Les Cervelines/11

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Calmann-Lévy éditeurs (p. 140-157).
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XI

Le docteur Le Hêtrais, le directeur de l’école à Briois, un vieux aux yeux rouges clignotants sous les lunettes, mais qui avait été le plus brillant médecin de la ville, le docteur M., de l’Institut, venu pour la circonstance, avec un autre professeur de la Faculté, le maître Delval, entrèrent dans la salle des blessés, suivis de Cécile et d’un jeune nouveau venu à Briois, le docteur Gérey, tous deux concurrents au service vacant de cette salle. Les trois vieillards, solennels et gourmés, cravatés de blanc et décorés, firent sur les malades une impression profonde. Chez les blessés, il ne règne pas la navrante pitié qu’il y a dans Îles autres salles. La vie révoltée contre la souffrance semble y fluer plus puissamment, comme fouettée d’une énergie de plus. Il y ruisselle du sang, mais rouge et pur, et l’iodoforme odorant et médicinal vous prend seul aux narines quand on entre. On n’y voit pas souvent mourir. Les blessés n’ont pas l’air, comme les malades, retranchés déjà du monde ; ils en ont encore tous les intérêts, et ils peuvent croire plus aussi en ceux qui les soignent, car le vrai médecin, c’est le chirurgien.

C’étaient ici, pour la plupart, des visages épais d’artisans, briquetés ou terreux dans le blanc des draps. La visite de ces savants de Paris les honora ; et aussitôt, ils jetèrent les yeux sur les deux jeunes hommes en blouse blanche qui suivaient. Il se fit entre l’un et l’autre, parmi les lits, une élection mentale. Cécile, malgré la blouse, avait, avec sa cravate coquette, son haut col à la mode, quelque chose qui leur sembla efféminé et parisien. Gérey était un grand blond, à la barbiche pointue, dont les yeux se promenaient, sans grande expression, d’un lit à l’autre, pour revenir chercher, de temps en temps, le regard ami du docteur Delval, son ancien maître. Celui-là leur parut plus « comme il faut » et les séduisit par sa dissemblance avec Cécile. Chacun formulait à peu près : « J’aimerais bien mieux ce grand jeune homme à l’air si doux, que cette espèce de petit excentrique. »

Cécile avait de réussir une indicible passion, et bien qu’il fût à peu près sûr de lui, qu’une longue continuité de succès dans tous ses examens lui fût une garantie, que Tisserel et tous ses amis lui eussent affirmé d’avance : « Tu es nommé, » la violence de son désir lui causait une peur. C’était à cause de Marceline. Il croyait qu’à ses yeux, chef de service à l’hôpital, il fût devenu un autre être. Toutes ses ambitions se réduisaient maintenant à ce titre, à tel point que dans la ville, au milieu de ses courses, si par la trouée d’une rue lui arrivait d’apercevoir le campanile maigre de l’Hôtel-Dieu, perché sur son grand toit, au fond de la cour des sycomores, il sentait tout un mouvement physique d’envie, comme un enfant devant un jouet.

On découvrit le premier lit sur un corps informe dans les ouates qui l’enveloppaient ; on aurait dit une statue brisée, précieusement entourée de coton, et c’est bien un peu là ce qui était : un accident horrible, un couvreur tombé d’un quatrième étage, fractures des chevilles, des genoux, du bassin, un homme en débris, à demi mort, blême dans la creux du matelas. Cécile fut appelé à parler le premier. Dans le service de Ponard à Lariboisière, il avait eu un cas analogue. Il fit du traitement des réductions sans appareil, une thèse solide, animée d’enthousiasme, quand sous les pansements ôtés, membre par membre apparut le corps en voie de guérison. Les trois vieux docteurs l’écoutaient, pesaient ses termes, hochaient la tête, palpaient de leurs mains blanches, épaissies de graisse, les flancs, les hanches du patient qui tressaillait. Derrière eux, Gérey tendait le cou, démesurément, pour voir. Un peu plus loin, la jeune religieuse du service, dans sa bure blanche, rêvait ; ses yeux mystiques, faits aux nudités et aux souffrances de la chair, en distillaient le sens spirituel. Dans le fond de la salle, des infirmiers en bleu faisaient des pronostics sur le concours. L’un disait : « Le petit médecin est bien gentil. »

Une inquiétude commença de naître en Cécile : on ne lui adressa pas un compliment sur sa théorie, qu’il avait sentie, en parlant, belle et puissante.

Le docteur Gérey dut s’expliquer, au lit suivant, sur une extraction de balle. Il resta court deux ou trois fois, et le docteur Delval l’aidait d’un mot. Le docteur M. de l’Institut, lui adressait alors un regard d’encouragement avec un certain mouvement de tête que Jean surprit, et aussitôt, il s sentit perdu d’avance, incapable de lutter contre le protégé de ces célébrités.

La clinique fut longue, bien qu’on n’allât qu’aux cas les plus intéressants. Cécile voyait plus clairement que sa science contrariait les examinateurs ; il en conçut un regain d’audace ; il se surprit à être brillant, il s’étonnait lui-même. L’autre parlait sous le bienveillant sourire des trois vieillards. Deux voitures les emportèrent à l’amphithéâtre de dissection qui se trouvait dans une rue voisine. Un cadavre d’homme était préparé avec plusieurs pièces anatomiques. On commença d’entendre, dans le grand hall dallé en pente douce, le cri étrange du scalpel dans les muscles mous du mort. Il allait par petites déchirures brèves, par saccades ; c’était Cécile qui opérait.

L’atmosphère se faisait plus fétide.

Delval, un peu à l’écart, disait au père Le Hétrais :

— Gérey est un chirurgien né.

… Le docteur Gérey fut nommé chirurgien en chef de l’Hôtel-Dieu.

Jean Cécile, avec ses amis, rit de l’affaire : il était excité, fiévreux et en esprit. Les jeunes étudiants, d’abord révoltés de cette injustice, s’amusaient de l’entendre « blaguer» le vieux de l’Institut et les autres. Mais quand il traversa la ville à pied pour revenir chez lui, sa fièvre se calma. La saveur amère de cette malchance qui le poursuivait l’atteignit enfin ; la colère montait en lui.

— Il est donc écrit que rien ne me réussira ! murmura-t-il tout haut ; et il se laissa tomber dans un fauteuil pour songer à tout le travail produit depuis des semaines en vue de ce concours. Dans sa cheminée, un feu de houille flambait timidement pour les premières fraîcheurs d’octobre. Sur sa table, dans sa reliure sang de bœuf, avec le titre en noir, était posé son Traité de chirurgie pratique sur lequel il venait de passer tant de nuits. Soudain, hypnotisé par ce livre, il se leva, le prit et le jeta au feu, où on le vit fumer lentement avec une forte odeur de carton brûlé qui remplit la pièce : il était hors de lui-même ; imperceptiblement, ses dents grinçaient.

À la fin, il éclata en sanglots nerveux, sans larmes, et la crise dura longtemps.

Tisserel fut invité au dîner des internes, le soir, à l’Hôtel-Dieu, en l’honneur du docteur Gérey. Ce dîner avait été préparé pour Cécile ; il lui en coûta de s’y rendre, parce que c’était comme acquiescer au passe-droit dont son ami avait été victime. Mais il ne résista pas à l’attrait de Jeanne Bœrk qui y devait être.

Des visites l’ayant retenu en ville, il arriva tard.

Depuis trois quarts d’heure déjà la fête était en train. En montant le grand escalier tournant qui mène à la salle de garde, il commença d’entendre le bruit qui s’y faisait.

Il ouvrit la porte. La table était déjà très excitée ; on demanda un ban pour le docteur. Il y avait au plafond trois lampes électriques, dont les larges réflecteurs en abat-jour allumaient les murailles jusqu’aux deux tiers de leur hauteur. On y voyait étinceler la décoration de trophées bizarres. Un panonceau, deux plats à barbe, une boule d’or portant crinière, des plaques de sonnettes, un tuyau de cheminée, la lanterne d’un réverbère, tous les produits des larcins, qui, à ce qu’il semble, sont de bon ton traditionnel chez les étudiants. Parmi les vestons noirs dont s’enclosait la table, le corsage clair et la chevelure d’or de Jeanne Bœrk dominaient. C’était une reine. Elle avait ce soir l’air en passe de coquetterie. Elle était mise en vrai costume de dîner, décolleté jusqu’à mi-pente des épaules, bruissant de soie, d’un jaune lumineux ; un collier de velours rouge serrait la naissance du cou que la chaleur avait pâli. Ses cils blonds laissaient filtrer son regard impassible. Paul vit qu’elle avait gardé près d’elle une place vide, et en perdit la tête de joie. Une atmosphère de viandes grillées, de jus suaves, de poivre, de mousse, de vanille, de fruits fins, montait de la table. L’éclat de la nappe, très blanche, ternissait les assiettes de faïence défraîchie. Le service des verres était dépareillé, mais un infirmier y versait des vins précieux que le président des internes avait fait acheter, — fruits d’une collecte. La marée des rires et des voix recommença de s’accroître.

— Je mourais de peur qu’il ne fût trop tard pour arriver, dit Tisserel en s’asseyant près de sa voisine.

— Vous voyez que vous arrivez au contraire bien assez tôt, répondit-elle, très froide.

À sa gauche, un jeune interne, qu’on appelait Captal d’Ouglas, était penché jusqu’à demi par terre, avec un désir évident d’attirer l’attention. Tisserel lui demanda ce qu’il faisait.

— J’ai laissé échapper un gros mot, cria-t-il sous la table, je cherche à le rattraper.

— Il est trop tard ! clama-t-on dans le tumulte, mademoiselle Bœrk l’a entendu.

Captal d’Ouglas se releva, sa face enfantine congestionnée et suffoquée. Il ajusta son lorgnon, et montrant de très près l’oreille petite à l’excès de Jeanne, il dit ;

— Impossible, il était trop gros !

Mlle Bœrk prit à deux doigts son verre plein d’eau et y but quelques gorgées imperturbablement. Toute la table à son tour leva vers elle son verre. On criait : « Bravo d’Ouglas ! » Il y avait de tous ces garçons à elle une haine, une jalousie exaspérée d’homme à femme, que rien ne désarmait ; ils étaient envieux d’elle, de son intelligence, de sa science, de son travail. Ils étaient dépités de cette beauté de femme perpétuellement offerte et en même temps fuyant toujours, inutile, et mystérieusement virilisée. Ils sentaient en elle une équivoque, ayant tous commencé par être amoureux d’elle, pour n’avoir ensuite rencontré sous cette forme corporelle, grisante, que sa mentalité dure. C’étaient — ces petits hommes paresseux, galants âpres à leur métier — autant d’ennemis dont elle avait à se garder toujours. On aurait cru voir une meute de jeunes chiens furieux défendant une pièce de viande contre l’adresse sournoise d’une chatte ayant fourvoyé sa grâce dans leur clan hargneux et vorace.

Tisserel en souffrait pour son amie. Cette arrogance masculine d’adolescents envers la sereine créature qui les dominait de si haut le révoltait. Mais il n’y pouvait que de s’irriter en silence, en l’entourant de plus d’admiration amoureuse.

— Ils doivent vous excéder ? lui demanda-t-il tout bas, presque tendrement.

— Oh ! je vous assure qu’ils me laissent parfaitement indifférente.

Elle coupait en petits morceaux un blanc de poulet dans son assiette.

Le docteur Gérey appela le servant et l’envoya chercher du champagne. Il parlait peu, gêné par son succès : le vin lui servirait d’éloquence. À l’un des bouts de la table, on vit deux ou trois jeunes externes étouffer de rire dans leur serviette. De là naquit un murmure qui se propagea de bouche en bouche, indistinct.

Tisserel, Gérey et deux autres se contaient une ablation d’estomac.

— Mademoiselle Bœrk, s’écria Captal d’Ouglas connaissez-vous l’affaire du Collier ?

— Non, je ne la connais pas, répondit-elle distraitement.

Et elle se tourna vers Gérey, qu’elle écoutait narrer l’opération faite à Paris par son maître Delval avec un anesthésiant nouveau. Elle l’interrompit :

— Je ne comprends pas qu’on renonce au chloroforme. Il faut que le malade dorme. Son sommeil est la sûreté du médecin. J’ai vu Le Hétrais bien embarrassé d’une femme qu’il opérait d’un squirre, pour un juron qui lui a échappé. Elle était seulement insensibilisée par une formule d’éthyle qu’il avait imaginée lui-même. Elle s’est mise à crier qu’elle était perdue ; le bonhomme s’est troublé, la chose a duré trois heures.

— C’est la faute du bonhomme et non pas de l’éthyle, dit un interne.

— Moi, je ne ferai rien que sous le chloroforme.

Captal d’Ouglas fit signe à l’un de ses amis, qui se leva et s’en alla dire à l’infirmier du réfectoire :

— Vous aurez quarante sous si vous renversez la sauce, en servant, sur le corsage de mademoiselle Bœrk.

On déboucha le champagne.

— Mademoiselle Bœrk a raison, appuya Tisserel.

Et comme la conversation se généralisait, il se pencha vers elle et lui dit timidement :

— Henriette m’a écrit. L’hémoptysie ne s’est pas renouvelée depuis quinze jours ; sa température baisse. Elle me dit : j’embrasse mon cher médecin, mademoiselle Bœrk.

— C’est gentil cela, fit Jeanne en souriant.

Tisserel avait envie de tomber, à ses genoux pour ce sourire. Il était ce soir transporté d’amour à ses côtés, et il avait l’illusion qu’elle le devinait, qu’elle lisait en lui, et que discrètement avec l’impeccable noblesse qu’il lui prêtait, son âme se rapprochait de lui.

— Avant demain, nous aurons l’extrême explication, se dit-il.

_ Et dans son cerveau, le nuage léger du champagne rendit tout à coup son rêve vaporeux et immense.

Il se fit autour de la table une recrudescence de bruit, quand, d’un coup, trois bouteilles eurent passé de vin en mousse, et de mousse en gaîté. Des chansons s’esquissèrent, des pieds battirent la cadence. On entendit :

        Il est d’venu homme Sandwich
        Sur le boul’boul, sur le boul’Mich.

Le verre de Jeanne était demeuré plein. Elle ne buvait jamais que de l’eau. Elle avait un grand mépris de ces gaîtés artificielles dont on n’est pas le maître. Elle ne s’accordait que la cigarette. Son sang-froid, le flegme de ses yeux calmes, paraissaient fâcheux et chagrins au milieu de cette jeunesse grisée. Ses doigts forts, mais fuselés au bout, roulaient de minuscules mies de pain pour tromper son oisiveté ; elle disait bas à Tisserel :

— Je regrette monsieur Cécile ; celui-ci ne peut pas…

Elle s’arrêta court dans un tressaillement des épaules ; une longue cascade de sauce brune venait de s’abattre sur sa manche, rayant la soie, collant les dentelles du coude, filant le long de son poignet nu. L’homme avait outrepassé la consigne et gagné copieusement les quarante sous promis. Elle ne dit pas un mot d’impatience, et son seul mouvement d’orgueilleuse tranquille fut celui du dédain devant cet être stupide et maladroit. Mais une huée sortit de la poitrine des convives ; on apostrophait l’infirmier qui emportait son plat avec la même paix de conscience que s’il venait d’administrer à quelque malade une douche pure et froide. Il y eut des cris indescriptibles ; tout le monde était levé. Du bout de ses doigts, Jeanne sentit avec dégoût que des gouttes graisseuses avaient éclaboussé jusqu’à ses cheveux. Captal d’Ouglas, avec des mines qu’elle ne pouvait voir, lui avait jeté autour du cou sa serviette. Elle l’arracha et la lui rendit. Tisserel demeurait immobile, poussant le culte jusqu’à n’oser toucher sa robe.

Elle dit, en quittant la table : « Il me faudrait de l’eau, » et se rendit à l’appartement contigu, qui était à proprement parler la salle de garde, bien qu’on en étendit le nom au réfectoire des internes. Elle savait qu’une fontaine s’y trouvait. D’Ouglas la suivit. On se rassit ; la table clamait :

    Il est d’venu homme sandwich
    Sur le boul’boul, sur le boul’Mich’
    Lui qu’était le plus rigolo,
    Du service des hôpitaux.

Tisserel, inquiet et mécontent, vit ce jeune homme, qu’il détestait à cause de sa contemption pour Jeanne, l’accompagner dans ce cabinet voisin et s’y enfermer avec elle. Il aurait donné dix ans de sa vie pour soustraire la jeune femme aux taquineries de l’interne ; la crainte de jeter sur elle un ridicule par cette sollicitude ostensible le clouait à sa place. Il lui semblait entendre la voix de Me Bœrk s’animer de colère ; mais le tapage de la table devenait assourdissant, et il se pouvait que ce fût une illusion. Plusieurs minutes se passèrent ; il crut qu’il n’y pourrait pas tenir, il tremblait.

La porte s’ouvrit, et Jeanne reparut, sérieuse. Ce fut d’Ouglas que Tisserel regarda, et il vit dans ses yeux, avec son air puéril mélangé de cynisme, quelque chose de mauvais ; sa bouche se pinçait sous la moustache naissante, les ailes du nez maigre riaient. Jeanne vint reprendre sa place ; il s’aperçut soudain qu’elle n’avait plus au cou son collier. En même temps, le silence se fit, un silence déconcertant pour l’oreille, après le tumulte passé ; il ressemblait à un réveil après l’ivresse. D’Ouglas demeurait mystérieux et muet. Tous les regards vinrent se fixer au beau col nu de Jeanne. Elle, sans nul trouble, promena ses yeux glacés sur tous les convives.

Après le fromage, sans bruit, elle se leva et disparut. Elle avait dit, pour Tisserel seul :

— J’ai ce soir à travailler.

Mais elle ne fut pas plus tôt hors de la salle, que celui-ci quittait la table à son tour. Instinctivement, par une divination d’amoureux, il avait senti ce soir la vaillance fléchir en elle, et comme une détresse morale. Elle souffrait ! À cette pensée, le monde entier n’aurait pu le retenir de se jeter à sa suite, d’aller à elle, de lui offrir son appui.

On le rappelait :

— Docteur ! docteur ! où allez-vous ?

Il referma la porte sur lui sans répondre.

Il monta l’escalier quatre à quatre, et rejoignit Jeanne sur le palier du second étage où se trouvait, parmi quelques chambres d’internes, la sienne.

— Vous êtes souffrante ? lui demanda-t-il, essoufflé.

— Pas du tout. J’en ai assez d’être en bas, voilà !

— Ainsi vous le voyez, ils sont parvenus à vous lasser.

Sur le petit pavé rose de l’escalier, sa jupe noire traînait ; elle se tenait des deux mains à la rampe de fer forgé en arabesques. Une lampe très voisine illuminait la soie du corsage et celle de sa chevelure. Tisserel, un instant, crut voir humides et rougies ses paupières baissées. Cette vue le bouleversa. Jamais, depuis qu’ils se connaissaient, ils ne s’étaient rencontrés dans un tel silence, une solitude et une intimité pareilles. Par la fenêtre à petits carreaux, on apercevait, de l’autre côté de la cour, la salle des fiévreux que traversait lentement la sœur de garde faisant sa ronde de nuit. En bas, les chants et les rires ne faisaient plus qu’une seule rumeur.

— Oui, continua-t-elle, j’en ai assez de cette vie ridicule qu’ils me font. Ils sont embusqués derrière chaque heure de ma journée pour m’offrir quelque stupidité de leur goût. C’est de la lâcheté. Ils abusent de ce que je ne peux les mettre à la raison à l’aide du coup de poing. Si je les dépasse dans mes études, ils n’ont qu’à travailler comme moi ; si c’est un crime de travailler quand on est femme…

— Mademoiselle Bœrk !… interrompit Tisserel, timidement.

— J’ai tout pris en philosophe jusqu’ici ; mais ce soir, ils ont dépassé les bornes. C’est Captal d’Ouglas qui a tout mené ; le coup de la sauce était monté d’avance, j’en suis sûre ; quant à d’Ouglas, c’est un voleur, ni plus ni moins ; il m’a volé mon collier, volé, sous une forme de galanterie bête ; il me l’a détaché du cou et n’a plus voulu me le rendre. C’est pour pouvoir le montrer en ville et dire : « Voyez ce que mademoiselle Bœrk m’a donné ! »

— Pourquoi, mais pourquoi ne m’avez-vous pas appelé ?

— L’aventure était trop sotte pour que j’y mêle tout le réfectoire.

— Pas tout le réfectoire, mais moi ! Doutez-vous que je sois dans l’hôpital l’ami le plus respectueux, le plus fidèle que vous ayez ? Vous ne m’avez jamais confié combien cette persécution vous atteignait, c’est mal, mademoiselle Bœrk ; vous savez que j’aurais fait tout au monde pour vous épargner quelque ennui. J’aurais été si heureux ! si heureux ! Promettez-moi que maintenant vous me direz plus librement ces choses, quels services vous attendez de moi.

— Merci, docteur, merci.

— Non, ne me dites pas merci ; je vous en prie, je serais si heureux, je vous le dis, si heureux ! j’ai tant… d’admiration pour vous, mademoiselle !

Il fut pris d’une si grande peur d’elle, soudain, qu’il changea de ton.

— Vous aurez votre collier et Captal d’Ouglas sera puni comme il le mérite ; comptez toujours sur moi, n’hésitez jamais à me demander quelque chose, considérez-moi comme à votre disposition.

Elle souriait maintenant en répétant :

— Merci, docteur, merci.

Il dit encore :

— Vous êtes si seule ici… une jeune fille !… vous avez dû souffrir quelquefois, vous ne me l’avez pas dit ?

Il n’avait plus le courage de partir, il serait demeuré la nuit entière appuyé à cette rampe d’escalier claustral, près de celle qu’il aimait et qui lui semblait ce soir tendre, faible et triste comme jamais. À la fin elle se reprit :

— Vous êtes bien bon, j’accepte ce que vous me proposez ; je serai ravie d’être vengée de ce méchant gamin de d’Ouglas ; je vous suis très reconnaissante, docteur, très reconnaissante.

Et elle lui serra la main familièrement, en s’éloignant vers sa chambre, le troublant, le déconcertant un peu plus.

En retournant chez lui, il sonna chez Cécile, rue des Bonnetiers. Il le trouva jeté tout habillé sur on lit, les souliers écorchant la soie de l’édredon.

— Tu viens m’apporter tes condoléances, dit Jean ; cela part d’un bien bon naturel.

— C’est une vilaine affaire que ce concours, répondit Tisserel, j’en suis aussi ennuyé que toi ; ces choses-là ne relèvent pas le corps médical.

— Bast ! on commence à s’y faire : c’est passé dans les mœurs ; seulement, tu sais, votre père Le Hêtrais s’est conduit envers moi malhonnêtement.

Tisserel réfléchit un instant. Au bout d’une longue minute, il prononça :

— Oui…

Surpris de cette hésitation, Cécile releva la tête.

— Est-ce que tu trouves le mot trop fort ?

— Non, non, c’est le terme juste. On ne se laisse pas imposer de la sorte un monsieur Gérey par la Faculté de Paris.

— C’est bien là ma veine ! conclut Jean.

Il fumait maintenant, assis au bord du matelas, les talons battant le bois du lit. Il continua :

— Je suis fini à Briois ; cette histoire-là me poursuivra tout le long de ma carrière ; je ne m’en débarrasserai pas.

— Pardon, je crois au contraire…

— Que crois-tu ?

— Il se créera un mouvement d’opinion pour toi, qui va te faire célèbre. On saura bien en ville quelle injustice s’est passée, cela va te rendre intéressant tout plein, dix fois plus que cet imbécile de Gérey.

— Qui est-ce qui dira l’injustice en ville ?

— Tout l’hôpital.

— Toi peut-être ? Tu dénonceras Le Hêtrais, hein ? ton chef d’école, le personnage représentatif de l’Hôtel-Dieu pour le public ; mon pauvre ami, c’est impossible ; tu fais, vous faites, nous faisons tous corps avec lui. Il existe une cohésion professionnelle. Entre amis, tu blâmeras bien Le Hêtrais, tu le traiteras au besoin comme il le mérite, mais je te défie de dire devant un malade ce que tu en penses. Je t’en défie, tu entends ; et tu auras raison. Mille rapports te lient à lui ; c’est ton ancien maître, et quand même n’aurais-tu pas la crainte de t’en faire un ennemi, grâce aux langues bavardes déjà prêtes à lui rapporter tes blâmes, que d’instinct, par dignité et esprit de corps, tu chercherais à cacher en ville sa conduite.

Soucieux, Tisserel pensait que demain il irait trouver le vieux docteur à propos de Jeanne Bœrk, en Solliciteur, presque humblement. Cécile disait vrai.

— Je suis un être malheureux, voilà tout, finit Jean.

On sentait qu’en lui cette déception avait une portée lointaine et inconnue ; Tisserel ne connaissait rien de sa secrète vie sentimentale, mais il était bon camarade et il le vit souffrir extrêmement, il s’écria :

— Rien ne me retiendra de dire au père Le Hêtrais lui-même mon opinion sur toi, sur Gérey et sur lui. Il n’avait pas le droit d’agir comme il l’a fait.

Il était outré ; il s’emporta, se leva, frappa du poing sur la table. La redingote déboutonnée laissait voir, à la lueur pâle de la bougie, un grand pan de plastron lustré ; son haut de forme posait en arrière, son lorgnon tombé battait le gilet, ses yeux de myope clignaient de colère, sa main torturait sa barbe. Il alla jusqu’aux injures, jusqu’aux gros mots pour invectiver le vieil homme, et il affirmait toujours que rien ne le retiendrait, rien.

Puis, se souvenant tout à coup que ce soir, il avait fêté avec les autres le rival de Jean, il lui confessa cette faiblesse ; il était exalté et attendri, ; il parla de Jeanne, des ennuis qu’elle avait eus à subir, de l’intuition qui l’avait conduit à être présent, lui, à ce souper où elle ne comptait que des hostiles, et comme bien lui en avait pris.

— C’est honteux de traiter une femme comme ils l’ont traitée !

Il s’ingéniait à la faire plaindre par Cécile qui la jugeait toujours durement, qui ne l’aimait pas ; et il fut tout à coup stupéfait de l’entendre dire :

— Pauvre petite !

— Tu trouves aussi, n’est-ce pas, continua-t-il triomphant, tu trouves que…

— Que les hommes sont des brutes de s’acharner après ces créatures d’intelligence, parce qu’elles ont cessé d’être… ce qu’ils auraient voulu. Alors, quoi ? Sont-elles notre propriété ? N’ont-elles pas le droit d’être ce qu’elles veulent, des penseuses ou des amoureuses à leur gré, sans que nous puissions y trouver à redire ? N’ont-elles pas le devoir de vivre même, et de se créer leur place au soleil au même titre que nous ? La femme naît libre, après tout, comme l’homme ; il n’existe pas, d’elle à lui, de redevance.

— Évidemment, faisait Tisserel.

— Et si elle doit compter sur elle seule dans l’existence, c’est l’homme qui en est cause. On n’aime plus les femmes.

— C’est positif, soupirait Tisserel.

— Il faut les aimer pourtant, même celles-là. Les unes comme des maîtresses, les autres comme des sœurs, mais toutes. On aime bien les enfants en bloc : l’Enfant. Ce sont de grandes enfants. Il y en a de prodiges, durcies d’orgueil. Il faut vaincre les orgueilleuses à force de les chérir, et les aimer, même invincibles, car on peut encore trouver en elles un ami. Mais les haïr, pourquoi ?… pourquoi ?

— Oui, pourquoi ! répétait Tisserel, ébloui par ce verbe tendre qui trouvait en son esprit amoureux des échos agrandis.

— Et les persécuter, c’est odieux !

Jean Cécile avait fait apporter des liqueurs ; ils fumèrent et burent jusqu’à une heure avancée de la nuit, dans cette chambre de garçon, épuisant, à causer, ce sujet qui leur était à chacun secrètement cher ; la lueur des bougies perçait à peine le nuage de tabac.