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Le Métier de roi/3/1

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Calmann-Lévy éditeurs (p. 143-154).

TROISIÈME PARTIE

I

Les journées du roi étaient toujours fort chargées. Il se levait à sept heures, et déjeunait avec la reine et l’archiduchesse C’était le moment des causeries familiales on s’attardait un peu devant les rôties et la théière dans la petite salle à manger de Gemma. Dès huit heures et demie, il était à son courrier, parcourant les lettres qui s’amoncelaient sur son bureau. Ensuite, au salon des Rapports, il s’enfermait avec le comte Thaven pour les questions budgétaires de la maison civile ; après quoi, il recevait les chefs de cabinet des divers départements pour les signatures. Et il expédiait cette colossale besogne avec une si prestigieuse rapidité qu’à onze heures il était prêt pour les audiences. Sa patience était légendaire parmi les royalistes. L’heure du déjeuner restait subordonnée au nombre des visiteurs, à la durée de leur visite, car jamais le roi ne s’était permis de renvoyer sans la recevoir une personne, si modeste fût-elle, conviée à ces réceptions matinales. C’est pourquoi ce repas, la plupart du temps si tardif, il le prenait seul pour ne pas imposer à la reine une longue attente. Souvent, la promenade en automobile en compagnie de Gemma devait être supprimée, l’après-midi, avant le second travail des signatures, à cause de cette longueur des audiences matinales.

Mais, ce matin-là, il avait dit à l’aide de camp.

— Mademoiselle Hersberg doit venir aujourd’hui, elle est de la maison de l’archiduchesse, je la recevrai la première et dans mon cabinet : veuillez donner des ordres en ce sens.

Aussi, à peine arrivée dans l’antichambre où patientait depuis une heure une nombreuse assistance, Clara fut conduite aux appartements privés de Sa Majesté. L’aide de camp la reçut, souleva une portière, et au fond d’une pièce sombre, tendue de tapisseries anciennes, elle vit Wolfran, en petite tenue de général lithuanien, qui écrivait à un bureau de chêne. Le visage du prince s’éclaira de sympathie. Il la fit asseoir près de lui, disant en lui serrant la main :

— C’est un très vif plaisir pour moi de causer avec vous, mademoiselle Hersberg.

Malgré cette ignorance de toute timidité qu’elle devait à l’extrême simplicité de son esprit, Clara était oppressée, le cœur pesant, les paupières battantes.

— Sire, reprit-elle d’une voix altérée, depuis que j’ai vu Votre Majesté au Château-Conrad, il y a dix jours, et que votre personne m’est apparue si différente de la figure amèrement dépeinte par les ennemis de Votre Majesté, une idée m’accompagne sans cesse, m’obsède au point que j’ai comme malgré moi demandé cette audience.

Wolfran, sanglé dans le dolman noir brodé d’étoiles, se tenait des deux mains à l’accoudoir du fauteuil de bureau. Un rayon de soleil vint jouer dans sa chevelure rousse, abondante et rebelle. Il voulait plaire, il souriait :

— Encore une fois, vous êtes la très bienvenue, redit-il ; s’il m’était permis de vous être agréable, je m’estimerais très satisfait.

— Voici, dit Clara, les yeux baissés : je suis unioniste ; je suis la fille adoptive du révolutionnaire Kosor ; tous ses sentiments humanitaires revivent en moi ; je ne puis renier ni lui, ni ses idées, je me dois trop à lui et à elles ; que Votre Majesté excuse ma franchise…

— Mais elle vous honore, mademoiselle Hersberg.

Clara poursuivit plus bas :

— J’ai toujours combattu l’idée royale. Je ne crois pas…, il ne me paraissait pas bon que l’homme fût entièrement soumis à un autre homme, comme le sujet l’est au souverain. Peut-être me trompais-je. Là n’est point l’essentiel de ma foi ; une conviction bien autrement assurée et irréfutable la constitue, où je ne redoute pas l’erreur : je crois au droit qu’a le peuple d’être heureux, je crois au devoir qui nous incombe d’améliorer son, sort, à l’obligation de l’aimer, de l’aider. Je me suis donnée toute à cette idée, et là je sais que je ne me trompe pas. Or, à cette heure, Sire, le peuple souffre plus que jamais. Les nouveaux décrets concernant les tarifs douaniers pour le charbon et le blé ont rendu sa misère intolérable. Trente mille êtres humains endurent la faim et le froid. Cependant, Votre Majesté est toute-puissante, elle l’a prouvé. Que ces droits, au lieu d’être augmentés, soient. supprimés, c’est aussitôt le régime d’un relatif bien-être, le prix du pain réduit de moitié, le chauffage permis aux pauvres et surtout le relèvement des salaires dans l’industrie où le budget de la houille sera sensiblement allégé.

Wolfran la considérait sans répondre. La beauté de cette femme si ardente dans sa revendication humanitaire l’impressionnait peut-être peut-être était-il seulement ému par la limpidité de cette âme supérieure qui conservait la naïveté de concept des révolutionnaires simplistes.

— Mademoiselle Hersberg, dit-il enfin, croyez-vous parler ici à un ennemi du peuple ?

— Non, Sire, mais je parle à un grand de la terre dont le peuple est bien loin.

Il secoua la tête :

— Le peuple, dit-il, si vous saviez !

Ses yeux brillaient. Il ajouta :

— Je ne suis pas indifférent à ses souffrances.

Clara le sentait vibrer secrètement ; elle s’enhardit :

Alors, Sire, ne soyez pas sourd à l’immense clameur qui monte vers vous ; laissez toute politique, écoutez votre cœur.

Il sursauta, et les deux poings sur son bureau

— Que j’écoute mon cœur ? Que j’écarte la politique ? Ma politique est donc un jeu de cruauté ? un plaisir de tyran ? un amusement néronien ? Alors je suis le bourreau, l’instrument du malheur national ? Vous, la plus franche, la plus sincère de l’opposition démocratique, vous me le criez en pleine face ; toute la haine révolutionnaire vient de passer par votre bouche !

Elle pâlit, le vit se lever. Sa haute taille bouchait le jour de la fenêtre dont il était proche. Il roulait et froissait sa barbe dans sa main, puis, après quelques pas fiévreux :

— L’ami du peuple ! l’ami du peuple !… pas même son ami, entendez-vous, son serviteur, son forçat, voilà ce que je suis. Le pouvoir ! Qu’est-ce-que le pouvoir ? Est-ce mon ambition qui me l’a fait briguer ou bien l’ai-je trouvé dans mon berceau, comme une tâche écrasante qu’on ne peut repousser !

L’emportement enflait sa voix, il ne regardait plus Clara, mais loin au-delà, plus loin qu’Oldsburg, jusqu’aux confins extrêmes de la Lithuanie. Ses yeux devaient voir des villes, des fleuves, des montagnes, des prairies, des champs, des forêts et des mines, et jusqu’à la mer rose qui baigne la côte lithuanienne dans l’embrasement boréal des soirs d’hiver.

— Et ce n’est pas trente mille tisseurs amers et envieux qui me tiennent à la chair, c’est, à proprement parler, mon peuple, ma nation, ma race, c’est douze millions de Lithuaniens dont la vie sociale reflue vers moi comme le sang va au cœur. Je suis le fonctionnaire esclave de ce pouvoir, de ce devoir formidable ; je ne puis pas m’évader. Tous mes instants, toutes mes pensées, toutes mes activités appartiennent à mon peuple. Je n’ai pas le droit d’exister en dehors de lui. Le fonctionnaire ordinaire remplit sa fonction et ensuite il est libre ; il a sa vie publique et sa vie privée. Moi, je n’ai même pas de vie privée ; mes affections intimes, l’idée de mon peuple les domine, les régente. Je suis sa chose. Et quand, après des méditations, des recherches, un effort surhumain, j’ai donné une loi économique qui est une contribution à l’impulsion méthodiquement imprimée au pays depuis que je suis sur le trône, pour sa grandeur, pour sa prospérité, des cœurs sensibles veulent anéantir mon œuvre et disent Retirez cette loi, n’écoutez que votre cœur !

Son regard peu à peu revint à Clara qui l’écoutait très pâle. Ce beau visage anxieux levé sur lui apaisa ce coup d’exaltation, reste d’une ferveur juvénile que la maturité n’avait pas éteinte. Il se rassit et, d’une voix plus douce :

— Mademoiselle Hersberg, je vous jure que je désire être compris de vous ; vous êtes une loyale ennemie. Je sais que l’Union me déchire ; mais il me déplairait qu’une femme comme vous me méconnût. La grande Hersberg ne peut être le disciple aveugle d’un parti. Voulez-vous essayer de me comprendre ?

— Oui, Sire ; je souhaite même d’être convaincue.

— Eh ! bien, mademoiselle Hersberg, la Lithuanie, dont les destinées me sont confiées, ne se compose pas des trente mille tisseurs d’Oldsburg chers à l’Union. La Lithuanie est, à mes yeux, une personnalité morale que je dois faire toujours plus puissante, plus florissante, plus glorieuse. À côté des trente mille tisseurs dont les souffrances me navrent autant que vous, il y a sept millions d’agriculteurs que l’invasion des blés étrangers ruine. J’aime aussi les agriculteurs ; ils sont courageux, nécessaires et mènent une vie normale, saine, digne ; ils sont les meilleurs agents de la richesse nationale. Oh ! je sais ! les doctrines collectivistes de l’Union élèvent un mur entre votre société et des gens pour qui la petite propriété c’est la vie. Vous n’aurez jamais de pires ennemis que les agriculteurs. Mais ignorez-vous qu’en rétrécissant le champ d’activité terrienne, vous provoquez un afflux de bras à l’industrie, augmentant ainsi la misère citadine, car les salaires s’abaissent quand l’offre est supérieure à la demande.

— Dans l’État-idéal, interrompit Clara, comme il y aura du pain pour tous, la multiplicité des travailleurs ne fera qu’alléger le travail de chaque unité.

Wolfran négligea volontairement l’interruption et poursuivit :

— Quant au charbon, la crise sera passagère : l’an prochain, les Oldsburgeois se chaufferont à la flambée des houilles lithuaniennes. Déjà on creuse les puits dans le Sud. Nos ingénieurs déploient une énergie fébrile ; les concessions s’arrachent là-bas ! Ne fallait-il pas protéger l’industrie naissante contre l’arrivée en masse des charbons étrangers ? Vous dites que les tisseurs meurent de froid. La municipalité a mis du charbon à la disposition des pauvres. Pourquoi le comité de l’Union est-il intervenu, interdisant aux grévistes toute participation à cette libéralité ?

Clara rougit.

— Il semblait à nos frères, dit-elle, que cette aumône insultait à la dignité des travailleurs.

— Non, reprit Wolfran, il semblait à l’Union que l’âme du peuple sentirait là le bon vouloir de l’autorité et c’était ébranler son enseignement. de haine. On m’oppose l’héroïque résistance des ouvriers, mais, c’est moi qui ai donné au prolétariat le droit de grève. J’ai protégé la grève ; qu’on me nomme arbitre, on verra vers qui vont mes sympathies. L’Union s’en garderait encore ! Ce que veut l’Union, je le sais, moi, c’est cultiver la misère, l’amertume, l’envie, dans l’âme du peuple, comme on cultive des ferments dans une cuve, en vue de l’effervescence finale. Vous êtes une poignée de meneurs qui combinez la dislocation sociale, et pour qui la masse prolétarienne n’est qu’une armée de soldats qu’on discipline. Mais de quel droit détruire un ordre qui satisfait le pays ?

Clara resta songeuse, une longue minute, puis, de cette voix suave et lente d’une femme inspirée qui laisse échapper un peu de son rêve intérieur, très bas, sur un timbre timide, tremblant, elle dit :

— Chacun de nous porte en soi l’image de la cité bienheureuse, de la cité d’amour que nous voulons bâtir pour les hommes. C’est une vision lumineuse, un ineffable tableau vers lequel notre regard s’oriente toujours. Quand la société actuelle nous a bien désespérés par la vue de ses abominations, nous retournons à notre spectacle intérieur et nous voyons la concorde, la paix, la beauté dans la justice. Et nous ne sommes pas des fous, pas des illuminés ; la poésie de nos conceptions est étayée sur une science ; nous sommes des calculateurs et des statisticiens ; tout fut envisagé par le côté pratique. Le travail, la production, la consommation, nous avons tout divisé, équitablement, entre les hommes. Nous ne sommes pas odieux, Sire, nous nous sommes donnés à l’humanité pour l’aider à franchir plus vite l’étape, nous la pressons vers le bonheur, vers l’égalité, vers l’amour. Le temps est proche où le révoltant partage des riches et des pauvres ne sera plus ; où une parité fraternelle dissipera toute haine. Nous ne possédons qu’un principe social : De chacun selon ses forces ; à chacun selon ses besoins.

Elle se tut son émoi était visible ; elle attendait la colère du prince ; mais il ne réfuta rien. Il souriait imperceptiblement, sans ironie. Plusieurs fois sa longue main glissa sur son front, et Clara, depuis plusieurs minutes, était silencieuse, qu’il semblait l’écouter encore, les yeux clos. Puis, soudain, pareil à quelqu’un qui revient de très loin, il repartit avec un grand calme :

— La société n’est pas un organisme artificiel dû au génie de quelque philosophe : elle est la résultante fatale de millions de relativités. C’est un corps vivant ; vous voulez faire un automate. Vous êtes des chimériques.

— Des chimériques prêts à donner leur vie pour leur chimère.

— Un particulier peut vous juger sur votre générosité ; celui dont vous méditez de saper l’œuvre et qui est le gardien de l’ordre organique de l’État doit aller droit à vos illusions. Eh bien, je le déclare Heinsius est un faux prophète ; le petit Conrad, un poète détraqué ; Kosor, un illuminé.

Clara eut un sursaut.

— Kosor est un esprit nourri fortement, Sire ; c’est, d’ailleurs, un grand chimiste.

— Non, mademoiselle Hersberg, non ; dites un grand alchimiste. L’esprit réglé, pondéré, vraiment scientifique, c’est le vôtre. Kosor cherche encore la pierre philosophale !

Clara dit fièrement, mais très bas :

— Je lui suis engagée… Je serai sa femme un jour.

Le roi fit seulement :

— Ah !

Si renseigné qu’il fût, il devait ignorer ce détail, car sa surprise était visible. Il demanda quand s’accomplirait leur union ; mais elle formula le vague même qui était dans son esprit à ce sujet. Plus tard… : elle ne savait pas encore…

Alors Wolfran se leva et, revenant au but de l’audience avec une certaine acrimonie, très fermement, il pria la jeune femme de ne plus revenir sur cet objet.

— Le peuple des provinces, par des élections récentes, dit-il, a manifesté sa confiance dans mon gouvernement. Je n’écoute pas seulement Oldsburg et le faubourg de la ville, mais la profondeur, la masse de la population. Celle-ci s’appuie sur son roi. Il ne lui fera pas défaut.

À la porte, il tendit la main à Clara, qui paraissait affligée.

— D’ailleurs, dit-il, dans mon refus, sachez bien qu’il n’entre aucune malveillance personnelle à votre endroit.

Elle fit un geste de tristesse et disparut.