Les Cervelines/13

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Calmann-Lévy éditeurs (p. 172-180).
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XIII

Par une affreuse bourrasque de novembre, sa carte de livres sous le bras, protégeant à grand’peine sa jupe des plaques de boue du trottoir, Marceline Rhonans sortait du lycée et cheminait sous les platanes dénudés du boulevard. Il faisait nuit à demi ; elle se hâtait, toujours pressée, ayant rempli sa vie presque démesurément de travail. Le temps était froid et humide ; elle voyait de loin apparaître sa petite maison ; il y aurait du feu, la lampe, le silence, les livres ; cette soirée lui semblait, dans ce tranquille chez-elle, infiniment plaisante et désirable. Le dessin aérien des ramures sèches s’allongeait avec le boulevard, devenant dans le lointain touffu, massif et noir.

— Un monsieur attend Mademoiselle au salon, lui dit la servante quand elle entra.

Marceline, surprise, nomma plusieurs de ses élèves ; ce n’était aucun d’eux. Elle monta et reconnut, dans un coin du salon peu éclairé, Jean Cécile.

— Pardonnez-moi, lui dit-il, pendant qu’elle allumait elle-même des lampes et qu’elle faisait flamber au feu de nouvelles bûches, pardonnez-moi d’avoir insisté à ce point pour vous voir. Il était urgent que je vous parle. Il s’agit de personnes que vous et moi, chacun de notre côté, affectionnons, et je vous devinais, sans savoir, prête à vous rendre utile à leur bonheur ; c’est ce qui a autorisé mon indiscrète attente.

— Je suis enchantée de vous voir, monsieur, répartit Marceline qui parlait avec la plus grande sincérité, éprouvant vers Cécile un double mouvement de sympathie et d’estime, et je suis heureuse que vous ayez bien voulu m’attendre.

Elle se croyait très inconnue de lui, ignorant que, sans jamais y manquer, deux fois la semaine, à l’Hôtel des Sciences, tant que durait sa conférence, il se dissimulait dans un coin de l’amphithéâtre pour l’observer, l’épier, la regarder, se pénétrer de sa mystérieuse personne.

Elle le fit se rapprocher du feu, lui donna le fauteuil le plus commode. Au même instant, un orage éclata, dont on entendait l’averse fouetter les vitres ; dans le creux lointain de la cheminée, une rafale s’engouffra et gémit. On devinait, au dehors, dans les arbres battus de pluie, le frisson et la détresse de l’hiver. Marceline fit tomber la draperie des rideaux, comme pour mieux enclore le salon tiède, pour l’envelopper, l’enfermer davantage. Au foyer, de grandes flammes jaillirent du bois ; la lueur en vint s’arrêter à la soie orange du piano. La pendule aux quatre cariatides battait doucement. Son chapeau noir ôté, Marceline s’assit devant Jean et l’écouta.

Il dit :

— Mademoiselle Bœrk est votre amie ?

— La meilleure des amies, monsieur.

— Alors, vous n’avez pas le droit de la blâmer. Mais moi, j’ai ce droit et celui de vous dire que je pense mal d’elle…

— Oh ! Jeanne peut-elle avoir fait quelque chose de mal ?

— Oui, dit Cécile lentement ; elle a fait quelque chose de très mal. Elle a fait un chagrin terrible, sans mesure, au cœur d’homme qui méritait le plus de ménagements, le plus d’égards et le plus de bonté.

Marceline eut un sourire de gravité qui indiquait plus d’esprit que de gaîté.

— Le docteur Tisserel est votre ami, monsieur, dit-elle.

Et elle ajouta, pour qu’entre eux rien ne restât de douteux ou de trouble :

— Vous voyez que j’entre vite dans notre sujet. Je sais de quoi il s’agit ; je le sais par Jeanne Bœrk, comme vous le savez par monsieur Tisserel ; vous avez bien fait de venir me trouver ; nous ressemblons aux témoins d’un duel qui peuvent en discuter les conditions, raisonnablement et de sang-froid ; et je veux vous dire de suite, parce que vous me faites de la peine en étant si sévère pour elle, que ma cliente est la plus charmante fille, la meilleure, la plus au-dessus d’aucun reproche.

Cécile regardait la jeune femme en face et dit d’une voix étrange :

— Tisserel l’aime passionnément.

Marceline ne souriait plus.

— Je le savais, fit-elle en détournant les yeux vers le feu, je l’avais deviné plus que Jeanne ne me l’avait dit. Jeanne est une travailleuse ; elle s’occupe plus de sa médecine que de rien autre, et l’importance de cette question, unique à ses yeux classe pour elle les choses de la vie bien plus que leur portée réelle. Cependant elle m’avait parlé de monsieur Tisserel, dont elle se savait aimée.

— Et que vous en a-t-elle dit ?

— Si peu de chose ! Elle regrettait d’avoir été remarquée à ce point par lui, puisqu’elle ne peut pas lui donner le bonheur qu’il souhaite avoir près d’elle.

— Elle ne peut pas ! fit Cécile durement, et pourquoi ne peut-elle pas ?

— Jeanne Bœrk n’est pas une femme semblable à une autre femme, monsieur ; les conditions de sa vie en font un être d’exception ; c’est, si vous voulez, une femme savante.

— Oui, je le sais, et prodigieusement savante ; mais quelle loi, voulez-vous me le dire, s’oppose à ce que, telle qu’elle est, pétrie de pathologie, farcie de cliniques, dévorée vive par les curiosités techniques, elle se laisse aimer par ce bon garçon de Tisserel qui en est fou ?

Marceline réfléchit un long moment, puis répondit :

— Elle n’a pas le temps !

Une irritation secrète prenait Cécile et le poussait à l’agression. Lorsque, timidement, désolé et sans espoir, Tisserel lui avait suggéré de voir en sa faveur l’amie de Jeanne, il avait reçu à demi-mot l’invitation à s’entremettre dans cette idylle d’hôpital ; il s’y était prêté avec de l’empressement, presque de la vivacité. C’était se ménager avec mademoiselle Rhonans le colloque le plus curieux, le plus instructif qu’il pût avoir au monde. C’était avec elle la clé d’une liaison d’amitié ou d’amour, selon les tendances qui, plus tard s’éveilleraient en eux ; c’était rassasier l’inexprimable attirance qu’exerçait sur lui la plus singulière femme qu’il eût vue. Chose bizarre, il ne retrouvait plus dans ce petit salon, plein d’imprécises béatitudes, l’éblouissement que Marceline provoquait en lui à l’amphithéâtre. Elle redevenait une créature ordinaire, tranquille et amicale, et qu’il éprouvait un étrange besoin de dominer et de malmener.

— Vous voulez dire : elle n’a pas de cœur ! lança-t-il avec une intention bien réfléchie de la blesser.

— Oh ! s’écria Marceline indignée, Jeanne qui est si bonne !

Et aussitôt, voyant combien il l’avait chagrinée, Cécile se repentit.

— Pardonnez-moi, lui dit-il, pardonnez-moi ; je suis un peu exaspéré d’avoir vu ce que la froideur et l’indifférence de votre amie ont fait de mal à Tisserel, et je me sens très disposé à dire des injustices. Ce n’est pas pour cela que je suis venu. Voyons, mademoiselle, est-ce qu’au lieu de défendre opiniâtrement mademoiselle Bœrk, — qui a eu, vous avouerez bien, quelques torts, et dont la main fut au moins un peu lourde, — vous ne pourriez pas faire avec moi une espèce de petit pacte, me promettre de prendre contre elle le parti d’un homme qui n’a pas, je vous le certifie, d’autre défaut que de l’aimer, de l’aimer ingénument, puérilement, comme un enfant de dix-huit ans, et si fort qu’il en souffre, qu’il en souffrira toute sa vie.

— Oh ! toute sa vie ! répéta-telle, railleuse.

L’ironie de ces quatre mots glaça Jean : il n’était plus question des amours de Tisserel ; il y retrouvait vifs le scepticisme d’Eugénie Lebrun, l’impassibilité de Jeanne Bœrk, la théorique cruauté de la Cerveline. Il eut l’idée que, devant cette jeune et charmante Rhonans, si vibrante, il pourrait parler indéfiniment de ces tendres choses sentimentales, de ces touchantes peines amoureuses qui émeuvent toutes les femmes, sans éveiller en elles autre chose que le dédain de la passion.

— J’avais bien raison, se dit-il, elles sont toutes les mêmes, les nonnes du dieu Cerveau !

Et durant une minute il détesta Marceline du fond de son cœur. Elle continuait :

— Toute sa vie, c’est beaucoup dire. Le sentiment de monsieur Tisserel n’est pas de ceux qui symbolisent l’éternité ! En avez-vous eu du moins des exemples, monsieur ?

Cécile se souvint qu’il avait oublié Eugénie Lebrun en six mois, il eut un peu honte de soi et se réconcilia du coup avec les jolis yeux de Marceline qui le regardaient, en disant cela, si spirituellement.

— Tisserel, reprit-il avec une gravité profonde ; est un homme délicat, sûr et bon. Il chérira toujours, d’une affection qui se creuse au lieu de s’évanouir, la femme qui se sera donnée à lui, et cette femme-là sera une créature privilégiée ; si vous saviez quelle bonne pâte d’être cela fait ! ajouta-t-il en riant.

— Je le sais bien, dit Marceline, je l’ai dit à Jeanne. Il y a longtemps que j’ai compris la belle nature de monsieur Tisserel. Je le lui dirai encore. J’irai la trouver, je vous le promets, je plaiderai pour votre ami.

— C’était pour cela que j’étais venu. Je savais que vous feriez cette bonne action. Il y a quelque chose de triste à voir séparés ces deux cœurs, nos amis, dont l’harmonie ferait le bonheur. Imaginez qu’elle a été terriblement dure pour Tisserel. Le malheureux venait de se mettre en quatre pour elle, il arrivait triomphant lui apprendre comment il faisait chasser de l’hôpital un camarade coupable d’une peccadille envers elle, puis, comme je le suppose, naïf et entraîné ainsi qu’il est toujours, il aura, dans le feu de sa victoire, parlé trop clairement de ce qui l’étouffe, de ce qui le tue. Alors, m’a-t-il dit, — et c’est ce qui m’a paru d’elle méchant et révoltant, — elle a ri ! elle s’est moquée de lui ! elle s’est fâchée de son zèle, et pour le dévouement d’affection aveugle dont il faisait l’aveu, elle a affecté de ne pas l’entendre.

Cécile fit une pause, puis regardant de nouveau Marceline comme il l’avait déjà regardée tout à l’heure, il lui posa cette question :

— Croyez-vous mademoiselle, qu’une femme ait le droit de rire de l’amour d’un homme ?

— Jamais de la vie ! s’écria vivement Marceline qui tisonnait, à mille lieues de soupçonner ce que cette réponse faisait naître soudain de bienêtre et de paix dans l’âme de son visiteur.

Elle lui dit quand il partit :

— Revenez dans deux jours.

Au dehors, les longs sifflements du vent continuaient, le froid s’infiltrait par le fin bord des vitres aux fenêtres. Et, seule dans le petit salon, Marceline eut l’impression que l’hiver lugubre et désolant qui la retrouvait chaque année si transie, si navrée dans cette ville du Nord où elle était perdue, avait ce soir une belle poésie sévère, et elle ne se sentit ni perdue, ni seule, ni triste. Elle passa dans sa salle de travail, ayant à préparer sa conférence du lendemain. Aux rayons de bois blanc de sa bibliothèque, elle cueillit çà et là un livre ; il y en eut bientôt une dizaine sur son bureau. Elle s’y installa et prit une plume, mais au lieu d’écrire elle se mit à penser.

— La drôle de chose d’être mêlée à ce roman. M’employer à marier Jeanne Bœrk ! c’est le comble de l’étrange. Jeanne mariée ? Pourquoi faire ? comme elle dit. Et le plus fort, c’est qu’elle a — raison. Dans son ménage, comment pourra-t-elle continuer d’être la créature d’étude, de travail et de recherches qu’elle a été jusqu’ici ? Après l’hôpital, il lui faudra le laboratoire, cette bonne Jeanne est faite pour devenir un grand savant, un homme célèbre. Il n’est vraiment pas permis de briser une pareille carrière. Comment me suis-je embarquée en cela ! J’ai eu pitié du malheureux Tisserel. Ces pauvres hommes attachent à l’amour une importance étrange ; ils voudraient tout y subordonner. Ce n’est pourtant dans la vie qu’un accident, un accident physique, tout au plus un plaisir, c’est-à-dire quelque chose de court, de transitoire. Tout le monde confond le plaisir avec le bonheur ; c’est stupide. Le bonheur est permanent, le bonheur est un état ; il naît de nous. Le plaisir est extérieur, il est en même temps agréable et inutile comme tout ce qui passe. Si Jeanne, qui est pleinement heureuse de la belle ordonnance de sa vie, renonçait à cette ordonnance pour l’agrément d’être aimée, — en ménage, j’ai toujours vu qu’une femme est aimée deux ans tout au plus, — elle ressemblerait au chien qui lâche la proie pour l’ombre ; elle vendrait son bonheur pour un plaisir. Enfin j’ai promis et j’irai demain, au rebours de ce que je pense, la chapitrer. Je n’aime pas voir souffrir ; je me dirai que monsieur Tisserel est horriblement malheureux : on sait bien ce que sont ces grands malheurs et leur durée, mais ce qui aggrave tout ici, c’est qu’il a perpétuellement sous les yeux, et qu’il continuera longtemps d’avoir, comme un festin servi aux regards d’un affamé, la beauté de Jeanne. Il y a là quelque chose de cruel, j’en conviens. J’ai vu des hommes se tuer. Se tuer ! perdre la vie qui est la possession de tout, pour l’amour !

Quand on vint l’avertir que le repas du soir était servi, elle s’aperçut qu’elle n’avait rien fait.

— Ce petit docteur Cécile est bien sympathique, se dit-elle, mais il me fait perdre trop de temps.