Les Cervelines/14

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Calmann-Lévy éditeurs (p. 181-199).
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XIV

Elle ne manquait jamais à une promesse faite. Elle alla voir Jeanne Bœrk le lendemain, à l’Hôtel-Dieu. Dès l’entrée dans la cour d’honneur, sous les arbres, elle aperçut un groupe blanc d’internes, avec, au milieu des toques noires qui s’agitaient, le casque blond des cheveux de Jeanne. Presque pareille à eux, sauf sa forme de femme qui apparaissait en la blouse, elle se détacha. de la bande et vint à son amie qu’elle avait reconnue.

— Montez chez moi, voulez-vous ? Ils nous ennuieraient ici. J’étais en train de passer en jugement. Tisserel est le plus grand imbécile du monde, je vous raconterai cela ; il m’a mise en fâcheuse posture devant tous les autres en faisant renvoyer, à cause de moi, le petit Captal d’Ouglas.

— Vous êtes une ingrate ! lui dit Marceline en se retournant vers elle dans le petit escalier de l’internat, à la rampe forgée d’arabesques.

Dans sa chambre, elle offrit à Mlle Rhonans le fauteuil de reps vert décoloré, et s’assit sur son lit de fer. Il faisait froid. Marceline, dans sa jaquette de fourrure noire, frissonnait, et on la voyait blêmir sous le treillis de soie de la voilette. L’air vif de la cour avait rougi les joues de Jeanne, la blouse échancrée laissait voir un corsage léger. Elle ignorait le froid, et sa vigoureuse santé aimait comme un bien-être le souffle de l’hiver ; les deux mains à droite et à gauche posant au matelas, elle commença de raconter son aventure avec d’Ouglas et ses griefs contre son chef de service. Marceline l’arrêta.

— Ne dites pas de mal de votre maître Tisserel, Jeanne, c’est pénible à entendre ; il vous aime tant !

— Trop, ma chère ; il n’est pas permis d’aimer bêtement à ce point une femme qui ne vous le rend pas !

— Et pourquoi ne l’aimez-vous pas ?

Jeanne leva vers son amie ses grands yeux froidement étonnés :

— Pourquoi n’aimez-vous pas les plats d’oignons sautés, vous ?

EL elles rirent toutes deux sans pouvoir s’en retenir.

— Voyons, dites-moi, reprit Marceline, cela ne vous touche pas un peu, dans le fond de votre cœur, l’amour de cet homme qui ne pense qu’à vous ?

— Non.

— Vous n’avez pas un peu de regret de le faire souffrir ?

— Pourquoi s’entête-t-il à vouloir ce qu’il ne peut avoir ? Je n’ai jamais été coquette avec lui ; je ne l’ai jamais encouragé, bien au contraire ; quand ses allusions, ses ombres d’aveu ont été trop claires, je lui ai montré fort ouvertement que je ne voulais pas comprendre. Que pouvais-je faire ? montrez-moi en quoi j’ai eu tort ?

— Vous avez, il me semble, prononça en hésitant mademoiselle Rhonans, vous avez un petit tort qui est au fond de vous-même, invisible et puissant comme une goutte d’essence dans un verre d’eau et dont tous vos actes s’imprègnent. Ma chérie, pardonnez-moi de vous parler ainsi, vous avez au fond de votre âme une goutte d’essence d’orgueil, et vous ne dites pas un mot, vous ne faites pas un geste qui ne laisse passer, qui n’emporte de vous un parfum secret d’arrogance. Vous rayonnez la fierté ; il y avait un mot autrefois qui réalise tout à fait, me semble-t-il, votre belle personne de femme et votre royale intelligence : la superbe. Vous avez trop de santé, trop de gaîté, trop de sapience, trop d’éclat de statue et trop de feu cérébral. Vous avez en vous tant d’opulence que vous vivez sur votre propre fonds, sans nul besoin des autres.

Elle avait eu beau envelopper de flatteries son reproche, elle vit les traits de Jeanne durcis d’une espèce de colère retenue. L’étudiante n’avait jamais eu d’autres maîtres que des médecins : ceux-ci n’avaient même pas eu à blâmer le magnifique travail qu’elle fournissait sous leurs yeux. Elle ignorait la critique, elle ne pouvait la supporter.

Marceline essaya de l’attendrir.

— Vous n’avez jamais pensé qu’il pourrait venir on jour, dans votre vie, un être dont l’attrait serait plus fort que tout, pour qui vous quitteriez le reste avec une jouissance complète ? Tisserel est bon et doux ; il se serait plié à vos goûts, à vous, comme un dévot au culte de son idole. Il serait venu vous prendre un soir, songez à cela, un soir mystérieux, février ou septembre, le printemps ou l’automne, tremblant, silencieux ; je le vois dans la voiture qui vous emporte, si religieux de vous, si absorbé en vous qu’il ne peut parler, et vous à la fin, vous laissant aimer, touchée par cet homme qui vous aura suggéré sans rien dire l’art de s’oublier, de se sacrifier par tendresse.

Jeanne, qui avait laissé jusqu’au bout s’écouler ce discours lent et hésitant de son amie, s’écria tranquillement au point final :

— Ah ! ça, Marceline, êtes-vous folle ?

— Pourquoi folle ? parce que je dis des choses que vous ne comprenez pas ?

— Parce que vous dites des choses ridicules auxquelles vous ne m’aviez pas habituée. Comment, ma chère, vous en êtes encore là ! ces histoires d’amants, d’enlèvements, de baisers dans les fiacres, la nuit, les conquêtes de cœur, avec la chute éplorée dans les bras du bien-aimé pour finir, cela vous fait toujours de l’effet, dites ? Savez-vous pourtant ce qu’il y a au fond de toutes ces machines-là quand on y réfléchit ?

— Vous réfléchissez trop, vous, Jeanne, fit Marceline sous ce choc à son élan.

— Trop ? on ne réfléchit jamais assez, et vous le savez bien.

— Ou bien vous réfléchissez mal. Vous n’avez pas calculé, je suis sûre, l’utilité dont peut être parfois dans la vie d’une femme un mari.

— Dites-moi, Marceline, le docteur Tisserel vous a-t-il chargée de me demander pour lui ? Car vraiment cela tourne à la proposition de mariage. L’affaire serait amusante.

— Ce que je vous dis là, je vous le dis de moi-même parce que je le pense, reprit adroitement mademoiselle Rhonans. Votre condition d’exception est difficile. Votre réputation, qui vous est nécessaire pour réussir dans la clientèle, est une flamme exposée à mille vents. Voyez : déjà, votre aventure avec cet interne aurait pu se répandre autour de vous d’une manière fâcheuse sans l’intervention de votre bienfaisant Tisserel. Quoi que vous en disiez, ma chère, il vous a tirée là d’un mauvais pas. Je n’aurais pas été tranquille de savoir votre collier dans les mains de ce garçon. Briois, qui est malveillant, aurait vite connu l’histoire et ne l’aurait pas prise en bonne part. Vous êtes maintenant au milieu d’étudiants qui vous jalousent pour vos concours ; une fois docteur, vous aurez autour de vous, soit que vous demeuriez ici, soit que vous exerciez à Paris, des médecins, et si ces messieurs ne s’amusent pas à répandre sur la soie de votre corsage la sauce du rôti, ils pourraient verser sur celle de votre renommée quelque chose de plus corrosif. Après les jalousies puériles d’ici, vous trouverez l’envie. Il me semble que ce serait très bon d’avoir près de vous un homme… votre homme, comme dit bien le peuple.

— Soyez tranquille, fit Jeanne qui se mordait les lèvres d’envie de rire, mon honneur n’aura pas besoin de gardien.

Puis elle se redressa, croisa les bras, les épaules tombant un peu sur le buste noble et plein ; les paupières qu’elle avait légèrement charnues et dorées de cils, abaissées, la lèvre grave, elle était à regarder ainsi indiciblement pudique. C’était toute la tranquillité physique de son être traduite au dehors.

— Je défie n’importe qui reprit-elle, magistralement sûre de soi, de trouver contre moi un mot à dire.

Marceline n’objectait rien. Jeanne avait raison ; ce n’était pas sa vertu qui s’imposait, c’était une sorte de supériorité impeccable, la force d’une essence spéciale.

— Et puis, ajouta-telle encore, ce que l’on dit de moi, je m’en soucie comme d’une guigne ! Tout au plus m’en inquiéterais-je au point de vue de la clientèle, et je sais qu’on ne pourra rien dire ; alors…

— Alors vous demeurez sans pitié ?…

— Marceline, demanda Jeanne gravement, que feriez-vous à ma place ? Répondez-moi, franche comme vous êtes.

Mlle Rhonans, « franche comme elle était », ne répondit pas. Elle hésitait véritablement incertaine de son exact sentiment sur l’affaire. Les choses de l’amour la mettaient toujours en défiance, elle les jugeait froidement, en philosophe et, les dépouillant de tout l’illusoire qui les enveloppe, les pesait dans leur excessive légèreté. Mais les arguments que sa compassion pour Tisserel lui avait suggérés se retournaient maintenant contre elle ; ils obscurcissaient presque agréablement son impitoyable clairvoyance. Elle répondit, comme un abstinent qui parlerait d’ivresse, quand il vient de respirer une liqueur capiteuse :

— Moi, si quelqu’un m’aimait de la manière dont monsieur Tisserel vous aime, ma belle Jeanne, je crois positivement que je me laisserais tenter par ce genre de bonheur.

— Oh ! Marceline ! allons donc ! s’écria la Cerveline indignée.

Cette interjection de Jeanne la poursuivit longtemps et lui fut un thème à des méditations qui dépassèrent de beaucoup en portée le romanesque incident actuel.

— Jeanne est plus forte que moi, pensait-elle ; il lui est donné de voir un homme se mourir d’amour à ses genoux sans en être autrement troublée que s’il s’agissait d’un chien pâmé devant une victuaille prohibée. Elle a raison ; toutes ces gourmandises ne sont ni plus ni moins intéressantes les unes que les autres. L’illusion consiste en la façon de les habiller. Jeanne ne se laisse prendre à aucun des déguisements de la passion. Elle est plus forte que moi, qui déjà commençais à m’attendrir. Seulement, où est la supériorité ? Jeanne reste froide parce qu’elle ne peut pas s’attendrir ; moi, je m’attendris parce que je ne peux pas rester froide. Lequel est le plus glorieux ?

Le problème la tourmentait partout, dans la rue, à son cours du lycée. Elle y parla de la Révolution française devant sa vingtaine d’élèves, et elle s’interrompait court parfois, distraite de son Michelet, dont elle s’inspirait toujours en parlant, pour regarder ces visages de petites femmes ayant toutes quinze ans. Inégales, dissemblables, jolies ou vulgaires, spirituelles ou niaises, et toutes vouées fatalement à la loi de la passion de l’homme.

— Les meilleures seront les plus tendres se disait-elle ; et elle aimait mieux, inconsciemment, non les plus studieuses, mais les frimousses naïves, irréfléchies, en quête toujours d’un baiser déjà. Fallait-il être forte comme Jeanne ?

À l’amphithéâtre, où elle arriva le soir avec un cours à peine préparé et qu’elle dut lire en partie, tant le travail de sa journée avait été mal agencé, elle eut à plusieurs reprises la tentation de s’arrêter. Elle abrégea. C’était une belle nuit d’hiver, blanchie de clair de lune. Quand elle sortit, des couples furtifs se promenaient au long des murs, dans les rues. Elle observait les femmes abandonnées au bras de leurs amants et qui paraissaient si bien, dans ce geste, la figure de l’amoureuse, démente, trompée, victime du mensonge éternel, du seul qui puisse recommencer tous les jours sans qu’on cesse d’y croire. Fallait-il être faible comme elles ?

Aimer ? ou vaincre l’amour ? Son sommeil fut plein de cette incertitude. Dès le matin, trois jeunes gens qu’elle préparait au baccalauréat pour l’histoire vinrent prendre leur leçon. Rien ne lui donnait plus le sentiment de sa maîtrise et de sa puissance que d’être à son bureau devant ces trois grands garçons vigoureux qui copiaient docilement sur de petits cahiers, avec une aveugle confiance en ce qu’elle disait, les mots tombés de ses lèvres. Ils étaient timides, ne prononçaient pas devant elle une parole qui n’eût trait à son enseignement ; ils lui récitaient des leçons et lui donnaient l’impression d’être elle-même un homme beaucoup plus âgé qu’eux. Pour l’adieu, sur le seuil de son cabinet d’étude, ils lui allongeaient au bout de leurs grands bras musclés de silencieuses poignées de main anglaises qui ébranlaient sa frêle personne, quand elle aperçut debout, près du piano, dans le salon, Jean Cécile qui l’attendait.

— Eh bien ? lui demanda-t-il anxieusement quand ils furent seuls, eh bien ?

— Eh bien ! monsieur, répondit-elle très positive et décidée désormais, j’ai vu Jeanne Bœrk et je vous jure que j’ai poussé l’éloquence à ses extrêmes limites ; mais comme je le pensais, elle ne veut pas, elle ne peut pas agréer les sentiments de monsieur Tisserel. L’impossibilité même en est si évidente que je m’étonne d’avoir mis mes efforts à l’encontre d’une chose si simple. Jeanne mène la vie la plus agréable…

— Tisserel la trouve fort à plaindre, harcelée comme elle l’est par tous ses camarades. Il en souffre pour elle…

— Il en souffre plus qu’elle, allez ! Jeanne est une solide nature qui ne s’embarrasse pas de puérilités. Elle possède le bonheur. Écoutez-moi bien, docteur, je vais vous dire ici quelque chose d’absolu et de vrai : l’état d’âme clair et simple, sans complexité, de ma belle amie, d’où vous concluerez vous-même, naturellement, à l’impossibilité de notre intervention pour y rien changer. Elle est heureuse : elle a établi son esprit dans un état de contentement permanent, elle exerce toutes ses facultés d’après leur tendance qui est le travail scientifique. La médecine lui procure des jouissances que vous avez dû connaître, mais imparfaitement, si vous n’aviez dans votre vocation médicale ce quelque chose d’impérieux et de violent qui soit assez fort pour y mener à travers tant d’obstacles, une femme. Ce furent sans doute chez vous de vifs plaisirs, c’est chez elle le plaisir à l’état latent. Vous connaissez son intelligence, son talent ?

— Vous pouvez mettre : son génie. Tisserel m’a dit le mot ; j’aurais pu ne pas le croire, mais d’autres confrères me l’ont répété à propos d’elle. Elle a le diagnostic d’un vieux médecin.

— Elle est inouïe, mais elle le sait ; elle se juge à sa valeur ; sans vanité risible, elle juge une ville provinciale impropre à son essor scientifique ; il lui faut les grands laboratoires et la célébrité, il lui : faut Paris. Vous l’y verrez, vous entendrez son nom : elle sera l’éditeur d’un grand microbe ; on dira « le mal de Bœrk ». Il me semble déjà voir cette maladie ; tout le monde croira en être atteint. Quel triomphe !

— Vous avez beau jeu à rire des médecins, dit Cécile, vous êtes une historienne !

— Je ne ris pas des médecins, reprit-elle gaîment, mais des malades.

— Les médecins sont aussi quelquefois des malades.

Elle ne comprit pas sa pensée dans cette phrase et reprit :

— Heureuse dans le présent avec un tel idéal, bien résolu pour l’avenir, savante, chercheuse, inventeuse, comment vouliez-vous qu’elle m’écoutât quand j’allais lui dire de renoncer à sa belle et lumineuse existence ?

Dans la pénombre où elle le voyait à peine, les traits de Jean se décomposèrent. Les sourdes colères qui naissaient parfois secrètes et terribles dans son âme molle commençaient à s’éveiller. Il dit, de sa voix creuse qu’il affermissait :

— Il y a pourtant en elle une femme, voyons !

Marceline devina ce qu’il pensait et reprit :

— À peine. Le travail lui a refait une nature. Toutes ses forces lui sont données. Elle n’aime pas monsieur Tisserel.

— Et si elle l’avait aimé ?

— Oh ! dit Marceline avec un geste de la main où se cachait un peu de dédain, alors… Une personne qui aime n’a plus tout à fait ses facultés de jugement, de réflexion… et il se pourrait qu’elle eût commis l’imprudence de céder.

— Et à votre sens, questionna Cécile qui, de ses yeux calmes, invisiblement plongeait en elle, en ses yeux, en son âme, à votre sens aurait-elle eu tort ?

C’était l’énoncé du problème qui vingt-quatre heures l’avait tourmentée ; mais, Dieu merci, la solution était prête, ferme et assurée en elle ; elle n’hésita pas.

— Si elle aurait eu tort, la pauvre amie ! Ah ! docteur, que me demandez-vous-là ?

Elle souriait, mais se retint en voyant que Cécile, les deux mains crispées au fauteuil, les yeux détournés, la désapprouvait.

— Alors, dit-il, étouffant d’indignation, vous ne comprenez pas qu’une femme puisse un jour renoncer à tout pour donner à un homme le bonheur qu’elle s’ôte ? Vous ne croyez pas qu’elle trouve à cela un bonheur nouveau qui fasse pâlir et éteindre l’autre ? Vous ne croyez pas que l’amour puisse valoir la gloire, que la tendresse ne dépasse le savoir, et le cœur… le cerveau ?

— En poésie, oui, dit-elle, je le crois.

Elle souriait doucement.

— Mais vous le niez dans la vie réelle ?

Elle n’aurait pas su dire au juste quelle impression lui produisait alors le regard de Cécile qui se fixait à elle, mais elle se hâta de dire :

— Vous allez nous juger mal, Jeanne et moi qui partageons là-dessus la même opinion : je ne le voudrais pas ; je ne voudrais pas, docteur, que vous me preniez pour une femme sans cœur. Sachez bien que le dévouement, je l’adore partout, je m’agenouille devant, je le vénère ; j’ai connu des femmes, des jeunes filles dévouées à leurs parents, à des frères infirmes ; j’ai eu, tenez, une de mes jeunes amies, une normalienne si remarquable que — quelques protections aidant — après peu de temps d’exercice on l’avait nommée à Paris. Ses parents habitaient une petite ville de Provence. Le père était paralytique. La mère tombe malade. Mon amie s’appelait Martiale : Martiale, avant de se rendre à son poste, vient aux derniers moments de la vieille dame ; le papa, redevenu presque enfant, s’attache à elle désespérément, la supplie de ne plus le quitter. Elle demande au médecin combien de temps encore peut vivre le bonhomme. Il lui répond : un an ou un peu plus, mais pas deux. Là-dessus, Martiale écrit au ministre qu’elle refuse le poste proposé et qu’elle demande sa mise en retrait d’emploi. Je suis allée voir un jour cette jeune fille qui, pour mettre un peu de douceur dans les derniers mois de cet agonisant, avait brisé sa vie. Et entrant dans leur petite maison, j’avais autant de respect qu’en pénétrant dans une église ; et quand elle allait et venait, mon amie, pour soigner son vieux, j’avais envie d’embrasser le pan de sa robe comme une relique. Ah ! c’était beau !

Jean vit ses yeux pleins de larmes.

— Martiale avait trouvé, continua-telle, que l’amour vaut la gloire, que la tendresse dépasse la science, et le cœur, le cerveau. Quand il s’agit d’amoureux, je suis moins admirative de leur naïve crédulité. J’ai vu tant de choses, si vous saviez, docteur, tant de choses !

Elle se leva, repoussa sa chaise, se détourna pour essuyer ses yeux, humides encore de l’émotion de tout à l’heure, puis, comme pour faire la paix, prit les cigarettes qu’elle vint offrir à Jean. IL refusa.

— Je ne fumerai pas ici mademoiselle.

— Mais je vais fumer avec vous ! s’écria-t-elle, j’ai la passion de ça, moi.

Ce fut pour Cécile une stupeur de la voir, masculine et rieuse, allumer d’un geste vif, à ses lèvres, la cigarette dont on la devinait coutumière et gourmande. Il se ressentait toujours des influences bourgeoises, scrupuleusement honnêtes, de son ascendance, et il en pouvait avec peine dégager précisément l’honnêteté du scrupule. Marceline le choquait à fumer ainsi, avec lui. Il croyait voir une grisette en cette femme savante, et l’ambiguïté le déroutait. Était-ce une coquetterie de sa part ? Voulait-elle seulement lui enseigner à être chez elle à l’aise, sans contrainte ? Il s’affligeait avec excès de ce rien, comme si déjà cette jeune créature eût été à lui, et qu’il eût eu à répondre de ses actes. Il aurait voulu lui dire :

— Ne faites pas ce qui me déplaît.

— Venez voir quelque chose, docteur, appela-t-elle, en abattant du petit doigt la cendre dans une coupe ; venez voir.

Il y avait sur la table où elle s’appuyait un album de photographies qu’elle ouvrit et feuilleta lentement devant lui. Par petits ovales sombres dans le blanc des pages, à la volée, une multitude de visages passèrent à ses yeux, jaunis, troublés, démodés. Elle le maintint ouvert à une page plus fraîche où des figures jeunes apparurent.

— Voici mes amies d’enfance, dit-elle. À l’époque de leur mariage, elles m’offraient toutes leur photographie avec celle du fiancé, selon l’usage. Celle-ci s’appelait Thérèse : voyez ses yeux vifs et volontaires ; elle avait dix-huit ans ; l’officier qui lui fait pendant, et qu’elle a épousé, l’avait connue au bal ; de part et d’autre, ç’avait été le coup de foudre ; la décision du mariage restait en suspens cependant ; les parents s’y refusaient. J’étais sa confidente. Vous n’imaginez pas les ruses, les bassesses, les machinations sournoises de cette petite fille, jusque-là fort loyale et droite, pour retrouver de-ci de-là l’objet de ses rêves. Ce fut une vie de tours de force. Elle me disait pour toute excuse : « Je l’adore ! » Ils s’écrivaient des lettres clandestines, qu’elle me montrait quelquefois. Le jeune homme n’y parlait que de mourir d’amour. À la fin, c’est l’insoutenable volonté de Thérèse qui l’a emporté… Voici l’une de mes jeunes cousines. Pour celle-ci, l’histoire fut du dernier romanesque : c’était une tête chaude et originale ; une méridionale accomplie. Le fiancé que vous voyez ici, et qui était un charmant homme dans le monde, avait une réputation terrible d’emportements. À sa première demande, la famille opposa un refus formel, et selon l’usage antique, on mit au couvent pour une année la petite personne éplorée. Par malheur, il y avait là une belle-mère dont l’imagination exaltée faisait avec l’amoureux exaspéré et la petite recluse, un trio complet. Celle-ci n’était pas depuis six semaines au monastère qu’elle escaladait une fenêtre de parloir ; imaginez-vous cela, un enlèvement en règle, à notre époque, un roman espagnol ! Le moyen âge ! La belle-mère prêtant sa calèche pour la circonstance ! Il paraît que ni l’un ni l’autre des fiancés n’aurait survécu à la séparation… Le contrat fut signé sur-le-champ, bien entendu… Voici la jolie Marguerite, qu’on appelait « Souris », tant elle était vive et drôlette ; elle n’est pas reconnaissable ici, sérieuse et triste comme vous la voyez. Elle avait pris l’amour au tragique ; le jeune homme, qui écrivait un peu, lui adressait des poésies assez réussies ; elles transformèrent en rêveuse mystique la petite écervelée. Les fiançailles furent longues. L’exaltation passionnée vibrait à la corde la plus haute, la plus tendue : c’était un poème vivant que ces deux jeunes gens. À cette même époque, Berthe que voici s’enthousiasma d’un clerc de l’étude de son père, un jeune paysan sans nul mérite. comme il doit vous paraître ici, rien qu’au nœud de sa cravate et à la raie mal portée de ses cheveux. On s’étonne et s’indigne d’abord ; puis l’amour réciproque est tel qu’on célèbre le mariage. La dernière ici, c’est notre amie Béatrix dont les yeux étaient si beaux et si sombres, que nous lui disions toujours : « Tu joueras la tragédie. » Elle l’a jouée. Ce beau garçon que vous voyez près d’elle, journaliste, romancier, épris d’elle jusqu’à la folie, s’est jeté un jour dans le Rhône, à cause des sombres yeux tragiques. Rassurez-vous, il n’y resta que le temps voulu pour attendrir notre amie, et il y eut un beau sourire pour réchauffer après son âme transie, comme un rayon de soleil provençal pour sécher sa redingote professionnelle.

Marceline se reprit un moment, passa la main à son front.

— Oh oui ! j’en ai vu ! j’en ai vu ! Que de mots d’amour répétés, croisés, puis redits encore à m’en lasser ! que de formules, d’attitudes, de prières, de menaces, de promesses jetées dans le moule éternel ridiculement usé ! Quelle atmosphère de lettres tendres, de baisers, de soupirs, de rêveries ! Thérèse, Berthe, Marguerite, Marie, Béatrix, et combien d’autres qui ne sont pas ici ! Et que de larmes, que de sanglots, que de désespoirs, et quel vent de passion criant son éternité !

Cécile l’écoutait, se plongeait avec elle dans ces souvenirs comme dans le livre de sa vie.

— Il n’y a pas dix ans de cela, continua-t-elle tristement. La pauvre Thérèse et le bel officier sont séparés de corps et de biens. Elle a mis à son procès ce que vous voyez dans ses yeux, l’acharnement qu’elle avait apporté à son mariage… Ma petite cousine au coup de tête, qui a des enfants, reste enchaînée par eux à l’homme terrible qui la martyrise de ses violences. J’ai reçu l’autre jour une lettre navrante de la jolie et tendre Marguerite ; son mari est un drôle ; il tourne toujours les vers aussi facilement, mais s’il lui adressait encore ceux qu’il fait, ce seraient, me dit-elle, des vers de haine. J’ai entendu dire que Berthe et son rustaud vivaient à peu près heureux ; il l’a lentement attirée vers son niveau. Ce sont devenus deux paysans rapaces, unis dans les intérêts matériels et l’amour de l’argent. Quant à la belle Béatrix, elle et son mari habitent maintenant Paris, et si je vous disais le nom de ce monsieur, vous comprendriez sans doute du coup que les jours de ma pauvre amie ne sont pas tissés de fils d’or, et que le temps est déjà bien lointain où il voulait, pour elle, se noyer dans le Rhône.

Il semblait à Cécile qu’impalpablement sur ses pensées, sur son imagination, sur son âme, Marceline tendait un voile gris. Il lui en voulait d’être si impitoyable.

— Comprenez-vous maintenant, monsieur Cécile, disait-elle, comprenez-vous qu’une femme clairvoyante et lucide comme Jeanne Bœrk, qui se sent tenir dans les mains du bonheur sûr, se refuse à la passion, si flatteuse qu’elle soit, de monsieur Tisserel ? Il suffit de se posséder bien, de ne se livrer à rien d’irréfléchi pour se garder d’entraînements fâcheux. Franchement, compromettre un avenir comme celui de Jeanne !

— Tisserel ne ressemble pas à tous les personnages que vous me montrez là, s’écria-t-il indigné : Tisserel est un être bon, loyal, affectueux, sa passion même à quelque chose de rare qui ne se rencontre pas. Si vos amies ont eu de mauvais maris, qu’est-ce que cela prouve ?

— Je les ai connus tous, reprit Marceline tranquillement, et sauf le clerc de notaire, qui à donné à sa femme le bonheur, je vous jure que c’étaient de charmants hommes, des amis parfaits. Pour celui qui enleva au couvent ma petite cousine, on disait aussi que sa nature, malgré ses violences, était rare et belle. Ils ont tous aimé ces jeunes filles sincèrement, loyalement, aveuglément, et quand ils parlaient d’en mourir, je me fais garante qu’ils exprimaient là vraiment la puissance de leur passion.

Elle souriait encore avec une douce indulgence.

— Voilà, docteur, mon argument ; je n’en ai pas d’autres contre le sentiment de monsieur Tisserel. Vous allez me reprocher mon incrédulité ; est-ce de ma faute si ce terrible album est là pour me raconter des histoires singulièrement instructives ? J’aimerais bien n’avoir pas à être sceptique, allez !

Cécile se sentait écrasé par l’irréfutable sagesse de cette femme. Il avait autrefois entendu, dans la bouche d’Eugénie Lebrun, une philosophie pareille qu’était venue confirmer l’expérience. Cette unité de pensées, en des créatures si divergentes, achevait de fixer en lui, solide et charpentée, la figure de la Cerveline. Mais il s’efforçait inutilement à haïr celle-ci. Plus elle se retirait de lui par son impassibilité de cérébrale, plus il adorait les grâces de son corps, son corps délicat de statuette précieuse, ses yeux jolis, rieurs, ayant en leur regard quelque chose d’immense, et comme une bénignité démentant ses paroles.

— Il y a de bons ménages, dit-il, j’en connais d’admirables, de saints.

— Moi aussi, répondit-elle vite, j’en connais un surtout, celui où je suis née ; mon père et ma mère sont idéalement unis.

— Comme les miens, dit Cécile très intimement.

Ils se sentirent tous deux émus pareillement, une seconde. Cécile hasarda :

— Alors…

— Alors, reprit-elle, nullement ébranlée par cette réplique, c’est par milliers qu’il y a dans la société de ces exceptions-là, de ces mariages heureux, fondés… Au fait, savez-vous, monsieur Cécile, sur quoi sont fondés les heureux mariages ? Sur une simple harmonie d’humeur : la douceur de la femme et l’amabilité du mari, uniquement. Si l’on peut assurer cet accord des caractères entre deux êtres, il est permis de les lancer hardiment dans la vie ensemble. Mais qui pourrait répondre de ce mécanisme délicat des âmes ?

— Oui, se répétait Cécile en continuant ses courses de clientèle par la ville, qui peut répondre de ce mécanisme délicat des âmes ?

De son sourire, cette mystérieuse Rhonans avait insinué en lui le ravage du doute, du doute de l’amour cruel et démoralisant comme le doute religieux. Pensée par pensée, il perdait la foi en l’amour, et il voyait, rien qu’en songeant à Marceline, s’évanouir le sentiment délicieux qui commençait en lui pour elle.

— Je n’y retournerai pas, se dit-il, à quoi bon ?