Le Métier de roi/2/5

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Calmann-Lévy éditeurs (p. 117-142).

V

Un soir, à l’issue du cours qu’elle donnait toujours à l’Hôtel des Sciences, Clara monta chez Kosor à l’improviste et le surprit dans sa mansarde. Il poussa un cri :

— Oh ! tu reviens !

Elle s’attendrit à le retrouver si pauvre, quand elle vivait dans le faste. Elle l’étreignit, le baisa au front, vit les fils blancs plus fournis dans ses boucles noires.

— Je ne reviens pas ; je viens je viens en courant, il me tardait de te revoir.

Il la contemplait ardemment, sans lui rien dire. Ses yeux fous étaient angoissés, interrogateurs. Mais la voyant si tranquille, si sereine toujours, il se recula tristement vers le fond de la chambre en murmurant :

— Chaque fois que tu arrives ainsi dans mon taudis avec ta beauté, ta jeunesse, ta lumière, j’imagine que…

— Quoi ? Qu’imagines-tu ?

— Ah ! rien, mais j’ai trop soif de toi, tu es ma chimère, ma divine chimère, toujours fuyante. Je t’adore quand même tout t’est permis, je ne t’importunerai jamais de mon amour.

Il se prit la tête et dit, comme malgré lui :

— … Pourtant je me figure que c’est ainsi que tu viendras. Un soir, tu ouvriras ma porte, tu diras : « Me voici », et ma vie, que tu as toujours dédaignée, tu la ramasseras comme une chose tienne, et tu comprendras peut-être alors quel était le don que je t’avais fait…

— Cher ami, murmura Clara en lui caressant doucement l’épaule, ce jour viendra en effet. En attendant, tu es aimé.

— Je n’ai pas de compagne ! gémit-il.

Et tragiquement :

Væ soli !

— Est-ce que déjà je ne te suis pas associée étroitement ? Où en est ton œuvre ? Tiens, j’ai touché mes premiers appointements ; je n’ai besoin de quoi que ce soit ; je te les apporte, pour toi, pour la grève.

Il se ranima, comme électrisé à ce mot.

— Merci, l’idée marche ; les tisseurs commencent à refuser le travail. Chaque jour on débauche une centaine de tisseurs. Une filature a dû complètement cesser le travail. Demain une délégation d’industriels doit se rendre au palais pour obtenir de Wolfran le retrait des décrets. Ils disent que les nouveaux tarifs des houilles ne leur permettent aucune concession aux revendications des grévistes. La crise est aiguë. Il serait plaisant que satisfaction fût donnée au prolétariat par l’entremise du capital ; pour la cause, il serait préférable que leur démarche échouât. Le prolétaire doit savoir ne compter que sur lui-même c’est la guerre qu’il lui faut.

— La délégation des industriels ne verra point le roi, dit Clara.

— Pourquoi ? demanda Ismaël.

Mais elle avait trop parlé, et refusa d’être plus explicite. La vérité, c’est que depuis plusieurs semaines, Wolfran était au lit, souffrant de ce même mal héréditaire et secret de la famille régnante, qu’il avait transmis à sa fille. C’était un mystère farouchement voilé que ces abcès fréquents des membres, de la hanche surtout, qui atteignaient l’harmonie et l’esthétique de ce corps royal fier et sacré. Le souverain ne devait être connu que dans sa splendeur physique, sain, fort, puissant. On cachait la tare, on se refusait à l’avouer. Et c’était seulement la veille. qu’au laboratoire, dans un moment d’expansion et d’intimité où Clara se plaignait à l’archiduchesse de n’avoir pas encore été mandée près du roi, Wanda, confiante, avait tout dit.

Pourquoi refusera-t-il de recevoir cette délégation ? demandait haineusement Kosor. Pour la première fois, Clara troublée fit un mensonge, fruit de sa situation équivoque.

— Il ne reçoit personne en ce moment. On dit qu’il travaille beaucoup. Moi-même, je n’ai pu le voir.

Car il lui eût paru impossible de trahir Wanda.

— Tu ne l’as pas encore vu ?

— Non, répondit Clara ; il se dérobe.

— Il te dédaigne ! fit âprement le révolutionnaire.

Alors ce fut un flot de questions. Était-elle heureuse ? Rendait-on justice à sa valeur ? l’avait-elle pas à souffrir ? Que pensait-elle de la famille royale ? Y avait-il vraiment dans la dynastie une force qu’on ne pût briser ? Et Clara expliquait son existence de travail partagée entre ses deux laboratoires, son cœur hanté par le souvenir d’Ismaël et la pensée de la plèbe du faubourg. Elle était assurément bien traitée au palais, mais le palais ne comptait guère pour elle. Murée dans son rêve intérieur, dans son idée, les décors pouvaient changer autour d’elle sans que rien bougeât dans le monde qui était à elle. Levée tôt, avant le jour, elle écoutait par la fenêtre ouverte les sifflets des usines appelant au labeur les malheureux tisseurs transis. C’est là-bas qu’était son âme et elle épiait la fumée que soufflaient les cheminées de filatures — comme des houppes aériennes et légères de coton — pour savoir si de-ci, de-là, le travail ne cessait point. Ah ! qu’elle avait hâte de voir le prolétariat organisé, constitué et armé. Parfois, le soir, les étudiants sortant de l’Hôtel des Sciences entonnaient la chanson du Charbon, la belle chanson du petit Conrad ; et elle en jouissait comme si c’eût été à travers la ville le cri de ralliement qui fit battre à l’unisson toutes les poitrines unionistes. Et c’était une âpre joie pour elle de penser que Wolfran l’entendait aussi, du fond de ses appartements magnifiques, et qu’il en devait être déchiré. La force mystérieuse des Rois ?… quelle illusion ! Elle ne l’avait nullement sentie. Ces gens-là n’avaient aucune grandeur, sinon cette majesté subjective que leur prêtait le peuple. L’archiduchesse gracieuse et poétique possédait le charme de l’adolescence et de la maladie réunies dans un jeune être très noble. Mais la reine n’était qu’une bourgeoise aimable et épaisse ; la morgue des grands courtisans n’était que ridicule. Quant à Wolfran, ce devait être quelque homme de bureau entouré de deux ou trois scribes considérables, qui gérait le pays à la plume comme une grosse administration. Combien, à côté de cette froide politique dépourvue d’envol, de générosité, de sentiments, paraissait admirable la conception unioniste de l’État démocratique, où tout était amour, sacrifice mutuel, coopération bienfaisante !

Et tous deux ardents, exaltés, ils évoquèrent jusqu’à la nuit le Roi de la cité future idéale et bienheureuse.

La délégation des industriels d’Oldsburg vint, en effet, au palais pour obtenir une modification aux décrets de protection. Sept messieurs corrects montèrent, vers trois heures de l’après-midi, l’escalier monumental des appartements royaux. Mais ils ne virent point Wolfran. Le duc d’Oldany, en sa qualité de secrétaire personnel de Sa Majesté, les reçut. L’entrevue fut secrète. Elle se prolongea deux heures, dans la salle des petites audiences, sorte de parloir monacal aux murs blancs, hérissés de trophées marins. Fragile, menu, en veston court, le duc Bertie écouta d’abord impassiblement les doléances des grands filateurs, qui venaient, statistiques en main, lui faire toucher du doigt leur ruine imminente. À la fin, tous parlaient à la fois, lançaient des chiffres, déclaraient ne plus vouloir risquer d’énormes capitaux sans espoir de bénéfice, se plaignaient de la grève, des exigences ouvrières, furieux au fond de ne voir qu’un intermédiaire au lieu du maître, et se montrant d’autant plus fermes que, devant leur tapage, le flegmatique étranger se taisait. Quand ils furent las de récriminer, monseigneur Bertie prit la parole de sa voix fluette et singulière qu’accompagnaient le geste tranchant et le regard bleu d’acier, insoutenable. Son discours fut bref. Impérieux, dominateur, il se retrancha derrière Sa Majesté. Sa Majesté n’interviendrait point. La fortune de quelques industriels n’entrait pas en considération quand il s’agissait de la direction générale de l’industrie lithuanienne. La Lithuanie regorgeait de charbon. Ne fallait-il pas forcer l’exploitation des gisements du Sud ? Non, non, jamais une loi intéressant à ce point la prospérité nationale ne serait touchée. Avant quelques années, le pays se suffirait à lui-même pour la houille et pour le blé ; les richesses abonderaient, les salaires d’eux-mêmes remonteraient ; d’ici là, le patriotisme et le loyalisme invitaient les chefs d’usine à aider, par quelques sacrifices, à cette laborieuse poussée d’une branche d’activité nouvelle.

Il fut sec et dur ; on ne pouvait, avec autant de flegme, se montrer plus impitoyable. Le ton des voix s’abaissa ; ces riches bourgeois, si tumultueux tout à l’heure, étaient matés. Ils ne savaient par quoi. L’homme étrange qui les maîtrisait ainsi n’avait ni prestance, ni faconde, ni éloquence, ni titre. Il se leva. Ils partirent silencieux.

Cependant, cette cherté du charbon commençait à être tragique du fait de l’abaissement de la température.

Le froid devenait chaque jour plus mordant, il s’insinuait dans le sol, dans les choses, comme à l’approche d’un cataclysme silencieux, d’une congélation universelle. Et sur le quai d’Oldsburg, depuis une semaine, les enfants du faubourg, le sang bleui, grelottants, venaient voir couler à fleur d’eau des glaçons polis et transparents. Un matin, — le bruit s’en répandit par toute la ville, — l’eau ne coula plus. Figé d’un bord à l’autre, rugueux et gercé avec des teintes d’albâtre et le désordre d’un chaos, le fleuve n’était plus qu’un cadavre entre ses rives ondulantes.

Alors on se mit à parler des fêtes de la cour, les fêtes dites « de la glace » qui se donnaient chaque hiver au Château-Conrad, hors la ville.

Enfin, la neige eut son tour après que l’eau, partout, se fut durcie comme un métal. La neige tomba trois jours durant sur Oldsburg, sur la campagne environnante, s’accrochant aux clochers, aux gargouilles, aux lucarnes, aux rosaces, aux branches d’arbres, laissant à tout son liséré délicat et lumineux. Un ciel entier d’ouate grise se résolut ainsi dans le blanc rayonnant des paysages. Puis le soleil se montra. Alors ce fut l’étincelante apothéose du froid : une ville blanche de féerie se dressa sous le firmament d’un bleu foncé. Saint-Gelburge posait sur des arcs-boutants. cotonneux le soubassement de son clocher aux reliefs de givre. Au long de la rue aux Juifs, le palais étalait sa monumentale ciselure finement ourlée de bordures splendides, et les gargouilles s’élançaient comme des hermines chatoyantes hors des murs noirs. Et pendant que la cathédrale retenait aux sculptures de son porche des lambeaux déchirés de neige souple et molle, la flèche, la flèche sombre et fantastique des nuits sans lune, montait aujourd’hui blanche et floconneuse jusqu’aux altitudes allégées de l’air pur. Ce jour-là, les grilles géantes du palais s’ouvrirent sur la place d’armes pour livrer passage au cortège royal. C’étaient neuf calèches aux chevaux piaffants, auxquelles vint se joindre la petite escorte des quinze pages de la reine. Les troupes disséminées sur les chaussées de la place s’avancèrent pour encadrer la file des voitures à mesure qu’elle se formait. Il y avait là un détachement de cavalerie, un détachement de cuirassiers, un détachement de la Garde. Les uniformes verts des premiers mettaient une note austère dans le spectacle ; les cuirasses des seconds, étincelant superbement, annonçaient la gloire des souverains ; les grands manteaux blancs des Gardes du corps accentuaient l’aspect théâtral de cette marche royale. À toute vitesse les calèches s’engagèrent dans l’avenue de la Reine. Une foule élégante, qui stationnait là, sous les arbres givrés, depuis le matin, lançait des acclamations. On voyait luire dans des milliers de visages des yeux curieux ; on sentait la fièvre, le désir éperdu de violer le mystère royal, de pénétrer le secret des voitures, de voir Wolfran, Gemma, l’archi-duchesse. Mais les cavaliers maintenaient ce flot humain au ras des trottoirs, et les calèches filaient à fond de train, dérobant les figures princières. Le feu des aiguillettes, l’or d’un bijou, l’étincelle d’un regard anonyme, brillaient parfois au passage. C’était tout.

Cependant mademoiselle Hersberg avait été conviée à la fête. Elle occupait la troisième voiture avec son élève, madame de Bénouville et cette merveilleuse duchesse de Saventino, sœur du prince Géo, et altesse royale, qui s’était mésalliée par amour à un petit duc italien. Il n’était pas de plus célèbre beauté en Europe. Elle était sotte autant que magnifique. Mais Wanda l’aimait d’avoir Géo pour frère et de s’être montrée une grande amoureuse. Toutes deux peletonnées au fond de la calèche se souriaient, se disaient des enfantillages, goûtant la gaieté de ce beau jour. Parfois Wanda s’arrêtait et devenait grave en regardant mademoiselle Hersberg si sombre, si austère dans sa jaquette noire, sous les bandeaux noirs de ses cheveux, et dont les yeux semblaient toujours lire au-delà des contingences. De terribles préoccupations assiégaient, en effet, l’âme de Clara. Le travail avait cessé dans la plupart des filatures ; le peuple du faubourg commençait d’endurer toutes les horreurs du chômage et le cœur de l’unioniste se serrait de tristesse. Sa sensibilité féminine souffrait maintenant des mesures héroïques où son esprit viril avait eu part. On allait traverser le faubourg pour atteindre le Château-Conrad. Toutes ses angoisses s’avivaient. Puis le roi serait là, et depuis près de deux mois qu’il se dérobait, une curiosité défavorable, presque mauvaise, avait grandi en elle, lui donnant une hâte maladive de le connaître, d’affirmer devant lui son inimitié. Pourrait-elle simuler le respect et la déférence ? Son cœur gros d’indignation. battait lourdement dans sa poitrine. Ah ! non, elle le viderait son cœur ; tout ce qui l’étouffait, toute l’injustice du régime, elle le dirait à cet homme malfaisant. Qu’avait-elle à craindre ? Qui l’obligeait aux bassesses du cérémonial ? N’était-elle pas souverainement libre ?

— À quoi pensez-vous, mon amie ? lui demanda la petite Altesse, affectueusement.

Wanda était charmante. Son costume de patineuse, fait de drap blanc, simulait l’uniforme du régiment de la Garde, et elle portait une petite toque blanche, comme les soldats, sur les bouffants de ses cheveux.

Clara répondit avec hardiesse :

— Je pense que nous allons traverser la région de la grève.

En effet, on passait le fleuve. Les acclamations avaient cessé : la froideur des trottoirs vides semblait sinistre comparée à l’encombrement de l’avenue de la Reine. Nulle sympathie. Souvent des groupes de tisseurs qu’on croisait s’arrêtaient. Ils restaient couverts, haineux, farouches.

— Oh ! Dieu ! fit Lina de Saventino, comme c’est imprudent de passer par ici. C’est un quartier à attentats.

— Madame, dit Clara offensée, vous ne connaissez pas la dignité du peuple.

— Merci, dit la jolie duchesse, je sais surtout qu’une bombe est vite lancée.

— Moi, je n’ai pas peur du peuple, dit Wanda en souriant à la savante.

Ce mot fut comme un baume sur les nerfs de Clara. On roulait maintenant sur la chaussée principale du faubourg. On devait craindre une manifestation, car l’allure des chevaux s’accélérait encore. À droite et à gauche, les chevaux des cuirassiers, en file serrée, caracolaient sous la lumière crue d’un jour de gelée sèche, les armures légères reflétaient le soleil ; puis, après les neuf calèches, c’était la troupe bleue des pages, montés sur de petits chevaux lithuaniens aux jambes déliées et qui disparaissaient dans une nuée de poussière. Le tonnerre du détachement de cavalerie venait ensuite avec un crépitement d’étincelles jaillies du pavé sous le fer des sabots. Une splendeur passait avec ce cortège royal.

La voiture tourna. On franchissait les grilles du parc. Au fond le Château-Conrad apparut. C’était un pavillon carré couronné de balustres, avec un portique soutenu par des colonnes doriques en porphyre rose. Les pelouses s’arrondissaient sous le tapis de neige. Des sapins de toutes essences dressaient leurs cônes majestueux. Le lac apparaissait dans un vaporeux lointain. Tout alentour les bois étincelaient de givre. Les roues glissaient sans aucun bruit. Enfin la calèche s’arrêta devant le portique. L’archiduchesse demanda :

— Donnez-moi votre bras, Clara ; le roi serait fâché si l’on s’apercevait que je boite.

L’amie Bénouville parut un peu contristée de cette faveur accordée à l’unioniste. On franchit le vestibule dit « des Muses » à cause des statues mythologiques dont il était peuplé, et toutes les dames se trouvèrent bientôt réunies dans le vestiaire, une vaste salle pleine de glaces où elles ajustèrent leurs toilettes.

Quatre dames d’honneur s’empressèrent autour de la reine. Elle était en satin mauve, avec un dessus de point d’Angleterre. La grande maîtresse de Sa Majesté et la grande maréchale en damas rouge donnaient le ton du cérémonial. Il y avait là aussi les deux vieilles sœurs du roi Wenceslas, les douairières de Hansen, tantes du roi, de Géo et de Lina : deux figures parcheminées et pareilles, pleines de morgue, et qui semblaient accabler de leur mépris jusqu’à la reine. Elles avaient des robes de velours noir ornementées de broderies d’argent. La duchesse de Saventino, gaie comme une folle, et qui écrasait son rire dans un mouchoir de dentelle, dit à Wanda :

— Les tantes ressemblent à deux chars funèbres, ne trouvez-vous pas ?

Un moment, la comtesse Thaven, fort affairée et qui conduisait la fête, s’approcha de l’archi-duchesse et lui demanda si l’on pouvait compter qu’elle patinât. La jeune fille très secrètement répondit que oui, que son genou fonctionnait bien et qu’elle était suffisamment habituée à la glace pour l’affronter aujourd’hui, quoique boitant un peu. Alors Clara surprit une discussion chaude et mystérieuse entre la reine et la grande maréchale. Gemma inquiète, alarmée, se refusait à admettre qu’on exposât sa fille à une chute qui pourrait ramener de nouveaux accidents tandis que la hautaine maréchale, dont l’autorité morale dirigeait bien des choses à la cour, semblait exiger que ce geste de parade eût lieu. Alors Clara comprit le sens de toute cette fête. Il fallait montrer, dans un jour comme celui-là, le précieux bibelot national, mettre en avant cette idéale beauté de la future souveraine, exciter l’imagination des jeunes soldats présents, impressionner les journalistes qu’on tolérait dans le parc, avec quelques invités triés. Ce divertissement, futile en apparence, cachait de profonds, de graves et politiques desseins. C’était une représentation offerte à la nation pour entretenir le prestige royal. En effet, la reine apparaissait tout autre, somptueuse, altière, imposante, et, Clara le remarqua, cet éclat venait moins de sa personne que de l’appareil théâtral qui l’entourait. D’ailleurs, outre l’éclat des bijoux, le scintillement des pierreries, la richesse des costumes, il y avait dans cette assemblée autre chose d’indéfinissable, et l’égalitaire qu’était Clara le sentit tout à coup, quand, dans ce milieu inexprimablement noble, elle eut conscience de sa roture et en conçut de la gêne. Qu’avaient donc ces femmes, qui les grandissait ainsi ? Elles ne possédaient, pour la plupart, ni beauté, ni attrait, ni savoir, ni talent. Et Clara soudain pensait qu’elle avait été mise au monde dans un hôpital, élevée par deux hommes farouches, nourrie d’une science unique au fond de laboratoires solitaires.

Au même instant ; Gemma, qui était prête, se dirigea vers le grand salon où toutes les dames la suivirent.

Le grand salon était encore vide. Il en parut plus vaste. Au fond une tribune à balustres dorés était soutenue par trois colonnes. Des cariatides de marbre supportaient l’ornement de la corniche. Les trois fenêtres énormes ouvraient sur le pare. On voyait le lac glacé, les sapins, et dans le fond Oldsburg avec ses tours, ses clochetons et ses flèches.

La reine avait laissé les libres propos dont elle était coutumière. Elle s’avança lentement vers une des fenêtres pour jeter un coup d’œil sur le lac. Lentement, les dames de la cour se déplacèrent derrière elle. D’instinct, Clara se mit la dernière. On aperçut des promeneurs dans une allée lointaine : c’étaient quelques membres de la magistrature, de la petite noblesse d’Oldsburg et de l’armée, qui avaient su se faire inviter et à qui ce coin de parc était réservé. On échangea quelques paroles sur le temps.

Alors dans la boiserie opposée une porte s’ouvrit dont le chambranle était orné de filets d’or, un colonel du régiment de la Garde entra ; il portait l’uniforme blanc, la tunique demi-longue, les aiguillettes d’or, les bottes molles et hautes, le ceinturon à gland de soie, l’épée à petite garde, et le baudrier de passementerie bleue. Une toque étroite coiffait ses épais cheveux roux. On y voyait luire un cygne minuscule en égrisée de diamant. Sa barbe rousse couvrait à demi sa croix de commandeur du Cygne Blanc. C’était Wolfran V.

Il s’arrêta, parcourut des yeux la masse clinquante des dames de la cour, et, parmi elles, reconnut la robe noire de la chimiste qu’il avait paru chercher. Aussitôt un flot d’uniformes passa la porte, derrière lui. Ce fut d’abord la colossale silhouette du grand maréchal d’État sanglé dans le sombre dolman vert des officiers de cavalerie, le prince Géo en officier de marine, le duc d’Oldany, petit et fluet, en tunique rouge de l’armée anglaise, le comte Saltzen, maître des cérémonies, en capitaine des gardes blancs, le duc Abélard Poltaw, grand chambellan en colonel des hussards gris, le duc de Saventino, mari de Lina en officier de l’armée italienne, le comte Austather, chef de la maison militaire en général, puis les six aides de camp de service près du roi. Et encore le grand veneur, le grand échanson, en officiers d’état-major. Ces draps rouges, verts, gris, blancs, l’or des aiguillettes, les brochettes de décorations qui étoilaient de diamants les poitrines, ces chamarrures, ces broderies d’argent, ces galons, ces épaulettes multicolores, tous ces visages hermétiques et figés ne composaient qu’un cadre splendide à la figure du roi. Grand, imposant, la démarche harmonieuse, le port de tête légèrement impérieux, il s’avançait maintenant vers la reine : derrière lui les princes et les courtisans réglaient leur pas sur le sien et les saluts commencèrent. Le chassé-croisé se faisait lentement, comme rythmé à une sorte de cadence fixée au préalable. C’était pour Clara la révélation d’un monde inconnu dont elle ne serait jamais. Elle n’analysait plus, elle sentait. Elle sentait une atmosphère différente, des êtres nouveaux, distants d’elle, convenables à leur milieu. Leur retenue, leur attitude, leur harmonie, leur élégance, tout se complétait. L’arrogance des douairières devenait hiératique, la hauteur de la grande maréchale s’accentuait en beauté. Et ces hommes et ces femmes, en leur magnificence d’élite, n’étaient que des satellites gravitant autour d’un soleil le roi. Il passait, majestueux dans son indolence, sans le vouloir, sans y songer. Tous les yeux sans cesse étaient dirigés vers lui. Souriait-il, vingt personnes souriaient ; ouvrait-il la bouche, le silence se faisait. C’était l’idole. Tout à coup, il vint droit à Clara. Elle eut un grand frisson.

— Mademoiselle Hersberg, je suis heureux de pouvoir enfin vous dire combien nous avons été satisfaits, la reine et moi, de vous voir près de notre fille. Wanda vous aime extrêmement. Et je ne parle pas aujourd’hui comme souverain à une de nos plus grandes gloires nationales, je parle comme père, à la femme infiniment digne et respectable qui a si bien su occuper au Palais, avec tant de délicatesse, de noblesse, une place que les circonstances faisaient difficile.

Il sourit, la contempla une seconde avec sympathie. Le front serein et pâle de Clara frémissait légèrement sous les touffes noires de ses cheveux ; un brillant de fièvre glaçait ses beaux yeux levés sur Wolfran. Elle répliqua sans nul souvenir de l’impertinence projetée :

— Je remercie Votre Majesté.

Lui s’attardait près d’elle.

— Mais c’est moi qui vous suis reconnaissant, mademoiselle Hersberg. La vie de ma petite Wanda n’est pas gaie ; elle a eu cet austère caprice de s’instruire ; vous lui avez apporté de grandes joies. J’avais redouté d’abord bien des éventualités dangereuses. Mais il y a certaines loyautés irrésistibles devant lesquelles on ne peut éprouver que de la confiance.

Clara balbutia au hasard une phrase restrictive.

— Je suis entièrement dévouée à Son Altesse.

Mais Wolfran reprenait :

— J’espère que nous causerons quelquefois, soit chez la reine le soir, soit à votre laboratoire que j’ai dessein de visiter. J’y ai appris l’état de menuisier, autrefois !

Ils sourirent ensemble. Trente personnages furtivement observaient l’étrange colloque du souverain et de la roturière. Le duc Bertie, dans une encoignure où son uniforme anglais faisait une tache rouge, avait ajusté son lorgnon, et sa physionomie était singulière ; les douairières exprimaient de la férocité. Le vieux Zoffern, droit comme un bronze, suivait sévèrement la scène. Les dames d’honneur passaient l’examen de la robe de drap noir que portait Clara. La reine, comme pour justifier Wolfran près des douairières, leur expliquait à voix basse :

— Cette Hersberg est la plus célèbre chimiste du royaume.

La grande maréchale, indignée, disait au comte Poltaw.

— On la dit fille naturelle de l’abominable Kosor.

Mais, dans l’embrasure d’une fenêtre, la petite Altesse avait entraîné le prince Géo. Ils parlaient peu ; leurs regards se miraient l’un l’autre. L’archiduchesse avait les lèvres mi-ouvertes, des lèvres d’une délicatesse excessive, dont le sourire montrait la pointe des dents, et le bel officier de marine, au sombre habit relevé d’or, contemplait · suavement ces tendres lèvres, il les baisait en pensée, les admirait, les adorait. Wanda lui dit :

— Le temps m’a duré, Géo, jusqu’à aujourd’hui…

Et lui, avec la puérile sollicitude des amants très jeunes :

— Avez-vous eu très mal au genou ?

Et elle expliquait qu’en souffrant, elle pensait à lui, ce qui rendait sa douleur délicieuse. Ils avaient les propos purs et touchants de deux enfants qui s’aiment et s’émerveillent à se mieux connaître. Leur amour comportait une grande mélancolie. Ils en parlaient comme d’un mal qui les eût minés.

— Moi, les nuits, je reste éveillée longtemps.

— Ah ! moi je me décourage. Toute action me pèse, tout visage entrevu m’importune. Il n’y a qu’un visage au monde, pour moi.

Ils s’exhortaient :

— Prenons patience. Voyez Lina.

— Oh ! Lina, elle est heureuse, elle !

Et la petite Altesse s’enfonçait davantage dans l’embrasure de la croisée. Le bleu de ses yeux s’assombrissait, se frêle poitrine se gonflait, elle murmurait âprement :

— Nous nous aimons trop, Géo !

Un large mouvement se dessinait autour d’eux ; ils n’en voyaient rien : les groupes se formaient, le couple royale franchit le portique aux colonnes de porphyre, la cour suivit, le patinage allait commencer. Une voix prononça :

— Altesse !

C’était Clara qui, demeurée en arrière, avait pensé à rappeler les jeunes gens à la réalité. Ils lui sourirent, contents qu’elle sût leur secret. Le prince dit :

— Ah ! mademoiselle Hersberg, la charité d’un coin du parc où causer tranquilles une demi-heure, on ne nous la fera pas !

— Vous savez, Géo, déclara l’Altesse un doigt levé, je n’irai sur la glace que soutenue par vous :

Clara était très attendrie. Elle contemplait ces deux jeunes êtres si fervents, persécutés dans leur amour. Le roi s’opposait à leur union : il les arracherait un jour l’un à l’autre. Ses yeux se mouillèrent.

— Chère Altesse, dit-elle, vous êtes heureuse aujourd’hui.

La frêle adolescente se redressa, dans un élan de passion.

— Oui, je suis heureuse ! fit-elle en regardant son prince, oui, je suis heureuse !

Il baissa la tête, ne répliqua rien, tous trois descendirent au parc. À ce moment la fête s’ouvrait.

Des femmes de chambre, des laquais attachaient les patins aux pieds de leurs maîtres. La reine se promenait nonchalamment sur le chemin déblayé de neige qui ceignait le lac. On y avait disposé des braseros rougeoyants. Une chaleur intense s’en dégageait. L’air vibrait au-dessus, pareil à une fumée rapide. Que de maisons, où des êtres humains mouraient de froid, on aurait chauffées avec ce charbon gaspillé en plein vent ! Une bise sifflait, les femmes reboutonnaient étroitement leurs fourrures. Clara songeait âprement. Parfois son regard cherchait, parmi les uniformes multicolores, le grand uniforme blanc du roi. Elle le vit rire avec ses jeunes aides de camp. Il y eut une anxiété. C’était le moment où il devait prendre possession de la glace en compagnie d’une des dames présentes. Laquelle choisirait-il ? il demeurait énigmatique. Le lac était pareil à un vaste miroir de cristal. Cette eau durcie paraissait mystérieuse, attirante : qui en déflorerait la surface vierge ? Wolfran s’avança, dans sa tranquille omnipotence, vers le groupe escortant la reine. La beauté de la duchesse de Saventino l’arrêta au passage, on crut qu’elle serait l’élue ; mais il poursuivit, contourna la masse des dames d’honneur, toutes pâlissantes ; puis désinvolte, jeune encore par sa gaieté, sa souplesse corporelle, ses vivacités prime-sautières et jouissant de la stupeur qu’il préparait à la cour, il vint jusqu’à madame de Bénouville, pencha vers elle sa haute taille, lui murmura quelques mots à l’oreille. La vieille gouvernante protestait, son visage, trop grand pour sa taille menue, s’agitait sous les dentelles du chapeau. Elle riait et s’indignait tout à la fois Mais presque de force, Wolfran l’enlaçait et l’entraînait. Il fit un signe pour qu’on lui apportât des patins. Un moment plus tard, les deux silhouettes disparates fuyaient ensemble sur la plaine irréelle, le souverain tout blanc dans son poétique uniforme de guerrier du Nord, la petite vieille dame toute noire et tremblante qu’il soutenait en s’inclinant. Alentour les sapins majestueux drapés de neige laissaient traîner jusqu’au sol leur robe riche. Puis les taillis brodés de givre se faisaient plus légers, plus vaporeux ; vers le fond, ils se perdaient en une buée grisâtre où marquaient seuls les conifères au dessin brutal. À ce moment la musique du régiment de la garde, cette phalange merveilleuse, célèbre dans toutes les capitales d’Europe, entama, au fond d’un bosquet dépouillé, les premières mesures langoureuses et charmantes de l’air national lithuanien.

C’était une sorte de cantique suave et berceur, auquel les modulations du cuivre communiquaient une force angoissante. Ces douces harmonies glissaient au ras de la glace polie, se diluaient. aux branchages givrés, s’amollissaient à l’acoustique sourde de la neige éparse partout. Et là-bas, élégant, charmeur et tendre, le roi fuyait toujours, devenait plus lointain, plus invisible, entraînant une pauvre vieille femme débile qui avait bercé son enfance. On les sentait perdus dans les réminiscences d’antan, rappelant des souvenirs, se souriant en silence. Le souverain, par ce suprême honneur, avait voulu payer quarante années de dévouement admirable. Sur la berge, les dames, les princes, les courtisans, les soldats goûtaient une émotion qu’ils dérobaient savamment. On louait le roi avec mesure. Clara se taisait. Au son de cette musique de rêve, d’étranges combats se livraient en son âme. Elle discutait avec elle-même, éperdument. L’acte affectueux du roi venait de la toucher au plus sensible d’elle-même. Elle se disait : « L’homme qui a eu ce geste de bonté est-il haïssable ? » Elle se sentait prise, roulée dans le tourbillon du monde nouveau, de ce monde ennemi dont il semblait qu’elle ne pût jamais être, et qui l’absorbait, qui l’aspirait cependant comme le fleuve boit le ruisseau. Elle se retenait : elle évoquait le vieux Kosor proscrit, Ismaël prisonnier, les tisseurs réduits à la famine et l’inégalité, la monstrueuse inégalité d’une société dont une monarchie était la base. Il fallait haïr Wolfran Elle le devait à sa conscience, à la mémoire de son maître, au lien qui l’enchaînait au chef même de l’Union. Mais elle était émue, émue à pleurer. Son noble. cœur, dont une infrangible volonté avait toujours régi tous les mouvements, connaissait maintenant des battements qu’elle n’autorisait pas. Et elle se serait reprise, pensait-elle, si cette implacable et voluptueuse musique n’eût continué à verser en elle une griserie, mêlée aux éblouissements de la fête.

Car la fête se déroulait maintenant avec l’animation calme et brillante des cours. L’archiduchesse avait retrouvé ses allures d’oiseau ailé. Elle était infatigable, le prince Géo la conduisait en des méandres fous. Leurs girations, leurs voltes, leurs glissades les faisaient pareils à deux êtres fantastiques des légendes du Nord de qui c’est l’élément que cette glace transparente. Puis ce fut la troupe bleue des petits pages, qui exécutèrent sur le lac la Chacone à la reine, que jouait la musique de la cavalerie riche en fifres et en hautbois. À son tour, la garde vint évoluer et reconstituer des jeux antiques de la Grèce. Au premier rang, debout, Wolfran se repaissait de ces spectacles esthétiques. Il était orgueilleux de sa garde ; il manifestait un enthousiasme qui excitait l’adresse de ces fiers jeunes hommes. Et c’était à lui qu’au milieu de ces magnificences revenait sans cesse le regard de Clara.

On goûta au Château-Conrad. Clara Hersberg connut l’opulence d’un gala de la reine. Mais tout passa devant elle comme des scènes qu’elle aurait lues dans un livre. On revint au clair de lune. Dans la voiture, Wanda lui demanda :

— Mon amie, on dirait que vous êtes fâchée ?

Ce mot la fit sursauter. Elle dit sans trop savoir :

— Oh ! non ; j’ai vu le roi… Le roi a été très bon pour moi, oh ! très bon.