Le Métier de roi/2/2

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Calmann-Lévy éditeurs (p. 78-85).

II

Cette sensibilité d’enfant charmante devait contribuer encore au trouble qu’éprouva Clara pendant ces premières journées. Son dépaysement et son ennui se fussent soulagés dans une franche amertume : mais la jeune fille l’attendrissait, la désarmait. Alors elle essayait de séparer de l’idée royale cette frêle adolescente ; c’était impossible. Wanda régnerait un jour, si l’on parvenait à prolonger sa vie débile. Comment aimer cette future souveraine ? Mais comment ne pas subir son charme ? Ce furent des heures affreuses.

À part l’accueil si touchant de l’Altesse tout blessait Clara. La réserve de Wolfran V qui ne l’avait pas même mandée près de lui, celle de la reine qu’elle n’avait pas même aperçue, la retenue des dames d’honneur au repas pris en commun, et qui fit que la jeune femme demanda d’être servie le soir chez elle. L’hostilité dont l’accablait le palais était écrasante ; elle s’y complaisait, elle la savourait, rachetant ainsi l’espèce de compromission où Ismaël l’avait entraînée mais son âme n’était point faite pour l’animosité qui agitait à ce moment sa belle vie intérieure.

La première nuit, en s’endormant sous les falbalas décolorés des courtines princières, elle crut voir devant son lit la haute figure du vieux Kosor, son grand front d’ivoire, sa barbe d’argent, ses yeux bleus flétris et chargés de rêve. Il était triste, plein de reproche. Avait-elle oublié, semblait-il dire, les longues proscriptions dont il avait souffert, la guerre impitoyable que la royauté et lui s’étaient faite, les terribles représailles de Wenceslas, et la déportation finale avec la mort au pénitencier du Pacifique ? Elle, sa fille, dormait aujourd’hui magnifiquement sous le toit du souverain, elle mangeait le pain de sa table, elle pactisait avec la petite-fille du tyran et à quel moment ? À l’heure même où le roi sevrait douloureusement le peuple de pain et de charbon. Les lois de protection allaient commencer de faire sentir leurs effets : la misère s’installait au faubourg. Et, dans la tiédeur des calorifères, Clara pouvait-elle se désintéresser de ceux qui souffraient du froid, dans les logis sans feu, de l’autre côté de l’eau ?…

« Cher ami, écrivait-elle le lendemain à Ismaël, je connais ici toutes les angoisses de l’exil. Que suis-je venue faire dans ce palais ? Évangéliser Wolfran ? Quelle ironie ! À peine s’il paraît exister dans cette architecture féerique où tout un monde s’agite autour de lui, vit de sa majesté sans même voir son visage. Mon élève, néanmoins, est une jeune fille agréable, dépourvue de toute morgue, et dont la maladie car elle est plus atteinte encore qu’il ne l’est dit officiellement — a sans doute vaincu l’orgueil. Je déteste le peuple des dames d’honneur parmi qui je vis, non pas à cause du dédain dont elles m’ont foudroyée dès le premier repas, mais pour leur risible importance et leur nullité. Je crois que je les effraye. L’une d’elles a essayé de m’apprivoiser, c’est madame Czerbich, la lectrice de la reine. Je n’ai point compris grand’chose à ses allusions sur l’égalité. Je pencherais à croire qu’elle professe des idées avancées. Ce serait fort amusant. Elle est Autrichienne et paraît très évaporée. Il y a à table un grand luxe de toilettes. On achèterait des vaisseaux de charbon avec le prix des bijoux qu’elles portent sur leurs épaules, et nos pauvres tisseurs auraient de quoi réchauffer leurs petits. Où en est la grève, mon ami ? tu sais que je m’exonère un peu du remords en pensant que, si je jouis ici des prodigalités princières, j’y suis en somme une simple institutrice à gages, et que ces gages seront un petit appoint à la caisse de l’Union. Courage, Ismaël ! Je te conjure de n’être pas violent, mais actif. Je crois à la grève. J’en espère beaucoup. Ce sera la première tentative d’organisation prolétarienne en Lithuanie. Je le comprends aujourd’hui mieux que jamais ce n’est qu’au prix d’une évolution politique que nous aurons l’évolution sociale. Mais je crois que cette métamorphose bienfaisante de l’État peut s’accomplir sans convulsion. Organise des conférences, écris des brochures. Il nous faut augmenter dans l’Union le contingent intellectuel, nous faire des adeptes parmi les professeurs, les instituteurs ; tous ceux qui ont un moyen d’action morale. Il nous faut aussi posséder l’Armée si nous voulons éviter l’effusion du sang. Mon ami, certes, je souffre ici, mais il se peut que ce séjour me soit profitable. Mon point de vue s’élargit étrangement, ma foi libertaire s’échauffe et je n’ai jamais si bien compris combien tu m’es nécessaire, cher appui de mon cœur, sans qui je ne puis vivre. Je n’ai que toi au monde, mon ami, souviens-toi de cela. »

Ce fut comme Clara signait cette lettre qu’un billet de la reine lui fut remis, l’invitant au thé du soir.

— Mademoiselle a de la chance, lui dit sa petite camériste qui, très au courant des choses de la cour, devina l’invitation. Il y a des personnes à Oldsburg qui donneraient dix ans de leur vie pour être priées au thé de la reine et qui ne le seront jamais. Mademoiselle arrive et elle y va. C’est que la reine a une fière envie de plaire à mademoiselle. Et pour mademoiselle qui n’aime pas l’étiquette, ce sera bien agréable, car la réception se fait sans aucune cérémonie ; on est à peine quinze ou dix-huit ; souvent des personnes de la ville, des professeurs comme mademoiselle ou des artistes, quelquefois les dames des hauts dignitaires, celles qui trouvent Sa Majesté trop sans-gêne…

Clara se surprit à éprouver de cette invitation un plaisir extrême. Sa curiosité mal satisfaite depuis qu’elle était au palais allait donc se contenter ; elle verrait Wolfran, elle le jaugerait, elle le pénétrerait. N’était-ce point, pour la libertaire qu’elle était, une faveur exceptionnelle que de pouvoir asseoir ses opinions sur un examen aussi minutieux ? Quelle supériorité cette connaissance intime du souverain lui donnerait sur ses frères et quelle conception lucide elle prendrait de la révolution au sein même du principe politique à détruire !

À la nuit, l’archiduchesse la manda pour un choix de livres de science. Madame Bénouville lui dit :

— Vous allez connaître Sa Majesté, vous verrez comme elle est charmante. Chère mademoiselle Hersberg, vous serez subjuguée, subjuguée…

Clara sourit sans répondre. Et comme la vieille dame trottinait à la recherche des livres, la petite Altesse dit à la savante :

— Il faudra beaucoup aimer cette chère Bénouville. Elle est venue de France autrefois pour élever papa, elle l’a entouré de soins comme elle le fait pour moi-même aujourd’hui. Il dit que c’est le plus grand cœur de femme qu’il connaisse.

— Je l’ai déjà jugée, dit Clara, elle est bonne. Mais la vieille dame revenait, chargée de volumes classiques.

Nous commencerons par le plus élémentaire, dit Clara, celui-ci.

— Je l’ai lu, dit Wanda.

— Bon, c’est une excellente assise pour nos leçons : nous passerons au second.

— Je l’ai lu aussi.

— Parfait, dit Clara, surprise. Voici une chimie anglaise un peu abstraite. Lisez-vous. l’anglais, Altesse ?

— Mais oui, et j’ai aussi beaucoup étudié ce livre-là.

— Que suis-je venue faire ici ? dit alors gaiement l’académicienne. Madame de Bénouville a raison, Votre Altesse sait tout.

— Hé ! À quoi voulez-vous que j’aie passé ma jeunesse, murée comme je l’étais par les maladies et par… les circonstances ? Quand j’étais petite, je sortais souvent avec Bénouville, j’allais dans les magasins d’Oldsburg, dans les bazars : quelquefois, dans la rue, les gens me regardaient drôlement. Un jour, on m’a reconnue : je traversais un jardin public, plein d’enfants de mon âge, il y a eu un petit mouvement… de curiosité…, de sympathie…

— Je me rappelle l’incident, continua Clara charmée à son insu, on vous acclama, les fleurs du jardin furent arrachées, votre gentille Altesse en fut couverte. C’était joli comme une légende…

— C’est un beau souvenir pour moi, ait l’adolescente en fermant les yeux.

Clara la considéra une minute. La Lithuanie adorait poétiquement cette petite princesse de rêve qui figurait ses destinées. Qu’y avait-il donc de mystérieux dans cette jeune fille maladive pour qu’un peuple se troublât à son seul nom… Elle était débile, misérable, incapable de se tenir debout, elle ignorait sans doute le premier mot de la politique, mais se fût-elle couchée en travers du seuil royal, que la révolution justicière et frénétique, accourant hérissée de fusils et de piques pour anéantir le pouvoir du roi, se fût arrêtée hésitante, à sa vue. « Pourquoi se demandait Clara ? Qu’est-ce donc qu’une jeune reine ?… »

Wanda poursuivait :

— Depuis cette aventure, mes libres promenades ont pris fin. Ce qui est permis à la plus simple fille d’Oldsburg ne me l’est pas. Mon père est intervenu. Il a bien fait. D’abord, je pouvais rencontrer tout autre chose que la sympathie…, et puis, il y a une seconde raison…

— Laquelle ? interrogea Clara, sans songer.

L’archiduchesse sourit :

— Cette raison-là, vous ne la comprendriez pas, mademoiselle Hersberg… Elle relève de conceptions absolument… royalistes.

— Son Altesse s’est consolée dans l’étude, expliqua la vieille Bénouville avec de petits soupirs. L’étude est un bon dérivatif quand le cœur souffre ; mais il faudrait de la santé…

— Quelle erreur ! reprit l’Altesse. Je n’ai point le cerveau malade.

Elle avait dit cela avec une sorte d’orgueil. Et, une fois encore, Clara contempla ce front singulier de penseuse, ces yeux bleus étranges d’enfant précoce dont toute la vie intellectuelle avait été vécue au lit, entre les murs fermés d’un palais-prison, mais toutes fenêtres ouvertes sur l’univers de la pensée humaine.