Le Métier de roi/2/4

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Calmann-Lévy éditeurs (p. 109-116).

IV

Clara Hersberg possédait une trop belle santé morale pour ne pas rétablir vite l’équilibre dans sa vie spirituelle, malgré tant d’émotions extérieures. Elle régla son existence, partagea ses heures entre l’École des sciences et les leçons de l’archiduchesse, et retrouva peu à peu cette paix des gens de science, si ferme, si nécessaire à leurs travaux. La chimie fit qu’elle oublia vite l’Altesse en Wanda. Cette fois, le genou de la princesse mit à guérir une rapidité dont les médecins se montrèrent surpris. Le grand désir qu’elle avait de se tenir enfin debout sembla vaincre le mal. Elle marcha. Un matin, Clara montait ses piles dans le laboratoire de la tourelle, presque entièrement aménagé, quand on frappa à la porte qui ouvrait sur le vestibule des dames d’honneur. C’était l’archiduchesse dressée sur ses béquilles et qui venait seule la surprendre. Elle portait une robe grise, un petit col de lingerie et deux tresses flottantes, à la mode des campagnes lithuaniennes. Clara jeta un cri d’étonnement :

— Comment, c’est vous, Altesse, toute seule ?

Et elle se précipita d’instinct pour soutenir ce corps si débile, d’un geste féminin et affectueux. L’Altesse en parut avoir une obligation singulière. Elle remerciait avec ferveur pour un si menu service et tomba très lasse sur un escabeau de bois. La chimiste courut chercher un fauteuil et y installa soigneusement la jeune fille. Celle-ci lui serra la main en disant :

— Vous êtes bonne pour moi.

— Mais, Altesse…

— Vous serez mon amie.

— Votre Altesse me gâte ; mais elle oublie qu’elle sera reine un jour, tandis que moi…

— Vous êtes reine aussi, mademoiselle Hersberg, et dans un domaine supérieur que je ne connaîtrai jamais.

— Sa Majesté a dit avec raison : « Il y a un » abîme entre cette femme et nous. » C’est Votre Altesse qui me l’a rapporté.

— Oui, mon père a dit cela. Mais je le cherche l’abîme, je ne le trouve pas, ma chère, ma grande Hersberg !

— Ah ! fit Clara, que cette amitié tentait délicieusement, que n’êtes-vous une jeune fille ordinaire !

— J’ai un cœur pourtant comme une jeune fille ordinaire, dit l’Altesse.

Et elle se mit à pleurer doucement. Ses larmes troublèrent extrêmement Clara, qui avait toujours vécu dans l’éloignement de toute compagne, de toute tendresse de femme, entre les deux Kosor exaltés, passionnés et ténébreux. Elle reprit :

— Qu’arriverait-il si, au jour où Votre Altesse régnera, je suivais ma destinée et que je fusse impliquée dans quelque mouvement dirigée contre le trône ? Tout mon passé, toutes mes affections, toute ma foi m’entraînent contre l’idée dont vous êtes le symbole, Altesse. Oui, je crois cette idée mauvaise, je la déteste, et je vous aime bien pourtant.

Elle s’attendrissait elle-même, sans le savoir. Wanda repartit :

— C’est comme moi, vous.

Elles demeurèrent un instant silencieuses. Machinalement Clara revint à ses piles. Devant chacune des six fenêtres de la pièce hexagonale, il y avait une table large pour les manipulations. Le bois en était tout neuf, satiné, fleurant le sapin’. L’acide aurait vite fait d’y mordre. Beaucoup des ustensiles étaient encore dans leurs caisses, sous les tables. Clara fixait les fils aux éléments voltaïques. L’archiduchesse reprit ses béquilles, s’approcha et dit :

— Puisque je suis mieux et que j’ai pu venir jusqu’ici, commencerons-nous aujourd’hui le fluor ?

La savante acquiesça. Si l’on n’avait pas tous les appareils nécessaires, on enverrait un domestique les emprunter à l’amphithéâtre, en face. Wanda disait :

— J’ai tout appris théoriquement. Je ne connais rien des joies de l’expérimentation.

Alors la manipulation commença. Les deux jeunes femmes revêtirent des blouses, et Clara, en mouvements lents, aisés et précis, mena l’opération.

Elles se penchaient toutes deux pour suivre l’expérience. Cet appareil suranné de la vieille alchimie, la forme barbare de la cornue, le dessin cabalistique du tube de verre, cet aspect éternel que garde le mobilier de la science quand la science va toujours se transformant, rendait Wanda songeuse. Il y a dans la chimie une poésie spéciale qui dilue l’imagination et prédispose au rêve. Un corps allait naître sous les yeux de la « grande Hersberg ». On percevait un crépitement léger qui se produisait dans la cornue. Par la baie ogivale, l’œil enfilait, par delà l’immense place d’Armes, l’avenue de la Reine. Au loin, quelques cheminées d’usine pointaient par-delà le fleuve. À gauche, c’était la flèche de Saint-Wolfran qui s’élevait, un peu verdâtre, dans un ciel pâle d’hiver. Wanda disait :

— Serai-je reine, jamais ? Quand j’aperçois la cathédrale, ce n’est point les fastueuses cérémonies du sacre que j’évoque, mais bien plutôt les funérailles qu’on me fera un jour. Ça doit être très somptueux des funérailles d’archiduchesse. Je vois le grand vaisseau gothique superbement tendu de draperies blanches semées de larmes d’argent ; au milieu, le catafalque monumental tout blanc aussi, parmi les innombrables petites flammes jaunes des cierges, prisonnières de la cire, et les grandes flammes bleues des torchères qui sont sinistres ; l’orgue pleure, les violons du théâtre, les violoncelles pleurent, une cantatrice de l’Opéra chante un psaume lugubre, et le clergé y mêle ses répons douloureux.

— Mais c’est fou, Altesse, c’est fou, dit Clara. Et elle agitait le tube de verre où le gaz fluorhydrique venait se condenser en gouttelettes.

— Votre Altesse est pleine de vie.

— Vous croyez ? les médecins pas. On a bien peur que je n’aille pas jusqu’à mes vingt ans, allez !

— Les médecins se trompent, affirma Clara. Vous vivrez, Altesse ! Laissez de telles idées. Voyez, notre expérience se parachève. Voici l’acide ; malheureusement, cette solution n’est pas pure. Il s’y mêle de l’acide fluosilicique, à cause de la silice que contient toujours le spath fluor.

— C’est ennuyeux, s’écria Wanda qui s’abandonnait vite aux mille choses captivantes de l’existence réelle : moi qui croyais que nous pourrions procéder à l’électrolyse ce matin.

Et de nouveau elle se penchait, suivait dans le tube l’arrivée lente des bulles de gaz ; mais c’était pour reprendre un peu après :

— Si je mourais, Géo régnerait… Qu’est-ce que vous pensez de lui, maintenant que vous le connaissez ?

— Qui donc ? dit Clara.

— Le prince Géo de Hansen. Vous m’avez conté l’autre jour votre aventure. Vous avez beaucoup causé au thé, chez maman.

Il est charmant, répondit Clara, distraite.

L’Altesse, fatiguée, avait repris son fauteuil. poussa un soupir et murmura :

— Nous nous aimons.

C’est là un propos qu’une femme n’entend jamais avec indifférence. Clara se retourna vers son élève, les traits tout éclairés d’une lumière joyeuse. Elle ne disait encore rien ; elle pensait au prince, si jeune, si vibrant, et de si délicate intelligence, et comme il s’était écrié au sujet de l’archiduchesse : « C’est une femme ! » avec cet air émerveillé d’un adolescent amoureux. Ah ! ils s’aimaient… ? et l’idylle s’évoquait fraîche, douce et jolie.

— Vraiment ? prononça-t-elle, souriant à cet amour comme on sourit à une musique touchante, vous me paraissez dignes l’un de l’autre, Altesse.

Mais Wanda ne se déridait pas ; elle était extrêmement triste ; elle posa son menton dans sa main et dit avec mélancolie :

— Nous ne sommes pas heureux.

On la sentait encore prête à pleurer. Clara était debout devant elle : on aurait dit la Force devant la Faiblesse, et leur contraste expliquait leur mutuelle attirance. L’archiduchesse reprit :

— On veut nous séparer.

— Comment, fit Clara déjà hostile à tout ce qui blessait la tendresse de ces beaux enfants, quelle raison aurait-on ? Le prince est de sang royal, d’une supérieure intelligence, assorti à l’âge de Votre Altesse.

— Oui, déclara la jeune fille pressée de s’expliquer sur son amour, mais le roi…

À ce moment, la porte s’ouvrit et madame de Bénouville qui, depuis une heure, cherchait sa pupille envolée, arriva le visage consterné, ses bons yeux pleins de reproche.

— Oh ! Altesse ! est-il possible de m’inquiéter de la sorte ?

Wanda se penchait, la prenait aux épaules, l’embrassait.

— Ma vieille amie, ne vous fâchez pas : où vouliez-vous que je fusse, sinon près de mademoiselle Hersberg, et que voulez-vous qu’il m’arrivât près d’elle, hormis d’être séduite par ses théories subversives, et de devenir unioniste à mon tour… D’ailleurs, ne niez pas, vous adorez mademoiselle Hersberg, vous me l’avez dit.

Madame de Bénouville hocha son long visage bénévole et déclara :

— Certes… mademoiselle Hersberg a l’âme trop droite pour ne pas revenir un jour de ses erreurs…

Clara préparait le carbonate de potasse : elle sourit affectueusement sans répondre, mais l’Altesse dut suivre la vieille dame en emportant son secret, et son amour resta, pour la savante, imprécis, mystérieux et poétique.