Les Cervelines/16

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Calmann-Lévy éditeurs (p. 213-220).
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XVI

Ce fut la veille de Noël qu’à travers la France, dans le creux des oreillers, des coussins blancs, au glissement d’un rapide, Tisserel ramena à Briois ce qui restait encore de la jolie et vitale Henriette : un petit visage fripé, sans couleurs, où ne régnaient plus que des yeux énormes ; une forme émaciée, sans poids, sans lignes perdue dans les plis de la robe de nuit, comme une longue poupée tiède qu’un enfant aurait portée. Les fièvres effrayantes avaient consumé sa vie. Il lui en demeurait encore un peu, comme dans un flacon épuisé un reste de liqueur précieuse dont les aromes légers se sont évaporés, et qui conserve en quelques gouttes tout le feu de ce qui fut sa violence. Elle existait encore sur cette parcelle de vie, comme si elle en eût possédé de quoi créer un monde ; ce n’était plus qu’une étincelle, mais elle brûlait comme un brasier. Ses membres restant inertes, son cerveau produisait et renouvelait sans cesse un travail de rêve, et son pauvre cœur flambait.

La lampe du wagon éclairait sur le blanc du drap son visage terreux, les osselets pâles et longs qu’étaient ses mains. La sœur garde-malade qui la soignait s’était endormie, elle appela Paul tout près d’elle.

— Les cloches vont sonner tout à l’heure pour la messe de minuit, lui dit-elle en chuchotant et haletante ; tu me préviendras, je veux les entendre ; ce sera la dernière fois ; je ne les entendrai sûrement pas l’année prochaine.

Elle fit une pause. Elle était brisée maintenant à cette idée de la mort prochaine. Elle en parlait volontiers, sans se défendre pourtant d’un air de rancune contre ceux dont la vie triomphait.

— L’année prochaine, toi, tu les entendras sonner ; tu te rappelleras cette nuit, tu penseras à moi.

— Nous les entendrons ensemble, fit Paul douloureusement.

Mais ces mensonges ne servaient plus qu’à irriter le chagrin d’Henriette, comme un refus de comprendre ce qu’elle souffrait. Elle aurait aimé mieux le voir pleurer sur elle, que s’efforcer à cette bonne humeur qui la choquait.

— Non, dit-elle, on ne me trompera plus ; j’en ai trop rencontré là-bas, je me suis étudiée sur les autres ; je ne verrai pas l’été. Tant de gens le verront, mon Dieu !

Paul l’écoutait silencieusement, l’air impassible et le cœur tordu.

Le train fendait la mer noire des ténèbres. Dans les villages qui fuyaient au loin, en silhouettes veloutées de nuit, on commençait de voir les églises devenir transparentes et les maisons s’illuminer de points de feu. Comme l’air était adouci par un vent du sud humide et tiède, Tisserel avait baissé la glace, et de temps en temps, par à-coups, stridents ou imperceptibles, au caprice de la voie sinuant dans la campagne, on entendait le bourdonnement des cloches. C’était l’universel carillon que rencontraient les voyageurs à chaque point nouveau qu’ils joignaient. Ils traversèrent lentement une ville : ce furent les vibrations sonores des bourdons de cathédrale, le concert majestueux des coups de bronze dans l’air, et l’illumination intime des foyers. Henriette murmura :

— Le réveillon qui s’apprête.

Elle pensait à cette foule joyeuse à laquelle appartenait encore ce monde dont elle était déjà détachée ; et toujours elle était hantée de ce mystère : comment tous ceux-là continueraient-ils d’être quand elle ne serait plus, elle qui se sentait porter en elle tout l’univers ! Sur sa petite joue diminuée, tendue aux pommettes, des larmes glissèrent. Tisserel n’y put tenir : il la prit à deux bras dans son oreiller.

— Je ne veux pas que tu pleures ; je te guérirai. Je suis médecin, je te jure de te guérir, je m’y engage, tu entends !

— Paul, tu sais bien que tu ne pourras pas.

— Si tu le veux avec moi, je le pourrai.

Il suffisait parfois d’un rien pour lui donner, ainsi qu’aux gens bien portants, l’illusion d’une vie sans fin. La petite chose frêle qu’elle était devenue pouvait se diluer en immenses mirages.

— Tu crois ! dit-elle vraiment.

Il ne restait plus à ses pauvres jolis yeux d’autrefois le pouvoir d’aucune expression : ils demeuraient mornes et faibles, mais Paul la sentit contre lui frémir d’espoir.

— Sais-tu lui dit-elle tout à fait aphone, j’en avais un peu l’idée quand j’ai déclaré vouloir revenir à Briois. J’aurais envie d’une consultation entre toi, mademoiselle Bœrk et monsieur Cécile. Crois-tu qu’il s’intéresse un peu à moi, ton ami ?

— C’est-à-dire que ta santé lui tient très à cœur, j’en suis sûr.

Elle ne répondit pas ; ses yeux se fermèrent ; elle eut dans ses traits une telle altération, que Tisserel qui la tenait toujours, inerte dans les coussins, eut l’angoisse atroce de la fin. Mais il se rassura en sentant sous ses doigts les battements à longues saccades du cœur, et en voyant se mouiller ses cils fermés. Elle pleurait.

— Qu’as-tu, Henriette ? demandait-il en l’embrassant aux yeux, au front, aux ondes de ses beaux cheveux que la fièvre avait assombris ; qu’as-tu ?

— Quelque chose que je ne puis te dire, Paul.

— Dis-le moi, chérie, je sens que ton pauvre cœur en étouffe. Je suis tout ensemble ton père et ta mère, je suis ton ami ; il faut me dire tout. Quelque idée te fait peur, dis ?

Elle secoua la tête.

— Je ne puis pas le dire, je ne l’ai jamais dit à personne.

La poésie de cette nuit de Noël, tragique au fond comme une nuit de Toussaint, mais dont son âme, amoureuse de la vie, n’avait senti que le charme joyeux, l’avait exaltée et passionnée. Un mariage d’impressions douces se faisait entre l’espoir que lui donnait son frère, et la sensation de S’en aller vers Briois, c’est-à-dire vers Jean, celui auquel jamais elle n’avait cessé de penser. Le revoir ! C’était cette idée qui la faisait vibrer comme une créature de vigueur dans les bras de Paul, qui lui donnait ses larmes heureuses et l’air de mourir. Lui la questionnait tendrement, qu’avait-elle ? Il s’inquiéta, la tourmenta. À la fin, cette ardeur de mourante l’éclaira ; il se souvint qu’elle avait vingt-trois ans, qu’elle possédait sur la vie des droits puissants, que ce petit cœur infiniment frais et pur pouvait bien s’être gonflé de tendresses secrètes pour quelque être de rêve qu’aiment les jeunes filles ; quelque poitrinaire de là-bas… Qui savait ?

— Ma petite Henriette, murmura-t-il en cherchant des mots exprès pour toucher à ces délicatesses, n’y a-t-il pas dans ton cœur… un nom…

Elle ne répondit pas.

— À qui penses-tu en cette minute, Henriette ?

Le faible sang qui la faisait encore vivre n’eut pas la force de monter à ses joues ; elle ne rougit pas ; ses yeux morbides n’eurent pas une lueur quand elle dit :

— C’est à Jean !…

Elle défaillit seulement un peu plus dans l’oreiller.

Tisserel fut pris d’un grand trouble devant la découverte de ce secret. L’âme d’Henriette lui parut soudain un abîme. Elle aimait. Il la contempla comme une femme nouvelle. Défigurée, dans sa chair fanée, sous les choses mortes et figées qu’étaient devenus ses yeux fleuris, et l’aspect horrifiant de la mort qui s’affirmait déjà, elle lui parut belle. Aux plis de sa bouche, la souffrance des affections meurtries, qu’il connaissait si bien, se dessinait ; médecin et en même temps expert douloureux en ces choses, il comprenait et analysait les battements de son cœur alourdi, et jusqu’à sa fatigue de porter en soi ce fardeau de son cœur. Il l’embrassa longuement au front comme une chose sacrée. « Voilà donc ce que c’est qu’une femme qui aime ! pensait-il dans une cruelle envie, en la tenant ainsi, ne pesant guère plus à son bras qu’un cœur aux palpitations sourdes ; la voilà, vibrante, tremblante, amoureuse de l’ami lointain, dont sa pensée depuis des années, peut-être, est pleine. Elle n’a plus qu’un souffle de vie, elle le lui donne ; il lui vient un espoir absurde de guérir, elle le retourne vers lui ; tout ce que je tiens ici, tout ce qui fut un être charmant, tout ce qui est encore une vie humaine, la plus haute, la plus exquise, est à Jean ; elle lui est donnée en pensée, mon Henriette ; ce que je dis être mon Henriette, et qui est son Henriette à lui, sans qu’il s’en doute, le malheureux ! »

— Tu l’aimes, lui, Cécile ?…

Et il ajouta ce cri naturel de la curiosité familiale entre frères et sœurs, qui s’indignent et s’irritent de tout ce qui peut se jouer dans le cœur des autres à leur insu.

— Depuis quand ?

— Depuis presque toujours, fit-elle, les yeux clos, épuisée ; je puis bien te le dire, c’est vrai, mon pauvre Paul, je ne sais ce qui me retenait si fort de tout te conter. Je le voulais, au fond, pour que tu le lui dises quand j’aurai disparu, si je ne me remets pas. C’est surtout quand il est revenu se fixer à Briois ; j’ai senti que c’était l’être pour qui j’étais créée ; j’éprouvais que je lui aurais obéi avec délices ; il m’aurait demandé de le suivre dans un désert, je l’y aurais suivi ; il m’aurait demandé de souffrir toute ma vie pour le rendre heureux, j’aurais souffert en jouissant comme tu ne peux le savoir ; il m’aurait demandé ma jeunesse, ma joie, ma santé, je lui aurais tout donné, Paul, tout ! Hélas, il ne m’a rien demandé du tout ; et je me suis sentie bien inutile alors, bien bonne à rien. La maladie m’a prise. S’il m’avait aimée, il y aurait peut-être eu en moi un ressort qui se serait levé pour réagir, pour lutter. Je n’avais pas le courage. Oh ! il m’a fait bien du mal sans le savoir… le pauvre ami. Si je meurs, tu le lui diras après… je veux qu’il sache.

Il la vénérait en ce moment avec une religion plus profonde ; il se répétait :

— Voilà ce que c’est qu’une femme qui aime, qui ne s’appartient plus, et qui, blessée à en mourir, aime encore celui qui la tue ! Voilà pourquoi elles sont faites ; voilà ce qu’elles devraient être toutes ; voilà ce qu’un homme devrait adorer à genoux quand il le rencontre.

Il s’expliquait mieux à présent la marche souveraine du mal sur la pauvre nature déprimée par son chagrin d’amour. Elle avait eu, pour expliquer tout, un mot de lucidité : « S’il m’avait aimée, il y aurait peut-être eu en moi un ressort qui se serait levé pour réagir. » C’était cette réaction animale de tout être jeune et vital sur les causes morbides qui avait fait défaut. Sa peine la minait en même temps que le bacille. Il avait été loisible au mal d’aller vite.

— Cécile est un misérable ! se dit-il, pris de haine pour son ami.

Le train vertigineux roulait toujours dans la nuit. Les cloches s’étaient tues partout ; mais les lampes, en petits points de feu, luisaient toujours aux carreaux des maisons lointaines. C’était partout maintenant le joyeux réveillon. Ce bonheur répandu, presque national, fit mal à Tisserel. Il se révoltait. Son regard tomba sur cette enfant qu’il chérissait plus fort que jamais ; elle s’endormait ; il l’étendit le long de son matelas avec un soin tendre. Vraiment, elle était morte à demi ; ce n’était plus d’elle qu’un souvenir ; et elle se mourait d’aimer… Comme c’était adorablement féminin et beau ! Alors il se souvint du corps magnifique et fort de Jeanne Bœrk, qui insultait de son insensible béatitude cette chère petite créature de douleur, et il comprit qu’il avait fini de l’aimer.