Le Métier de roi/3/2

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Calmann-Lévy éditeurs (p. 155-165).

II

Les jours passèrent, l’audience du roi avait laissé Clara sur une impression trouble et pénible. Elle s’humiliait de n’avoir pas su convaincre Wolfran, de lui avoir abandonné les arguments les plus forts et, dans d’autres instants, se reprochait de l’avoir mécontenté par un parler trop libre. Le jugement qu’il portait sur elle l’intriguait, l’inquiétait. Elle était certaine de n’avoir pas répondu, dans cette entrevue rapide, au bien qu’il avait conçu d’elle auparavant. L’archiduchesse fut même adroitement questionnée à ce propos. Mais le roi n’avait rien laissé transpirer de cet entretien. D’ailleurs, l’Altesse, à ce moment, semblait être en délicatesse avec son père. Le prince Géo devait avoir fait des ouvertures que le roi aurait repoussées. Quoi qu’il en fût, la mère, qui caressait secrètement l’idée de ce mariage d’amour et le favorisait de toutes ses forces, avait autorisé le prince, qui était bon sculpteur, à commencer le buste de Wanda. Le côté clandestin de l’aventure se parait de la pieuse intention d’une surprise à faire au roi. Madame de Bénouville était d’abord seule dans la confidence. Clara y fut mise, à son tour, en sa qualité de « meilleure amie ». Même, quand la ressemblance commença d’apparaître, elle fut conviée à se rendre à la salle de musique de Wanda, que l’artiste avait choisie comme atelier pour sa lumière douce et mystérieuse.

C’était en février, une fin d’après-midi. Madame de Bénouville, qui écrivait dans le petit salon de son élève, indiqua discrètement à Clara le couloir intime qu’elle pourrait prendre pour ne rencontrer personne.

— Ils sont là, les pauvres enfants, dit-elle avec sa mélancolie de vieille femme indulgente.

Clara entendit les sons filés et lointains de l’orgue ils la guidèrent. Elle ouvrit une porte étroite. La salle de musique apparut semblable à une chapelle avec ses trois baies Renaissance, aux vitraux plombés. Aux murailles tendues de drap rouge sombre, était accrochée une collection d’instruments de musique anciens violes ventrues de la vieille Lithuanie, psaltérions d’Allemagne, somptueuses guitares andalouses, luths gracieux du Moyen âge français, violons signés de maîtres florentins. Deux pianos longs et un clavecin s’alignaient à droite. Au fond, luisaient de leur morne éclat les tuyaux du grand orgue dont le buffet gothique fermait la salle. Et, assise aux claviers, toute blanche, sa carnation nacrée lumineuse même dans la pénombre, Wanda jouait amoureusement, pour son prince, d’anciens lieds lithuaniens. Il était debout près d’elle, très pâle, les bras croisés. Tous deux paraissaient avoir pleuré. Ils reconnurent Clara et s’écrièrent ensemble :

— Enfin, voici mademoiselle Hersberg !

— Il ne faut pas vous interrompre, Altesse, s’écria Clara, jetant au passage un regard au petit bloc de terre grise où quelques traits commençaient de naître, je veux vous entendre, moi aussi.

— Les gens de science détestent la musique, fit en riant la jeune fille.

— Que sais-je, moi ! je n’ai jamais entendu de musique, avoua la savante en montant les degrés de l’orgue, mais j’aimerai la vôtre, chère Altesse.

Le prince lui serra la main longuement, comme à un complice de son triste amour. Wanda considérait avec complaisance cet accord sympathique de deux êtres qu’elle chérissait, et pendant que ses yeux leur souriaient, ses mains harmonisaient d’instinct, sur l’orgue, la tendre et puérile chanson de terroir :

      L’ami de mon cœur est parti sur la mer.
      Étoile scintillante qui le regardes,
      Pourquoi sembles-tu pleurer ce soir ?

Elle n’avait tiré que trois jeux : le cor lointain, le hautbois et la voix humaine. Mais les forces de l’instrument, quoique retenues, donnaient à cet air simple et touchant une ampleur héroïque. Il se déroulait avec une émotion majestueuse. Il contenait toutes les larmes des fiancées et des veuves qu’il avait hantées en leurs attentes tragiques. Et celle qui symbolisait la nation y mettait à son tour sa propre peine. Clara éprouvait des sensations neuves et étranges ; le monde féerique de l’imagination lui était entr’ouvert tout d’un coup. Son cœur se hâtait ; ses mains frémissaient, ses paupières se mouillaient.

— Oh ! dit-elle avec cette ferveur naïve, cette sincérité enfantine des esprits scientifiques, je crois que j’aime la musique !

Le prince fut flatté de la voir à ce point vibrante.

— Celle de Wanda est si impressionnante, murmura-t-il.

L’archiduchesse soupira :

— Je joue comme je souffre.

Elle portait, pour poser le costume national : les cheveux tressés, la calotte brodée d’or, la guimpe de mousseline plissée, le corselet de velours noir. Ses longues mains osseuses se croisèrent sur ses genoux : elle les regardait en silence. Un peu de rose monta aux joues du prince.

Une atmosphère surchargée d’amour flottait dans cette pièce singulière, comme l’encens dans une église. Clara en était tout oppressée. L’archiduchesse leva vers le prince ses yeux magnétiques et rêveurs, qui exprimaient une si grande tendresse. Clara dit tout bas, avec un geste d’impuissance :

— Ah ! je voudrais vous donner le bonheur.

— Le bonheur, dit le prince — et sa voix trahissait une colère contenue, il serait loin d’ici, dans le secret, dans la médiocrité, dans la liberté.

— Il ne faut plus parler de cela, Géo, fit vivement Wanda.

Sans doute avaient-ils eu tous deux la pensée de renoncer à leur rang pour obtenir le droit de s’aimer. Clara eut encore l’idée que monseigneur de Hansen, en gage de désintéressement, avait revendiqué cette déchéance dont l’archiduchesse repoussait l’idée. Un profond mystère enveloppait cette idylle. Pourquoi le roi s’opposait-il à cette belle union si riante ? Que méditait-il ?

— Vous devez être heureux, en dépit de tout ! se laissa-t-elle aller à dire.

— Nous ne le serons pas, murmura Wanda. Maman nous a permis ce buste,… et puis je crois que cela sera fini.

— Wanda, dit le prince, encore cinq minutes de pose avant que la nuit tombe !

Elle reprit la pose avec sa docilité gracieuse de jeune fille qui aime, et, du bout de son pouce, le prince, saisi d’une idée, creusa d’un coup l’attache du nez. Aussitôt, la physionomie extraordinaire du front éclata complète. Clara jeta une exclamation. L’archiduchesse se leva pour venir voir. Le prince était debout, devant la sellette qui supportait cette petite tête fragile et sombre. Ses doigts ne pétrissaient plus la terre molle, ils la caressaient, l’effleuraient, dessinaient idéalement sous l’arcade sourcilière l’amande des yeux. Il soupira :

— Ah ! ces yeux, ces yeux, je les clorai pour ne pas trop mentir à leur vie, à leur pensée…

Puis ses doigts, ses mains longues d’artiste, s’élevèrent un peu, ils épousèrent étroitement le creux des tempes, le doux renflement du front. Il était comme seul vis-à-vis de son ouvrage. Il balbutiait des mots qu’on n’entendait pas. Soudain, on le vit se pencher, appuyer ses lèvres sur cette petite tête brune, l’étreindre, donner à l’image, comme s’il venait de l’apercevoir vivante, un à-coup de cette passion dont il n’avait jamais témoigné l’ardeur à son enfantine amante.

Wanda étouffa un sanglot ; elle s’appuya sur Clara :

— Oh ! ma pauvre Hersberg, quoi qu’il arrive, jamais, jamais je n’oublierai Géo !

Le chagrin de ces deux êtres charmants parut trop cruel à Clara ; sa nature énergique lui souffla un mot :

— Il faut lutter !

Le prince, blanc comme une cire, se retourna en l’entendant :

— Non, mademoiselle Hersberg, on ne lutte pas contre le roi, surtout quand ce roi s’appelle Wolfran V.

Et plus amicalement, sur un ton qui rappelait leur premier entretien, mais empreint cette fois d’une poignante mélancolie :

— Vous ne savez pas, vous ne pouvez pas savoir, vous, libertaire, ce qu’est le loyalisme. Mais, tenez, vous allez l’apprendre le suprême bonheur est là, devant moi. Vous connaissez assez ma chère Wanda pour apprécier ce que représente son amour ; nous nous appelons, nous nous souhaitons l’un l’autre de toutes nos âmes, et nous nous séparerons cependant ; elle ira vers d’autre destinées plus hautes, et je ne murmurerai pas. Le roi l’aura voulu.

Il attendait que l’unioniste se récriât. Mais elle resta silencieuse. Est-ce que le mot de roi dont elle s’était ri si longtemps possédait vraiment un sens impénétrable pour impressionner des milliers d’êtres, pour commencer à la troubler elle-même ?

— Voilà ce qu’est le loyalisme, mademoiselle Hersberg, finit le prince.

Clara murmura indécise :

— Votre foi me semble belle…, je ne puis l’avoir…

La petite porte s’ouvrit timidement. Madame de Bénouville revenait prendre sa place de duègne près des jeunes gens auxquels, dans sa judicieuse bonté, elle avait ménagé ce long tête-à-tête. L’archiduchesse fit un effort de courage pour ne pas affliger la chère vieille dame :

— Amie Bénouville, montrez donc à mademoiselle Hersberg la collection de la reine Bertha.

C’étaient des instruments de musique qu’elle voulait parler. Ils avaient appartenu à cette charmante et lointaine souveraine, l’aïeule de Wolfran, si éprise d’art, de musique surtout, et de bibelots. Lorsque le Château-Conrad avait été bâti, vers la fin du xviiie siècle, elle y avait réuni cette collection Et madame de Bénouville expliqua comment le roi, qui reproduisait mille traits de cette grand’mère dont il possédait tous les goûts, avait fait transporter au Palais d’Oldsburg les instruments de musique auxquels l’humidité du Château-Conrad était funeste. Il avait vingt ans alors, et il aimait tant jusqu’au toucher de ces belles choses, qu’il s’était enfermé ici, dans cette salle, avec les tapissiers, pour les disposer lui-même

— Alors, dit Clara, Sa Majesté attachait tant de prix à ces souvenirs du vieux temps ?

La vieille dame souriait de plaisir rien qu’à parler de lui.

— Il avait des goûts si élevés et si vifs, et il apportait tant de fougue à les satisfaire ! Je l’ai vu, à quatorze ans, passer une nuit dans le laboratoire de la tourelle, qui était alors son atelier de menuiserie, pour achever une table dont les pieds se fendaient à mesure qu’il les arrondissait au tour. À l’aube, il était frémissant et épuisé au milieu des éclats du bois. Tout pâle, il retenait ses larmes et repétait : « Je ne suis même pas un bon ouvrier ! »

Clara, les lèvres mi-ouvertes, écoutait. Elle savait ainsi tous les traits de l’enfance royale, évoquée jour à jour par l’ancienne gouvernante. Un enfant délicieux et rêveur, un adolescent généreux, un jeune homme poète et exalté, tel était le personnage du passé que l’unioniste avait appris à connaître. Elle concevait, pour cet être ardent de jadis, un intérêt dont l’impérieux souverain d’aujourd’hui n’obtenait pas tout le bénéfice. Comment l’enthousiaste de quinze ans, dont on lui avait montré la photographie aux yeux noyés d’idéal, comment le prince d’une bonté passionnée, était-il devenu le dur monarque autocrate et implacable ? Bien que madame de Bénouville se montrât fort réservée sur ce passage délicat, Clara savait qu’à vingt ans ; prince héritier ayant déjà parcouru l’Europe, il avait eu avec le roi Wenceslas et le grand maréchal d’État, — le terrible duc de Zoffern, qui, à cinquante ans, arrivait alors au pouvoir, — des scènes tragiques. où, futur maître de la Lithuanie, il plaidait pour la liberté. À quelques années de là, il était parti pour les Indes anglaises. Dans l’intervalle, des choses s’étaient accomplies que madame de Bénouville passait invariablement sous silence.

— Il avait tous les enthousiasmes de la reine Bertha, répétait toujours la vieille Française. Ce soir-là, mise en verve, elle se ressouvint d’une autre histoire. Et elle raconta le coup de folie intrépide : l’enfant avait une quinzaine d’années ; il vit sur le toit du palais, d’une pente si périlleuse, des couvreurs en l’exercice de leur métier de mort et, bouleversé tout d’un coup devant ce fait que des hommes aux gages de son père risquaient leur vie pour son bien-être, il échappa à son précepteur, ôta sa petite veste, enfila l’échelle derrière un manœuvre et alla parader là-haut, sur les ardoises, avec ce mot qui avait fait pâmer les braves gens : « Je suis l’archiduc Wolfran ! »

— Eh bien, mademoiselle Hersberg, que dites-vous de cela ? demanda le prince Géo.

Curieux, les deux jeunes gens et la vieille dame de cour l’interrogeaient du regard, mais ils la virent si émue qu’ils n’insistèrent pas.

Wanda, pour faire diversion, tourna le bouton de l’électricité, et monseigneur de Hansen, dénichant un orgue de Barbarie, qui tenait là sa place comme curiosité, en chercha la manivelle. C’était un instrument neuf manufacturé à Paris. Le prince fit à Wanda un signe malicieux. Ils avaient l’un et l’autre, en dépit de leur gros souci amoureux, un fond d’extrême gaieté. On les entendit chuchoter joyeusement, penchés sur la petite boîte musicale. Soudain il y eut quelques grincements de mécanique et les premières mesures claironnantes de l’hymne français s’envolèrent dans un roulement monotone.

— Amie Bénouville, amie Bénouville ! criait l’Altesse, les yeux brillants, c’est pour vous que Géo joue cela !

La vieille dame s’arrêta, interdite et ravie. Le prince, s’amusant comme un gamin, activait la manivelle. L’air prenait un entrain fou. Madame de Bénouville, un peu énervée par la bouffée d’air natal qui lui montait au cerveau avec cette Marseillaise, soupirait :

— Oh ! les chers enfants ! Oh ! les pauvres enfants !

Clara se sentait le cœur dans un bien-être inconnu…