit une forme blanche s’agiter doucement entre les bras l’osier d’une chaise longue. Une main, sortant des flots de dentelle d’un peignoir, lui faisait des signes. La savante reconnut la main d’enfant maladive aux trop longues phalanges. Elle s’avança.

Son Altesse Royale Wanda, archiduchesse d’Oldsburg, héritière du trône de Lithuanie, était allongée, pâlie, émaciée et souffreteuse, au fond de ce lit de repos où l’on immobilisait son genou malade. Seul son buste délicat se mouvait un peu. Elle se redressa en disant :

Oh ! que je vous remercie d’être venue ! Que je suis heureuse ! Si vous saviez, si vous saviez…

Clara, raidie, impassible et défiante, repartit : C’est moi qui vous ai beaucoup de reconnaissance, mademoiselle.

Et derrière elle, la vieille gouvernante soufflait :

— Altesse… On dit : Altesse.

Mais l’archiduchesse ayant surpris ces suppliantes admonestations, sourit :

— Non, ma bonne Bénouville, je vous en prie, pas d’étiquette. Il n’y a ici qu’une Altesse, et ce n’est pas moi, qui me sens tellement ignorante près d’une femme comme mademoiselle Hersberg.

Mais Clara ne désarmait pas : elle demeurait grave et reprit :

Il faudra que Votre Altesse me soit très indulgente. Je ne suis qu’une roturière ; je n’ai aucune idée des usages de la cour. Je ne connais que les formules de ma chimie et point celles du cérémonial. J’ai vécu toujours librement…

Ses yeux de feu, quand elle parla de sa liberté, prirent une poignante expression elle revoyait en pensée le vieux prophète indomptable, la radicale indépendance de la vie menée jusqu’alors, et Kosor qui disait que c’est un crime d’obéir. La délicate princesse comprit-elle son sentiment ? Elle riposta, secouant la tête gaiement :

Je ne vous donnerai pas de leçon, mademoiselle, j’en prendrai, je suis déjà fière d’être votre disciple. Vous me procurez la première grande joie complète de ma vie ; je vous la conterai ma vie, si cela ne vous ennuie pas ; elle ne fut pas bien gaie. N’est-ce pas, ma bonne Bénouville ?

La vieille Française eut un profond soupir, elle ajouta :

— Son Altesse n’est pas d’une forte santé. Elle a connu plus la chaise longue que les carrosses de fête. Une simple jeune fille est plus heureuse souvent que l’enfant d’un grand souverain. Que de joies défendues ! Son Altesse n’en a guère goûté d’autres que celles de l’étude. Elle en a souvent abusé. C’est une femme moderne. Elle sait tout.

— Bénouville, vous devenez flatteuse. Qu’est-ce que mademoiselle Hersberg va penser de moi et de la cour ?…

Clara ne daigna pas répondre.

— J’ai eu de grands maîtres, reprit l’Altesse, étendue de nouveau, mais point des plus grands, puisque je ne vous avais pas encore eue.

— C’est Votre Altesse qui flatte maintenant, fit Clara avec un sourire forcé. Quand nos leçons commenceront-elles ?

La vieille Bénouville déclara :

— Voilà. Son Altesse, qui souffre d’une arthrite au genou, vient de subir une petite rechute de son mal ; oh ! ce ne sera rien : une légère tumeur sans gravité, mais les médecins exigent un repos absolu de tout le corps. D’ici une ou deux semaines, elle pourra se rendre au laboratoire de la tourelle ; en attendant, Son Altesse désirerait que les leçons aient lieu ici.

Clara répéta glaciale :

— Je suis aux ordres de Son Altesse.

Cette fois, l’archiduchesse ne protesta pas. Elle avait fermé les yeux. Ses paupières closes étaient deux globes délicats et transparents, frangés de cils pâles, sous ce front extraordinaire, bombé, renflé, d’un blanc de lait, au veinage violâtre. La chevelure de lin s’écrasait sur un coussin de soie rose. Le corps allongé dans ce peignoir blanc semblait svelte et démesuré, comme celui des vierges grecques. Une angoisse passa sur le visage de la vieille dame. Elle se pencha, ne put retenir une exclamation :

— Vous souffrez, mon enfant chérie ?

Wanda secoua la tête.

— Presque pas, mais si vous étiez gentille, chère amie Bénouville, vous iriez me chercher mon éther.

De son pas de souris, la vieille dame traversa l’atelier, s’empressant sur un simple mot de son idole ; Clara était demeurée seule près de la chaise longue. Il y eut un silence. Les yeux fermés toujours, l’archiduchesse prononça sourdement :

— Il ne faut pas me traiter en ennemie, mademoiselle Hersberg.

— Mais, Altesse…

Le profil sur le coussin ne bougea pas, mais le long de la joue frêle, Clara vit glisser une larme, et la jeune fille continuait.

— … On ne me trompe pas. J’ai beau être prisonnière depuis dix-sept ans derrière les murs de ce palais et souvent dans les rideaux de mon lit, j’ai beau mener une vie plus cloîtrée et plus recluse que la plus austère religieuse, je sens, je devine et je sais bien des choses. Je sais qui vous êtes, mademoiselle Hersberg : vous êtes contre nous. J’ai beaucoup étudié l’histoire du règne de mon grand-père et l’histoire du grand révolutionnaire que fut le docteur Kosor. Il voulait le bien du peuple, lui aussi. Il s’est sacrifié pour le peuple. Combien de manières il y a de s’immoler à cette cause-là… Si vous saviez… Mais vous nous croyez les ennemis des pauvres gens. Le roi s’opposait à ce que vous veniez. Il me disait toujours : « Il y a une barrière infranchissable entre cette femme et nous. » Cependant, c’était votre grand admirateur et je le suppliais. Je ne suis pas une enfant gâtée. Mon père n’écoute pas tous mes caprices. Seulement, lorsqu’il a de grandes choses à me refuser, il m’en concède de moins graves : un jour, c’était le cas. Nous sommes allés vous entendre au cours de chimie, oui, le roi et moi, incognito, nous étions à l’amphithéâtre, le soir de la leçon sur le thermium, et vous ne nous avez pas reconnus. Mais c’était si beau, vous avez été si naturelle, si émouvante, que le roi, lui aussi, s’est mis à partager ma sympathie. À vous voir, il semblait que la sérénité de la science vous baignât tout entière, qu’il n’y eût pas de place en vous pour la haine, et il vous a appelée. Un instinct secret m’avertissait que vous viendriez. En effet, vous êtes venue, mais de grâce ne voyez en moi qu’une élève docile, dévouée, admirative. Moi, je ne hais personne, oh ! personne.

Clara frémit et répondit, plus touchée qu’elle n’eût voulu l’avouer :

— Je suis ici une simple femme de science. La science est le terrain sacré où tous peuvent s’entendre.

— Donnez-moi votre main, dit Wanda.

Clara tendit sa main gantée qui fut pressée longuement, silencieusement, et elle entendit. l’ardente adolescente murmurer :

— Moi aussi j’aime mon peuple, mademoiselle Hersberg.

Mais Clara ne devait comprendre que plus tard le sens caché de cette phrase. L’amie Bénouville arrivait avec le flacon d’éther. La petite princesse de légende s’efforça de se redresser. D’un geste vif d’instinct, Clara remonta les coussins pour qu’elle pût se tenir assise. Les yeux tristes eurent un tendre sourire. La savante comprit qu’elle pouvait se retirer. De peur qu’elle ne s’égarât, on la fit escorter jusqu’à son appartement par la première camériste de Wanda.