Le Métier de roi/2/3

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Calmann-Lévy éditeurs (p. 86-108).

III

Il était neuf heures, ce même soir, quand madame de Bénouville vint chercher Clara pour la conduire au thé de la Reine. Après avoir examiné la toilette de la savante, dont l’extrême simplicité lui suggéra encore quelques légers soupirs, elle lui demanda la permission de lui piquer, dans les cheveux, une toute petite aigrette de diamant, qu’elle ne portait jamais, expliqua-t-elle, et qui eût rehaussé sa tenue. Mais Clara refusa.

Pardonnez-moi, dit-elle affectueusement, en serrant les vieilles mains ridées, je ne veux pas de bijoux, jamais, en aucune circonstance. Ma conscience souffrirait Je veux protester… Il y a trop de misérables, voyez-vous, trop d’affamés.

— Je croyais que vous aviez un deuil de cœur, fit la Française romanesque et sentimentale.

— Je porte un deuil de cœur, en effet, dit Clara, celui de l’affreuse misère lithuanienne.

— Ah ! reprit la bonne Bénouville, les yeux mouillées, votre idée est bien émouvante, chère mademoiselle Hersberg, mais si le luxe était détruit, la misère ne s’accroîtrait-elle pas encore ?

Clara la jugea simple d’esprit et négligea de répondre. Elle était d’ailleurs un peu nerveuse à la pensée de se trouver en face de Wolfran et la préoccupation de tenir dignement son singulier rôle de commensale-ennemie, l’inquiétait. Ce qui était facile près de la charmante Altesse cessait de l’être près du souverain haï. Elle demeura silencieuse pendant le long trajet, évitant même de demander à sa vieille compagne si le roi serait là. Elle s’attendait à un éblouissement de dorures, de lumières, de chamarrures, de diamants, pensant que la réception aurait lieu dans le boudoir jaune. Elle fut bien étonnée quand madame de Bénouville l’introduisit dans une petite bibliothèque bourgeoise que meublait simplement une grande table ronde à tapis vert portant une mappemonde. Trois lampes à pétrole, deux sur la cheminée, où flambaient des bûches, et une sur la table, illuminaient agréablement les boiseries blanches. Il y avait là une dizaine de personnes, assises ou debout, causant par groupes, les femmes en petit décolleté, les hommes en smoking ; une femme, penchée vers l’âtre, tisonnait et, le dos tourné à la porte, prononçait, quand Clara entra, la phrase suivante :

— Le roi les enverra joliment promener…

Mademoiselle Hersberg, les yeux vacillants, cherchait la barbe rousse de Wolfran. Elle ne reconnut que les frisons blonds de madame Czerbich et l’air de vieux général du comte Thaven. Il y eut, parmi les personnes présentes et averties, une légère agitation de curiosité ; Clara était très belle, plus pâle que de coutume, les yeux dilatés, ses bandeaux noirs gonflés au-dessus des tempes, et austère, dans sa robe noire, comme l’idée même qu’elle incarnait. Un profond silence se fit. Trois femmes imposantes et guindées étaient assises devant l’embrasure d’une fenêtre. Une seconde, Clara hésita à discerner la reine ; mais madame de Bénouville la prévint et, la guidant vers celle qui tisonnait, prononça en tortillant les barbes de sa coiffure :

— J’amène à Votre Majesté notre grande chimiste nationale.

— Ah ! mademoiselle Hersberg, fit l’exubérante souveraine, en tendant les deux mains, je suis enchantée, ravie. Depuis hier, je n’ai pas trouvé une minute pour vous voir ; vous êtes tout à fait aimable d’être venue ce soir. Dans la journée, vraiment, c’est impossible de causer, on n’a pas le temps.

Et avec une ostentation de laisser-aller qui visait évidemment les trois personnes cérémonieuses rigidement assises devant la croisée, elle ajouta en riant :

— La maison est lourde, vous savez !

— Sa Majesté n’ajoute pas qu’elle est la première maîtresse de maison du royaume, lança étourdiment madame Czerbich.

Clara répondit, très déroutée :

— Moi, je suis heureuse de dire à la mère de mon élève la véritable admiration que j’ai conçue pour ce jeune esprit.

— N’est-ce pas que Wanda est exquise ? Ma foi, une archiduchesse n’est pas nécessairement une sotte !

— Oh ! qui pense cela ? protesta Clara.

La prime-sautière Gemma fit un geste vague et malicieux.

— Que sais-je…, nos adversaires, je suppose. Nous pouvons bien l’avouer, ici, entre nous…

Gemma n’avait pas quarante ans. Princesse italienne, elle avait apporté à cette cour du Nord son soleil, sa gaieté, sa joie de vivre. Wolfran l’avait épousée par amour, et ils composaient, après dix-huit années de mariage, le ménage le plus bourgeoisement uni. Ne se tutoyaient-ils pas dans l’intimité, au grand scandale des hauts dignitaires de la cour, nourris des vieux principes protocolaires du roi Wenceslas ? La simplicité de la reine lui avait créé d’irréconciliables adversaires au sein même du palais ; on la disait d’esprit médiocre, peu instruite et de bon sens vulgaire. C’était une forte brune, d’un embonpoint accusé, au teint de citron, aux yeux voluptueux et bistrés. Elle avait ce qu’on nomme le regard de velours : elle voulait charmer les gens malgré eux et caressait Clara, dont elle n’ignorait rien, de ce regard coquet et enjôleur.

Clara n’avait pas répondu. La reine dit encore :

— Surtout, pas d’expériences dangereuses au laboratoire, n’est-ce pas, mademoiselle Hersberg ? La chimie me fait une peur horrible…, toutes ces choses qui explosent !…

— Que Votre Majesté se rassure ! Nous ne confectionnerons pas d’explosifs, dit Clara gaiement.

Plusieurs des hommes se mirent à rire, et trouvèrent fine et franche l’attitude que prenait crânement et spirituellement l’unioniste. Cet enjouement à rappeler qu’elle appartenait au parti révolutionnaire plut à quelques-uns. Mais le comte Thaven se mit à mâchonner ses joues ; son col épais tressauta dans ses plis. Une des trois dames, raide comme un marbre, déclara solennellement :

— La chimie est une science qui a fait de grands progrès.

— Grâce à des esprits puissants comme celui d’une Hersberg.

Cette phrase dite très haut, celui qui l’avait prononcée manœuvra pour se rapprocher de Clara. C’était un grand jeune homme fluet et ondulant, dont les yeux gris s’étaient attachés à la chimiste dès qu’elle avait parlé de Wanda. Dans cette pièce étroite et modeste, ces yeux-là semblaient voir des choses invisibles et immenses, plonger en des lointains merveilleux, suivre des apparitions de beauté. Au hasard, Clara le prit pour un de ces artistes qu’on disait familiers de ces réunions intimes. Il s’adressait à elle maintenant :

— C’est une joie pour moi de pouvoir féliciter la créatrice du thermium.

— Oh ! Monsieur, se récria Clara avec sa belle simplicité, je n’ai rien créé. Les inventions sont la résultante d’un long enchaînement d’expériences successives. Nous faisons tous notre métier, chacun noue et rive son chaînon au chaînon précédent, — je me suis trouvée au dernier, à l’aboutissement.

— C’est-à-dire que vous avez apporté le chaînon du génie.

Alentour, la conversation générale était tombée depuis l’arrivée de mademoiselle Hersberg, n’étant pas vraisemblablement de celles qu’on eût pu poursuivre en sa présence. Un personnage assez singulier, petit, membré délicatement, serré dans une redingote, les cheveux grisonnants, les yeux bleus acérés, causait en anglais avec un jeune lord contre le rayonnage empli de livres, et il ne quittait pas du regard Clara ni l’interlocuteur de celle-ci,

— Ma petite Czerbich, dit la reine, vous seriez gentille de m’apporter ma tapisserie.

Et comme elle souffrait de cette gêne subtile que la venue de l’intruse avait amenée dans la réunion, elle s’écria, dans sa jovialité irrésistible

— Voyons, messieurs, je vais avoir un écheveau de laine à dévider, lequel de vous va me tendre ses bras ?

Un vieillard colossal, en petite tenue de général, le col et les parements brodés d’or, la moustache en brosse, le front magnifique, les cheveux blancs tout plats sur la nuque, déclara :

— Celui à qui Votre Majesté fera l’honneur d’un signe.

— Eh bien, duc, vous croyez que c’est facile ! Si je choisis le plus jeune, ce sera trop sans-façon, mais si je désigne le plus âgé, je serai très impolie. Voyons, vous, un homme de gouvernement, donnez-moi un conseil.

Clara, qui se sentait en confiance près de son jeune voisin, lui demanda :

— Qui est ce monsieur officiel ?

— Un gros morceau, fit le jeune homme à mi-voix ; un de ceux avec qui l’on ne badine pas : le duc de Zoffern, grand maréchal d’État, et c’est la duchesse que vous voyez en satin écarlate, assise devant la fenêtre, entre la comtesse Thaven et la comtesse Hermann Ringer, grande maîtresse de Sa Majesté.

— On croirait une impératrice, lança Clara enfantinement.

— Vous ne saviez pas si bien dire, mademoiselle.

Clara suivait d’assez près la politique pour connaître que le grand maréchal d’État, premier ministre du royaume et fougueux autoritaire, était en opposition avec Wolfran, que ces deux hommes se disputaient et s’arrachaient sans cesse le pouvoir sous les dehors d’une rigide courtoisie. On disait que toutes les concessions accordées aux libéraux par le jeune souverain, il les avait enlevées de haute lutte sur l’ancien conseiller de Wenceslas et, les yeux pleins d’une curiosité presque naïve, elle scrutait le potentat secret de la Lithuanie.

— Je dois paraître bien dépaysée ici, expliquait-elle, j’ignore tout de la cour et je suis plus à ma place dans un laboratoire, parmi mes fioles, mes piles et mes éprouvettes, que dans un salon.

— Moi non plus, je ne suis guère homme de salon, dit l’inconnu.

Cependant, la petite comédie de la reine se poursuivait à propos de l’écheveau de laine. Elle y paraissait prendre un plaisir extrême. Madame Czerbich avait apporté le métier, les pelotes et une brassée de laine vieil or que Gemma prit et souleva en l’air. Sa physionomie si chaude, si expressive, devint extrêmement malicieuse. Elle disait en soliloque :

— Je n’ai jamais trouvé que le métier de dévidoir ait rien de noble. C’est pourquoi je suis très embarrassée. Pourtant, si je savais faire honneur à quelqu’un de ces messieurs…

Le grand maréchal déplaça son herculéenne stature, parcourut des yeux toute la pièce, et son regard vint s’attacher avec persistance sur le compagnon de Clara ; tout le monde observait le jeune homme, machinalement ; il paraissait tout désigné et se divertissait lui-même à ce jeu. Mais à la fin, la reine, avec la mine d’une femme qui prépare un bon tour :

— Puisque vous voulez bien trouver honorable de me rendre ce léger service, duc, je ne puis que jeter mon dévolu sur vous. Voici le tabouret, veuillez le prendre et me faire l’amitié de me tendre vos deux poignets.

Il y eut un petit sifflement rauque, à peine perceptible : c’était la grande maréchale, duchesse de Zoffern, dressée dans sa robe rouge, qui, voyant son mari dans cette posture, respirait un peu fortement. Ses membres géants gênaient le maréchal qui était à demi accroupi devant la souveraine, levant ses gros poings velus. L’écheveau se tendait, rigide ; parfois le brin de laine s’accrochait à son poil. Gemma dévidait imperturbablement :

— Voyez, mademoiselle Hersberg, disait-elle, sans interrompre son travail : les mères font de la tapisserie, les filles font des sciences. C’est le progrès.

— Il faut se méfier du progrès, dit avec peine la maréchale qui étouffait de colère.

Ils n’aimaient pas la reine, ni elle, ni le duc. Gemma les payait de retour ; elle n’était pas fâchée de se venger de la contrainte officielle où ces deux solennels courtisans la tenaient en vertu d’une autorité morale héritée du précédent règne. Le maréchal ne bronchait pas.

— Mais non, le progrès a du bon, opina, pour faire sa cour, la comtesse Thaven secrètement enchantée.

C’était pour Clara un coin de rideau levé sur les petites intrigues de cour. Elle ouvrait des yeux curieux sur ce spectacle si neuf. Elle répondit à son tour :

— Son Altesse, qui veut être une femme accomplie, devra savoir aussi faire de la tapisserie, madame, et bien d’autres choses qu’elle n’apprendra que de Votre Majesté.

Plusieurs personnes virent des sous-entendus dans cette phrase où Clara se préoccupait uniquement de mettre une intention aimable. Alors, on parla de l’instruction des femmes, de leurs capacités, de leurs attributs. Le comte Thaven, tout en faisant ses réserves quant aux princesses, personnes d’exception, était d’avis qu’une aiguille ou une écumoire leur sied mieux qu’une plume ou un livre. La grande maîtresse de Sa Majesté aimait, pour une jeune fille, quelque teinture de lettres, d’histoire et d’astronomie qui, disait-elle, est poétique. Madame Czerbich, à qui la reine en passait beaucoup, avoua qu’elle était féministe, et réclama jusqu’à des droits politiques pour ses sœurs.

— Êtes-vous féministe, mademoiselle Hersberg ? demandait-elle de sa voix aiguë.

Clara riait, disait qu’elle n’en savait rien, ses revendications portant ailleurs. Le jeune lord, avec un accent prononcé, annonça qu’en Angleterre, ces idées feraient avant peu une révolution. Madame de Bénouville trouvait tout cela très hardi. Elle agitait, sur ses frêles épaules, sa large figure de cire aux beaux yeux tristes ; ses dentelles flottaient, et elle assurait que, dans son pays, les femmes avaient un tact charmant pour dissimuler, sous les dehors les plus bourgeois et les plus simples, un développement cérébral quelquefois excessif. Là-dessus, le mystérieux personnage en redingote, qui n’avait encore rien dit, prit la parole :

— Les Françaises sont dans le vrai, déclara-t-il. L’avenir des peuples est lié à l’épanouissement intellectuel des femmes, mais il dépend aussi de leur épanouissement intégral et, si elles se déclassaient comme femmes en devenant savantes et qu’il fallût payer de leur grâce, de leur santé physique, de leur vocation maternelle, l’élévation de leur esprit, ce serait un progrès à rebours.

Clara se pencha vers son voisin et demanda :

— Comment s’appelle cet homme de bon sens ?

La reine, ayant fait de l’écheveau de laine une belle boule d’or ronde et pelucheuse, délivra le maréchal, qui se redressa pareil à un Hercule engourdi d’avoir filé. Il était furieux, mais il restait assez fort pour sourire sous sa moustache drue.

— Quand toutes les dames seront devenues scientifiques, nous connaîtrons, nous autres, de petites industries du genre de celle-ci.

La vieille maréchale eut un mot superbe :

— Un écheveau de laine est moins lourd que le bâton, monsieur ; consolez-vous.

Près de Clara, le jeune homme, qui avait hésité une minute, répondit enfin :

— Monseigneur Bertie, duc d’Oldany, prince d’Irlande.

— Le duc Bertie ! répéta Clara surprise.

Et elle vit son interlocuteur tout crispé.

Les journaux connaissaient assez mal le rôle que jouait à la cour cet énigmatique personnage de nationalité étrangère, et dont on disait, pourtant, que lui et le roi ne se quittaient pas. Il ne possédait aucun titre officiel, mais il logeait au palais, et, depuis six ans, ne s’était pas éloigné trois fois d’Oldsburg. Il avait en lui quelque chose de secret, de discret et de modeste. Mais à peine parlait-il, ses yeux bleu d’acier devenaient impérieux, dominateurs, irrésistibles ; son geste était court, précis, coupant. On sentait un de ces hommes qu’il faut dix ans pour bien connaître et dont on ne sait jamais le dernier mot. Le bruit courait qu’il était le bras droit de Wolfran. Se sentant regardé par Clara, il l’observa à son tour. Tous deux, une seconde, se considérèrent. Il semblait que, dans ce milieu d’intelligences mondaines, ces deux cerveaux supérieurs, la savante et l’homme d’État, se fussent flairés et reconnus d’instinct comme deux nobles animaux qui se rencontrent parmi d’autres, et, dès lors, ne peuvent plus se négliger.

Maintenant, la reine, penchée sur son métier, piquait l’aiguille dans le canevas. Ses opulents cheveux noirs, tordus en casque, toujours à la mode d’il y a vingt ans, lui donnaient une silhouette encore jeune, malgré son embonpoint. Elle paraissait fort absorbée par sa tapisserie, mais ne l’était pas assez néanmoins pour que ses prunelles, furtivement, n’observassent tout son monde avec le souci et le soin d’une bonne maîtresse de maison. Elle demanda le jeu de tric-trac pour madame de Bénouville, qui l’adorait, et elle pria la comtesse Hermann Ringer de servir d’adversaire à la vieille dame. On apporta l’échiquier pour le grand maréchal et le comte Thaven. Les deux vieillards, qui se détestaient, écoulaient un peu de leur bile dans leur bénigne animosité de joueurs. Il fallait les voir, tête contre tête, presque aussi gigantesques l’un que l’autre : le duc, majestueux, le front beau, les cheveux d’argent, la moustache hérissée ; le comte, farouche, coiffé en brosse, le poil gris, puissant et engoncé, avec un cou de taureau : ils fronçaient le sourcil, calculaient, grognaient sourdement. L’un était le maître familier et terre à terre, l’administrateur du coffre-fort royal, possesseur de tous les secrets intimes de Wolfran. L’autre était le pseudo-imperator de la Lithuanie, qui comptait le premier pour un fétu. On entendait les petits coups secs des dés que la bonne Bénouville jetait avec une sorte de passion. La reine interrogea le jeune Anglais sur une pièce nouvelle qu’on donnait depuis trois jours à l’Opéra d’Oldsburg. À dix heures, on apporta le thé. Clara disait à son compagnon :

— Mais le roi… n’assiste-t-il jamais à ces soirées intimes ?

L’inconnu répondit évasivement :

— Quelquefois…

Et la savante, très à l’aise près de ce jeune homme dont elle était visiblement l’aînée et que ses propos dénonçaient clairement pour quelque riche amateur d’art, d’esprit rêveur et distingué, se confia peu à peu, avec l’abandon des personnes de science :

— J’aurais voulu voir le roi ce soir, je ne le cache pas ; j’ai vécu dans un milieu où il n’était pas aimé. Je suis, monsieur, la fille adoptive du docteur Kosor. C’est vous dire…

— Je le savais, mademoiselle, fit seulement le jeune homme.

— N’est-ce pas, je ne peux pas être royaliste ? Il est loyal à moi de l’affirmer très haut, et devant tous. Au surplus, je ne suis pas ici pour faire de la politique. Mais je ne me défends pas de certaines curiosités.

— Votre cas est très intéressant, pensait tout haut l’inconnu.

— J’ai été nourrie de sociologie, d’amour humain, reprit Clara. J’ai désiré d’un grand désir le bonheur du peuple.

Le jeune homme sourit tristement.

— Je crois, mademoiselle, que, quand vous connaîtrez Sa Majesté, vous constaterez qu’elle n’en a pas moins soif que vous. Ah ! le bonheur du peuple, où est-il ? où est-il ?

— Mais, commença Clara, il me semble que…

Elle allait apporter le dogme unioniste si simple, si sûr de soi, du nivellement des classes et de l’égalité ; une pudeur la retint d’être si affirmative au sein d’un monde qui pensait à l’opposé. Elle se tut. Le jeune homme reprit :

— Ce désir est une grande et belle religion qui a beaucoup de sectes. Kosor lui-même, le grand perturbateur, a fait son œuvre, car seul, parmi l’ivraie qu’il a semée, le bon grain a levé. Qui peut dire si les sages réformes libérales du nouveau règne n’ont pas été en partie inspirées par le chimérique vieillard ?

— Vous croyez ? dit ardemment Clara dont les yeux se baignaient de larmes.

L’hommage au vieux Kosor, d’être rendu dans un tel lieu, dans le sanctuaire même de la royauté, prenait à ses yeux une singularité magnifique dont elle était bouleversée. Elle ajouta :

— Ah ! monsieur, si vous l’aviez connu ! Quelle noblesse, quelle âme !…

— C’est ainsi que je l’imagine, fit le jeune inconnu dominant l’humanité, jamais satisfait, insatiable, et là où le vulgaire hasarderait timidement une loi nouvelle, appelant avec des rugissements de lion la dislocation sociale. Il faut aux sociétés de ces êtres sublimes et fous ; ils en sont les ferments nécessaires. Sans eux, elles ressembleraient à des pains sans levain, nulle énergie n’agiterait leur masse. Tout perfectionnement est laborieux, les gouvernements le savent. Pour obtenir d’eux une simple mesure législative il faut la clameur des grands révolutionnaires demandant le bouleversement de tout.

— Vous n’êtes pas royaliste non plus ? interrogea Clara.

Le jeune homme sourit, ce sourire, détendant son visage pensif, dévoila sa jeunesse

— Mais si, dit-il, riant tout à fait, je suis très royaliste.

À cette minute, la reine lui fit de la main un petit signe familier. Il accourut. La table à thé était toute servie devant Gemma. Elle lui dit :

Vous laissez votre voisine mourir de soif, offrez donc cette tasse de thé à mademoiselle Hersberg.

On entendait par tout le salon le choc des porcelaines. C’étaient de fines coupes lithuaniennes transparentes et chiffrées d’un G d’or. Les petites cuillers étaient marquées du cygne royal. Madame de Bénouville avait perdu la partie et s’en montrait fort contrite. Le grand maréchal et le comte Thaven jouaient toujours parfois leurs gros doigts, laissant le cavalier ou la tour, saisissaient la soucoupe sur le guéridon proche ; silencieux, ils évitaient de se regarder et la tasse tremblait visiblement quand ils la portaient à leurs lèvres.

Le duc Bertie, rigide dans sa redingote, buvait à petits coups, méthodiquement. Il s’approcha de Clara comme le jeune inconnu tendait à celle-ci le sucre et la crème.

— Eh bien, mademoiselle Hersberg, que dites-vous de cette intimité, de cette simplicité qu’on trouve ici

Qu’il connût son nom surprit la savante. Il le devait connaître, à la vérité, puisque, vraisemblablement, avant qu’elle arrivât, la reine avait averti ses invités qu’on aurait ce soir la roturière, l’ennemie. Mais le duc d’Oldany planait si haut, si loin, il semblait si altier, si indifférent, que Clara, oubliant sa propre valeur, admettait qu’il ne fit d’elle aucun cas,

— J’apprécie cette simplicité comme je le dois, monseigneur, répondit-elle froidement.

— Je pensais qu’elle vous plairait, ajouta-t-il, intentionnellement.

— Elle me plaît, monseigneur.

— À la bonne heure ! dit le duc.

Il lui parut ironique et elle conçut contre lui de l’antipathie. Il ne cessait de l’examiner ; ses yeux accusaient une forte myopie et il avait, pour lui parler, assujetti sur son nez le lorgnon au cristal épais. Il poursuivit :

— Cet agréable laisser-aller ne peut être toujours de mise dans une cour. Vous connaîtrez d’autres aspects de la vie royale, mademoiselle. Ne vous en offusquez pas, ils sont nécessaires, je crois que vous les comprendrez.

— Je ne sais, dit Clara, qui sentait toute son inimitié lui gonfler le cœur devant ce mystérieux personnage qu’on avait dit l’artisan des lois de protection.

L’Irlandais, d’un geste, fit tomber le lorgnon et prononça finement :

— Allons donc ! une Hersberg est faite pour tout comprendre.

Et comme elle ne répondait rien, il l’interrogea du regard, une minute. Devant son silence, il demeura flegmatique, puis, lentement, s’éloigna. Clara, rêveuse, buvait en pensant à des choses angoissantes. Quand le duc d’Oldany se fut écarté, elle dit à son compagnon qui la débarrassait de la tasse :

— On le dit tout-puissant en politique. Est-ce vrai ?

Le jeune homme s’était rembruni :

— Il collabore étroitement avec Sa Majesté, dont il se fait appeler le secrétaire particulier. Au fond, ce sont deux amis intimes ; dans les actes royaux, il est impossible de démêler la part du prince. Je pencherais à croire que le roi saurait se passer de ces lisières et gouverner seul ; il a pour cela toute l’autorité et la force morale et la divination nécessaires. Mais il ne se cache pas pour déclarer que ce conseiller lui est indispensable. C’est d’une grande modestie.

Gemma, qui travaillait sans relâche, comme une bourgeoise affairée, avait repris la conversation sur le sujet musique. La musique, comme tous les arts, captivait cette chaleureuse Italienne. Le jeune lord et la comtesse Thaven mêlaient aux siens leurs propos. Le duc Bertie, de son air froidement persifleur, les écoutait parler d’opéras, de compositeurs et de concerts. Soudain, on se tut. Les causeries particulières s’arrêtèrent. Le grand maréchal demeura en suspens, l’index sur le fou de l’échiquier. La reine s’était redressée, sa main potelée tenait encore en l’air l’aiguille enfilée d’un long brin de laine rouge, et elle fredonnait à mi-voix, sur un timbre charmant, la cavatine de la dernière pièce. Elle balançait imperceptiblement la tête à la cadence des mesures, et sa main levée, avec ce brin de laine, en dessinait le rythme. Cet air gracieux et touchant, modulé par cette femme très simple qui était une reine, impressionna beaucoup Clara, qui passait ce soir par des émotions si étranges. Elle dit à son voisin :

— Mon élève, l’archiduchesse d’Oldsburg, ne ressemble pas à sa mère : c’est donc du roi qu’elle tiendrait son intellectualité, sa gravité, et même, si j’ose dire, cette majesté involontaire dont on ne peut lui en vouloir, tant on la sent innée et mitigée de grâce.

Le jeune homme frémit ; il prononça comme malgré lui :

— N’est-ce pas… vous n’avez pu la voir sans l’aimer ?

Clara voulut se reprendre :

— Je l’ai peu vue, mais j’ai fort bien senti son grand charme au demeurant, je ne possède aucune raison pour résister à la sympathie qu’elle m’inspire ; Son Altesse est une enfant.

— C’est une femme, reprit l’inconnu, mystérieusement.

— Je la plains de devoir être reine un jour et d’être, à dix-sept ans, une Altesse royale privée de toutes les joies de l’adolescence. Que ce métier d’Altesse semble rude, monsieur !

— À qui le dites-vous, mademoiselle ! reprit-il, amusé.

Clara, intriguée par ce mot, considéra un instant son interlocuteur de toute la soirée, et comme il souriait elle s’enhardit :

— Vous avez été pour moi, monsieur, le plus obligeant des guides dans ce monde officiel où je me serais perdue. Vous m’en avez nommé tous les personnages, tous — sauf vous-même, suis-je indiscrète en vous demandant d’aller jusqu’au bout ?

— Auparavant, et avec une liberté réciproque, mademoiselle Hersberg, permettez-moi de vous interroger : qui pensiez-vous donc que je fusse ?

— Un artiste, dit Clara.

— Tant mieux, dit gaiement le jeune homme ; les princes du sang adorent qu’on les prenne pour des artistes. Hélas ! je ne suis qu’un modeste amateur de sculpture, Géo de Hansen.

— Le prince de Hansen, répéta Clara, le cousin germain de Sa Majesté… ?

Ses beaux yeux charmeurs riaient, et elle jouait un embarras qu’elle n’aurait su éprouver. Elle reprit :

— J’ai commis d’épouvantables bévues, monseigneur.

Lui, très diverti, la rassura :

— Au contraire, c’était beaucoup plus gentil de la sorte, vous m’avez parlé tout à fait librement, j’en étais très touché. Le protocole est parfois assommant ; vous m’en avez délivré une soirée, j’étais ravi. D’ailleurs, moi aussi, je me sentais en confiance, mademoiselle Hersberg. La reine avait repoussé la tapisserie et ramassait les laines éparses. C’était ainsi qu’elle levait la séance et donnait congé. Clara, selon le cérémonial, devait se retirer la première, madame de Bénouville vint la chercher.

— Chère mademoiselle Hersberg, j’espère que vous avez bavardé avec monseigneur de Hansen !

— Trop peut-être, fit Clara.

— Pas assez, dit le prince, mais nous recommencerons.

La vieille dame secouait la tête, la contemplait complaisamment, l’admirait. Mais Clara, toute pâle, avait retrouvé son masque de froideur. Une moiteur couvrait son front. Accoutumée à tout voir, madame de Bénouville demanda :

— Vous n’êtes pas bien ?

— Si, mais je me souviens… j’ai lu que le baise-main était de rigueur aux réceptions de la reine ; faudra-t-il faire ce geste ?

La vieille dame eut une moue amusée.

— Que non que non ! Sa Majesté a supprimé tout cela.

En effet, d’un mouvement large et sympathique, Gemma tendait ses mains, et avec plus d’expansion encore elle répéta sa phrase d’accueil.

— Mademoiselle Hersberg, je suis absolument enchantée de vous connaître ; quand j’aurai une minute, je tâcherai d’aller, sinon écouter vos leçons, du moins vous serrer la main au laboratoire.