Le Métier de roi/3/3

La bibliothèque libre.
Calmann-Lévy éditeurs (p. 166-178).

III

La nature douce et facile de Clara s’accommodait de cette vie de recueillement qu’elle menait au palais. Ses méditations devenaient exclusivement scientifiques. Les chimistes sont des poètes. Leur esprit vague dans un monde plus vaste que notre univers visible : leur incessante recherche de la molécule et de l’atome ressemble à une épopée, et ils édifient sans cesse, dans l’hypothèse et le rêve, des systèmes sur lesquels ils équilibrent et assoient tous les phénomènes tangibles, comme une cité sur un nuage. Au surplus, à ce moment, la grande Hersberg imaginait un appareil simplifié pour l’électrolyse ; elle en dessinait les plans qu’elle dictait au fabricant d’instruments de précision. Elle n’avait pas non plus résolu complètement le problème d’isoler le thermium ; elle y travaillait patiemment, sans hâte, avec cette belle certitude que, si elle n’y parvenait pas, un autre finirait l’œuvre. Et quand son cerveau de femme, lassé du labeur abstrait, revenait aux contingences, elle trouvait la tendre amitié de l’Altesse, cette sérénité conventuelle régnant en cette partie du palais qu’elle habitait, l’impression d’un ordre immense dans l’État. Elle s’abandonnait à une sorte de tiédeur.

Quatre journaux lui arrivaient, chaque matin, les plus importants de la presse lithuanienne. C’étaient le Nouvel Oldsburg, organe officiel du gouvernement ; la Presse libre libéral, qui après avoir représenté l’opposition sans cesse étouffée sous Wenceslas, allait aujourd’hui un peu plus avant que Wolfran ; l’Avenir, républicain ; et enfin la feuille de l’Union : l’Alliance, où écrivaient beaucoup d’étudiants et dont Ismaël était l’âme. Bien que la situation se tendît de plus en plus à Oldsburg — car on commençait à sentir s’éveiller trop fortement l’intérêt des intellectuels à l’égard des grévistes, alimentés de subsides inépuisables, — Clara parcourait tout au plus la première page de ces journaux. On aurait dit qu’à peine échappée à l’emprise des deux Kosor, elle retournait naturellement à l’unique appât qui dût tenter son esprit, cette souveraine chimie dont elle aurait vécu.

Cependant, ce matin-là, en manchette, dans l’Alliance, un titre la fit sursauter. Un attentat contre le Roi au faubourg. Elle dévora la première colonne. L’incident y était raconté sans commentaires, avec la joie secrète de révolutionnaires qu’un reste de censure muselle encore. C’était la veille au soir, dans la grande rue du faubourg l’automobile du roi, revenant du Château-Conrad, suivait la chaussée à petite allure. Quatre agents cyclistes la précédaient, quatre autres la suivaient. Son escorte ordinaire de dix gardes blancs environnaient la voiture, un coupé fermé où le souverain, qui conduisait lui-même, était assis auprès de son aide de camp, le colonel Rodolphe. La rue était passablement houleuse et les bandes d’enfants, échappés de l’école, apportaient un appoint aux bandes de tisseurs qui déambulaient le long du trottoir. Soudain, à la hauteur de l’église, une pierre partit, creva la vitre du coupé et s’y engouffra, L’automobile fit halte ; agents et gardes se massèrent autour de la voiture. Cependant, sur le trottoir, les grévistes, dont pas un n’avait bronché, continuaient leur processionnement lent de désœuvrés. Deux des cyclistes allaient se précipiter pour rechercher l’auteur de l’agression, quand le colonel Rodolphe, baissant la glace brisée, les rappela et leur communiqua l’ordre royal qui était de ne tenir aucun compte de l’accident. Puis, ronflante et trépidante, l’automobile avait repris sa route. Le journal, sans apprécier l’acte, concluait à l’état d’esprit hostile qu’il révélait chez le prolétariat. Pour la seconde fois, Wolfran V était attaqué et blessé dans ce même faubourg que ses décrets avaient affamé…

L’unioniste sentit une rougeur lui monter au visage. La légende du gamin jetant le caillou ne la trompait point. Seul un tisseur pouvait avoir fait cela, et toute une foule solidaire avait couvert le geste sous son impassibilité pour ne pas démasquer le coupable. Clara était très agitée et ne démêlait pas ses sentiments divers. Avant tout, elle était indignée. Blesser, faire couler le sang ; mais où était le principe d’amour qui la charmait dans l’Union ? Elle pensa que Wolfran eût pu être tué, elle imagina l’homme jeune et puissant qu’elle avait vu si exubérant de vitalité, ramené gisant au fond du coupé noir, et elle frissonna.

Au même instant, comme elle éprouvait en pensant à l’Union cette gêne, cette honte que nous inspire la mauvaise action de qui nous tient de près, la sonnerie du téléphone l’appela dans son cabinet de travail. À l’appareil, elle reconnut la voix de la comtesse Hermann Ringer, grande maîtresse de Sa Majesté, qui l’invitait au thé du soir, de la part de la reine.

Elle avait eu moins d’émotion à s’y rendre une première fois qu’elle n’en éprouva ce soir-là en se dirigeant vers la bibliothèque de la reine. Mais aujourd’hui c’était une douce émotion de son cœur ; ah ! que cette invite des souverains l’avait touchée dans de telles circonstances où on lui montrait de la sympathie pour la séparer nettement du souvenir même de l’attentat ! Vraiment, ne plus haïr lui semblait très bon ; elle n’était point faite pour la haine. Ne pouvait-on, sans mentir à sa religion sociale, détacher les individualités de l’idée qu’on détestait ?

Elle pénétra dans le petit salon-bibliothèque où la lampe à pétrole dorait le tapis vert de la table ronde. On ne vit point entrer la nouvelle venue : toutes les personnes présentes étaient massées près de la cheminée, penchées, examinant attentivement un objet dont l’aspect leur arrachait de sourdes exclamations. Celui qui, se redressant, aperçut le premier Clara, fut le roi. Il était en colonel de hussards ; le relief des brandebourgs semblait élargir sa poitrine ; la tête légèrement renversée projetait en avant la barbe rousse ; un pansement blanc lui enserrait le front. Il sourit silencieusement et tendit la main à mademoiselle Hersberg.

— Oh ! Sire, s’écria-t-elle avec tout l’élan de sa nature spontanée, ce qui est arrivé est odieux ; je suis indignée, indignée.

— Baste ! fit-il légèrement, vous en verrez peut-être bien d’autres !

La reine intervint, elle tenait à la main un caillou de la grosseur d’une petite pomme.

— Tenez, mademoiselle Hersberg, voyez, voici la pierre.

Après tout le monde, Clara prit le morceau de silex ; elle le roulait dans sa grande main fine, elle était haletante ; ses yeux se relevèrent, allèrent au front blessé de Wolfran : ils étaient pleins d’une alarme indicible. Elle murmura :

— Ce ne peut être qu’un fou…

— Oh ! un fou !… prononça une voix ironique.

Et elle aperçut monseigneur Bertie, duc d’Oldany, qui la dévisageait curieusement à travers le cristal du lorgnon. Le grand maréchal d’État, dont la silhouette herculéenne écrasait le prince hollandais, ajouta sous sa terrible moustache en brosse :

— Ils sont trente mille atteints de la même folie !

Froningue, le grand peintre officiel d’Oldsburg, qui avait été invité à l’intime soirée, déclara solennellement :

— Votre Majesté, en défendant la recherche des coupables, a donné un grand exemple de clémence et de magnanimité…

Précisément, d’une voix très altérée et que nul autre que le roi n’avait entendue, Clara venait de dire la même chose en des termes plus simples. Wolfran répartit :

— Qu’ils me fassent sauter s’ils veulent, je sais ce qui attend aujourd’hui les chefs d’État, et je ne tiens pas à la vie, mais pas d’histoire pour si peu ! C’était de quoi tuer un moineau. Le pays a d’autres questions plus sérieuses à trancher.

Il avait parlé avec enjouement ; pourtant une autorité calme, mystérieuse, une puissance émanait de lui. D’ailleurs il semblait n’avoir prononcé que pour Clara ces phrases d’indifférence.

— Est-ce que Votre Altesse souffre ? lui demanda-t-elle.

À ces mots, où toute la sensibilité féminine se faisait jour, il parut triompher. S’il avait fait inviter Clara au thé de ce soir, en effet, c’était dans un geste de coquetterie politique, parce qu’il avait mesuré la sentimentalité de cette libertaire, et qu’il voulait se présenter à elle dans cet appareil de victime. Pour un peu, il eût arraché le bandeau et montré le trou sanglant de la plaie afin de faire jaillir du cœur même qu’il devinait impressionnable et tendre, la réprobation contre l’Union coupable. Sans savoir pourquoi, il tenait à conquérir cette ennemie. Il avait expliqué un jour au duc Bertie :

— Il nous faut Hersberg ; son esprit collectiviste est d’un mauvais exemple pour la jeunesse intellectuelle des écoles.

— Mais nous l’aurons quand il vous plaira, avait répondu le confident énigmatique.

Aussi, ce soir-là monseigneur d’Oldany observait-il la chimiste jusqu’au fond de l’âme, eût-on pu dire. Même il se rapprocha d’elle, et sans que son œil d’acier cessât de la déchiffrer, plus incisif et plus déterminé que Wolfran, il entreprit de discuter avec elle. Après tout, l’acte de la veille, comme le notait triomphalement l’Alliance, indiquait un état d’esprit général. Cette agression était une victoire pour l’Union. Et il ajoutait :

— Qu’en dites-vous, mademoiselle Hersberg ?

Elle répliqua, torturée :

— Si la doctrine de l’Union a inspiré cet attentat, c’est qu’elle a été mal interprétée, car elle n’est que fraternité, amour mutuel.

— Oh ! oh ! dit le duc, c’était donc l’amour du souverain que vous inculquiez aux tisseurs ? Clara se souvint des pamphlets, des caricatures injurieuses qui tapissaient les murailles au local du comité. Elle insista cependant :

— Nous n’avons jamais prêché la violence.

Sans perdre absolument le fil d’un entretien qui le passionnait, le roi, par urbanité, dut se rapprocher de son peintre. Froningue menait grand tapage avec le duc de Zoffern ; tous deux tonnaient contre les grévistes : le maréchal, en parlant, abattait régulièrement sur le marbre de la cheminée son poing velu et cordé ; sa mâchoire proéminait ; tout son vieux corps vibrait du désir de la répression. Le roi écoutait Zoffern sans le contredire. Il écoutait aussi le duc Bertie, qui disait à Clara :

— L’humanité est aisément haineuse. Elle l’est d’autant plus qu’on en descend l’échelle sociale. Vous croyiez répandre les semences de l’égalité : vous avez développé l’envie, et l’envie féroce. Quand on veut être le bienfaiteur du prolétariat, améliorer son sort, il faut agir en silence et ne pas tenir de discours. On ne discute pas avec le peuple ; on le conduit.

Il ajouta froidement :

— Et on peut l’aimer ainsi d’une excellente manière.

Clara éprouvait une antipathie contre lui et le désir de le combattre.

— Mais, monseigneur, s’écria-t-elle, il est de la dignité du peuple de se diriger lui-même. Nous l’éclairons sur ses intérêts, mais la fraternité qui nous anime nous défend de nous dire ses maîtres. Où est la justice dans une nation où ne règne pas l’égalité ?

Le duc Bertie fit tomber son lorgnon. Il souriait. Un discret persiflage se cachait dans son sourire. Il reprit :

— L’égalité ? Pourquoi l’égalité ? l’égalité, cela n’existe pas. En tout cas l’inégalité n’est pas une injustice.

— Monseigneur, vous faites du paradoxe, dit Clara, frémissante.

— Mais pas du tout, dit le duc.

À ce moment la porte glissa sans bruit, l’Irlandais se retourna au frôlement d’une jupe ; quelques cordes tressaillirent dans son impassible visage. L’archiduchesse était là. Elle venait pour offrir le thé. Elle portait sur sa robe de guipure un tablier de dentelle bise. L’arrivée de cette impénétrable jeune fille changea l’atmosphère du petit salon. Il n’y eut plus d’yeux que pour elle.

On apporta le thé. Les femmes se groupèrent autour de la reine. L’archiduchesse servit le roi, puis le grand maréchal qui ébranla toute la pièce en se précipitant pour prévenir cette attention ; sa confusion n’était pas jouée : il semblait vraiment souffrir, lui qui eût voulu mener le père comme un enfant, de recevoir des mains de la fille une tasse de thé. À la veille de prononcer au Parlement un discours d’orientation générale, il avait, avec Wolfran, des discussions tragiques dont il sortait écumant. Mais, en public, il se serait couché sur le passage du prince, en exemple de soumission fanatique.

Lorsque Wanda vint au duc Bertie, soutenant la soucoupe d’une main et le sucrier de l’autre, Clara remarqua une ride légère, une courte ride verticale, qui donnait au grand front de la jeune fille une singulière expression de souffrance et de dureté. Il leva les yeux vers elle en la remerciant, et Clara ne reconnut pas le duc persifleur, dur, métallique. Il était grave et comme confus. Il s’attardèrent l’un près de l’autre, parlant à mi-voix d’un livre prêté par l’Irlandais à l’Altesse. Celle-ci disait :

— Cette réfutation des doctrines de l’Union m’a beaucoup plu ; je n’avais jamais si bien compris l’esprit collectiviste. Je sais pourquoi vous me l’avez fait lire, duc ; c’est que vous redoutiez pour moi l’influence de quelqu’un. Mais, soyez tranquille, cette personne n’a jamais profité de mon amitié pour m’imposer des idées que je ne dois pas avoir. Même, si vous me l’aviez permis, j’aurais aimé lui communiquer ce livre. Cette pauvre Hersberg, j’aimerais tant la guérir…

— Il est trop tôt, fit le duc Bertie. Attendez. Plus tard.

Comme si elle devinait que l’on s’occupait d’elle, Clara considérait furtivement ce groupe singulier de la plus charmante des jeunes filles et du plus froid des hommes. Le duc, sans vider sa tasse de thé, revint à l’ennemie.

— Comprenez bien, mademoiselle Hersberg, que les unionistes ont été de faux pasteurs. Je sais que vous nous préparez une société idéale et béatifique dont quelques amateurs se pourlèchent d’avance. Mais pour une poignée d’êtres détachés de tout qui l’acceptent de confiance, il y a la majorité humaine qui aime de toutes ses forces l’ordre où elle est bercée depuis des siècles. C’est une patrie spirituelle, le cadre de vie sanctifié par les ancêtres c’est la douceur des habitudes séculaires, les souvenirs, la sécurité, c’est le passé, enfin, le passé si cher à l’homme ! On le défendra, si vous l’attaquez ! L’acte d’hier…

— Allons, duc, laissez un peu de paix à mademoiselle Hersberg, interrompit le roi qui s’était insensiblement rapproché ; nous sommes ici dans un petit cénacle intime d’où est exclue l’âpreté des discussions ; nous sommes entre amis, n’est-ce pas, mademoiselle ?

— Sire, si l’on considère non les idées mais les personnes, et si l’amitié dont vous parlez signifie, en ce qui me concerne, respect, estime, dévouement, Votre Majesté ne saurait mieux dire…

— Mais certainement, fit Wolfran gaiement ; il n’y a pas d’idées ce soir ici, il n’y a que des individus tous capables de sympathiser.

Le duc sourit à la dérobée il but une gorgée de thé et considéra le roi avec une certaine admiration amusée ; visiblement, il le trouvait habile à séduire, charmeur, capable de réduire, par une certaine grâce dominatrice, son pire ennemi. L’uniforme de hussard, si brillant, contribuait, avec la haute taille, à l’empire du prince. En parlant, il portait d’instinct la main à son front comme pour en assujettir le pansement. Quelle femme, pensait l’Irlandais, ne se serait pas intéressée à lui !

Et Clara, mise d’accord avec sa conscience par le subtil prétexte qu’on n’était là que des intellectuels dignes les uns des autres, et qu’on ne représentait plus nulle opinion, se laissait aller doucement à la confiance. Son élève s’assit à ses côtés. La reine lui fit un compliment sur sa robe ; l’aide de camp la contemplait avec une curiosité marquée et complaisante ; le peintre Froningue dessinait imaginairement ses beaux traits. Une atmosphère délicieuse la baignait ; et comme pour accentuer encore l’agrément de cette heure, Wolfran, rapprochant un siège, lui demanda familièrement, pendant que tout le monde, ravi, prêtait l’oreille :

— Voyons, mademoiselle Hersberg, parlez-nous du thermium…