Les Cervelines/17

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Calmann-Lévy éditeurs (p. 221-239).
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XVII

Ces jours de fête, pendant lesquels Marceline Rhonans eut dans sa vie laborieuse le vide des vacances, lui donnèrent le spleen. M. de Rhonans, son père, devait venir à Briois ; un malaise le retint, elle resta seule. La bonne entente qui jusqu’ici n’avait pas cessé entre elle et Jeanne Bœrk était troublée par un sentiment étrange que ne définissait ni l’une ni l’autre. Elles ne se ravirent pas de toute cette période. Marceline apprit d’ailleurs le changement de service qui transférait, à l’hôpital des Enfants, dans le quartier opposé de la ville, le nouveau logis de l’étudiante ; elle s’expliqua que les soins de l’installation l’aient retenue. Elle voulut passer son temps à lire, mais elle se sentit prise d’un dégoût de tout qu’elle n’eut pas même le courage d’analyser. Tous les soirs, à quatre heures, la servante allumait les lampes du salon ; et elle se tenait là, un livre à la main, à regarder flamber les bûches dans la cheminée. Cette pièce était celle qu’elle trouvait la moins triste. Le premier janvier, elle y reçut plusieurs visites d’élèves dans le courant de l’après-midi. Elle l’avait ornée de fleurs. Il y avait sur la cheminée, à droite et à gauche de la pendule Louis XVI, dans des vases de cristal ; des violettes fines et des mimosas lumineux et légers ; il y avait, sur la table où posaient les photographies de ruines phéniciennes, des roses et des tubéreuses qui rendaient odorant le moindre mouvement d’air, et des abat-jour de soie peinte projetaient, sur les lambris blancs et le papier velours gris perle, des lueurs roses. À cinq heures, elle se trouva seule. Elle se dit alors que le docteur Cécile allait venir sans doute. Il y avait entre eux une naissante amitié qui s’était rapidement conclue sur le genre de terrain où ils s’étaient rencontrés et connus. Il était presque élémentaire qu’il vint aujourd’hui. Elle l’attendit, les yeux sur la pendule. Elle éprouvait à sa conversation, et à une sorte d’essence fine qui émanait de lui, un extrême plaisir. Elle se le rappelait assis au fauteuil qui lui faisait vis-à-vis ; elle revoyait la distinction délicate de son geste, son regard en même temps impénétrable et chercheur ; son œil bleu féminin sous l’arcade puissante du sourcil. Elle l’attendit deux heures. Il ne vint pas.

Elle dîna. On aurait cru que pour la première fois elle s’apercevait que dans cette petite salle à manger tiède et paisible, avec ses auvents fermés sur le boulevard, elle était seule. De temps à autre, le passage d’un tramway électrique l’ébranlait comme un coup de tonnerre, et tout rentrait dans le silence. De la ville recueillie en cette fête familiale du « jour de l’an », aucun bruit ne venait. Mais dans chaque foyer, pensait Marceline, que de cris d’enfants, que de rires, que de tendresses, que de chansons ! Vivre seule et sédentaire, c’était trop. Quand viendrait pour elle la période de sa grande exploration vers le passé ? Pour quand son voyage ?

Elle avait à peine effleuré les mets servis ; elle remonta au petit salon. En regardant le bois s’éteindre au feu, elle se sentit des larmes dans les yeux.

Alors, d’un effort se ressaisissant, elle prit une décision grave. Elle avait à Paris un vieil ami de son père, ancien professeur de Faculté, membre de l’Institut et fort influent dans cette sphère où il s’occupait d’elle. Elle lui écrivit le soir même de ce premier janvier, lui demandant si les voyages qu’elle avait toujours rêvé de faire en préparation de son histoire de l’antiquité ne pourraient pas affecter la forme d’une mission universitaire dont elle serait chargée au nom du département de l’Instruction publique. Elle répugnait d’ordinaire à demander une faveur, et cette lettre était peut-être le seul exemple d’une chose qui, dans ses actes, ressemblât à une supplique. Mais c’était encore là une face de sa force qui accomplissait, sans de trop minutieux scrupules, le grand programme de sa vie. L’ennui dont elle se sentait la proie depuis quelque temps lui avait trop causé cette peur que donne aux gens sains la maladie. Son énergie luttait.

Le vieil homme demeura plusieurs jours sans répondre. Elle perdit l’espoir de réussir, et gagna par contre cette blessure d’amour-propre d’avoir sollicité une impossibilité. Elle voulut faire une cure de travail, et préparer plus soigneusement que jamais sa conférence d’ouverture des cours publics sur la Grèce. Elle fit dans la bibliothèque de Briois, qui tenait une partie du musée de peinture, des pauses qui se prolongèrent des journées entières. Une frénésie laborieuse la possédait. Elle avait le cerveau en feu. Après avoir lu tout ce que les rayons municipaux possédaient sur son sujet, elle écrivit en une nuit sa conférence, qu’elle n’avait jamais sentie si piquante et si renseignée à la fois. Elle y avait eu des mots d’esprit et une philosophie, majestueuse en son fond, qui s’offrait badinement, car cette aimable mentalité de femme transformait et allégeait toujours, à l’usage de ses auditeurs, les bases lourdes de la grande Pensée.

— Le repos ne me vaut rien, se disait-elle, c’est dans le travail que je m’alimente ; que Dieu veuille toujours me mener comme un cheval qu’on harcèle, fouette et éperonne, pour qu’il ne s’arrête jamais.

Et si quelqu’un l’avait entendue, frêle de forme comme elle était, avec la finesse féminine de son cerveau qui était sa caractéristique, formuler cette comparaison, si saisissante pourtant, avec la plus puissante des bêtes de somme, il aurait ri sans comprendre. C’était vrai. Il y avait dans sa destinée quelque chose d’austère et de terrible, une loi implacable. On l’aurait bien saisi en ces jours-là à la voir étouffer sa mélancolie sous l’amas des idées, des réflexions, des recherches, des abstractions qu’elle entassait à plaisir, à profusion, comme un trompe-la-faim, sur les besoins inavoués de son âme.

Et ce fut ainsi armée qu’elle reparut pour la première fois de l’année à l’Hôtel des Sciences. Un bien-être la prit. Elle pensa qu’après la crise bizarre traversée elle allait reconquérir les nobles habitudes d’autrefois. Elle aimait son auditoire en masse, comme une personnalité ; une personnalité née d’entrer à l’amphithéâtre, à deux ou trois cents pour l’entendre. Jamais elle ne s’était sentie le posséder mieux ; jamais elle n’avait connu ainsi son pouvoir, sa maîtrise sur ces cerveaux épris d’elle ; sans détailler tous ces visages d’hommes ou de femmes sous l’éblouissement de tant d’yeux qui la dévoraient, elle reconnaissait à la volée les rangées accoutumées, les groupes des jeunes gens à droite, certains chapeaux de femmes, où parfois, dans l’effort de la phrase cherchée, son regard s’était obstiné comme il arrive à ceux qui parlent en public. Elle avait ce qu’elle appelait l’exaltation des grands jours, la sensation d’art et de force qu’elle aimait tant éprouver en parlant.

Pour ceux qui l’écoutaient ce soir-là, ce fut une magie. Insensiblement, par sa parole, elle avait fait disparaître les formes du lieu. L’amphithéâtre n’était plus, ni ses hautes baies cintrées où flottait la toile blanche des rideaux froncés, ni ses lustres électriques éclairant la descente des gradins, ni le tableau noir gigantesque du fond qui se coulissait par feuilles horizontales au gré du maître. Une peinture vague de l’antiquité, teintée de couleurs de rêve, se faisait à leurs yeux. Il passait dans l’air comme une procession légère d’Athéniennes aux lignes pures ; Marceline évoquait jusqu’aux battements de leur voile, analysé strictement au poids même de l’étoffe, jusqu’au piétinement de leurs sandales de cuir, jusqu’à la cadence de leur marche, aux parfums de leurs cheveux et de leurs corps, frottés de nard. Elle décrivit, d’après Thucydide, une messe païenne au temple de la déesse. On vit les colonnes immenses, les architectures lourdement abattues en moellons ruinés, sous les ronces, réédifiées en quelques mots fins de cette pittoresque imagination ; puis par plaisir, par une fantaisie de son âme religieuse, elle s’attarda à l’esprit de foi de ces assemblées possédées d’un culte ; elle réédifia l’architecture bien autrement poignante et précieuse de ces âmes. Elle négligeait, comme on le doit parfois, les formes extérieures du sentiment pour ne plus retrouver sous ces violences mystiques que l’universel et impérissable sens de la Divinité chez toute l’espèce humaine, ce qui était pour elle la lumineuse expression de Dieu. Elle dit à ce sujet des choses émues et infiniment hautes ; elle parla de la tendance eucharistique des Grecs. Les termes lui devenaient ici rares et difficiles ; elle se sentait parler à des intelligences qui ne la comprenaient plus, peut-être, ce qui est pour l’artiste le plus douloureux sentiment. Dans un travail violent de pensée, cherchant des mots qui rendissent sa théorie susceptible d’être entendue de tous, la tête posée sur une main et tournée machinalement, les yeux fixés, sans voir, vers un coin de l’amphithéâtre moins peuplé d’auditeurs, elle poursuivit :

— Le Grec, suivant un rite, plaçait sous ses aliments, à table, un gâteau de froment où il représentait le principe de la nature ; il l’appelait le Pain-Cérès. C’étaient, ces gâteaux, des Cérès, comme il disait…

Elle s’arrêta, la pensée déviée, prise d’une inimaginable distraction et ne sachant plus rien ; ses yeux, qui ne voyaient pas, s’étaient éclairés soudain et avaient vu. Ils avaient vu là-bas, dans ce coin où ils n’allaient jamais, ceux de Jean Cécile rivés à eux. Il était là ! il était venu l’entendre ! il la regardait sans qu’elle le sût ; et quand ils se furent ainsi reconnus à ce hasard des prunelles, elle sentit en elle un inexprimable contentement, qui fut presque vers lui un sourire dont nul ne vit rien, que lui seul.

Ainsi fut noué entre eux, dans cette seconde de silence, au milieu de sa pensée la plus abstraite, une espèce de mystère. De ce moment elle se reprit à parler, mais elle ne parla plus que pour lui.

— Le chrétien qui communie, dit-elle, ne peut-il pas trouver, dans cette obscure cérémonie, une expression de cette faim eucharistique dont les théologiens reconnaissent l’existence ?

Un regain d’éloquence la prit ; elle parla longtemps encore sans que personne soupçonnât quelle fatigue l’avait tenue toute une minute en suspens dans sa phrase. Elle fut gaie, amusante et spirituelle. Il courait dans l’auditoire, à l’entendre, des frémissements d’admiration. On riait délicieusement, légèrement, de ses mots charmants. Cécile le remarquait avec orgueil, avec jalousie, avec l’anxiété que tout fût fini et qu’il pût l’entendre lui parler seule, dans la rue, quand il l’aurait rejointe à la sortie.

Pendant que la foule, débordant de l’Hôtel des Sciences, s’éparpillait en stationnements de groupes, bruissante, bourdonnante, le long de l’étroite rue que borde à gauche la muraille aux clochetons aériens du Palais de Justice, Marceline rapidement se faisait une trouée et disparaissait vers la rue Jeanne-d’Arc. On s’écartait pour elle ; il se faisait à son passage du silence, on la suivait des yeux…

Ce fut sur le boulevard désert que Jean, qui l’escortait de loin, l’aborda. Elle le savait proche d’elle ; elle l’attendait. Sa survenue ne la surprit pas ; elle lui tendit la main.

— Comme vous avez été aimable, docteur, de venir m’entendre ce soir ; j’en suis très fière.

— Depuis que je vous connais, répliqua-t-il, c’est un plaisir que je ne me suis jamais refuse. Vous venez à mon cours, vous ?

— J’y suis toujours à cette même place où j’ai senti que vous me voyiez ce soir.

Ils marchèrent ensemble, sans rien se dire, avec une sorte d’embarras, tout un moment.

— Je vous remercie, dit à la fin Marceline.

— Les remerciements, c’est moi qui vous les dois, fit Cécile, ce soir surtout, pour les choses adorables que vous avez dites. Je ne croyais pas qu’on pût éprouver une satisfaction telle à entendre traiter de pareilles questions par une femme. Je vous admire, mademoiselle.

Marceline ne repoussa pas le compliment qui la touchait comme nulle louange ne l’avait jamais fait. L’admiration de Cécile, dont elle sentait si bien, sous l’expression dénuée de formes, la vérité, la pénétrait d’un triomphe exquis, le seul qu’elle eût absolument goûté jusqu’ici. Elle se sentait vraiment, pour cet homme fin et secrètement mélancolique, une amitié vive, une amitié pressante, désireuse de s’avouer, d’être exprimée et franchement posée entre eux. Elle le lui dit à peu près par ces mots :

— Je suis heureuse, moi, docteur, que vous ayez pour ma manière de penser cette sympathie ; j’ai cru le deviner ce soir en parlant, et moralement cela m’a été un inexprimable repos dans mon travail de parole. Il est si pénible de sentir des voiles infranchissables entre les intelligences et soi ! Je souhaite qu’entre nous il n’en soit jamais ainsi, et qu’une bonne entente dure toujours, au contraire.

Cécile ne lui répondit pas ; elle se demanda pourquoi. Ils cheminaient l’un près de l’autre, très lentement. Cette nuit de janvier était claire et gaie avec de beaux nuages d’un blanc doux, velouteux, qui voilaient presque sans cesse la lune. Il ne passait personne. Les allées sarclées s’allongeaient sous la ramure des platanes nus la lune y esquissait de temps en temps l’ombre des arbres en raccourci, et les deux jeunes gens piétinaient alors dans ce réseau noir, irréel, des branches enchevêtrées. Ainsi se tendaient traîtreusement sous la marche de leurs cœurs, d’artificiels obstacles.

Ils allaient atteindre la maison de Marceline. Jean fit rêveusement :

— L’entente absolue…

Elle crut alors qu’il faisait allusion à ses convictions religieuses qu’il ne partageait pas : ce qui serait toujours entre eux une divergence.

— Je l’espère, cette entente, dit-elle. En tout cas, sous certains aspects différents, combien souvent les âmes sont proches ! Vous êtes, monsieur, inconsciemment religieux ; il y a en vous une piété innée ; vous connaissez Dieu sous un autre nom que nous, que moi ; pour vous c’est le Bien, et vous le servez. Je vous crois bon. La bonté, c’est la piété. Voyez comme nous pourrions nous entendre.

Ils étaient arrivés ; elle lui dit adieu. À quoi tenait que ce soir, quoi qu’ils dissent, quelque chose d’eux-mêmes allait plus loin que leurs paroles ? Marceline souriait, lui tendit la main. Cécile la regarda et dit :

— Je vous admire.

Et elle trembla si fort qu’elle eut peine à mettre dans la serrure son étroite clé. Elle pensa en montant l’escalier : « Comme ce cours m’a fatiguée ! je ne suis pas capable de lire une ligne ce soir. » Elle gagna sa chambre et se débarrassa lentement de sa toilette de ville. Une fenêtre plongeait dans une espèce de jardin, fermé de maisons hautes, et qui paraissait ici profond et sombre dans la demi-nuit. Elle vint y songer à cette conférence, qu’elle sentait sa meilleure. « Qu’ai-je pu dire ce soir, se demandait-elle, qui lui ait tant plu ? » Elle se remémorait ses mots, ses évocations, l’idée et l’unité qui présidaient à sa causerie. Et toujours lui revenait l’avertissant souvenir de l’adieu de Cécile ; ce « je vous admire » si étrange qu’il avait dit, les yeux levés sur elle. Parfois une idée lui venait, qu’elle repoussait comme ridicule : « C’est un intellectuel, j’en suis une autre, et voilà tout… », se disait-elle.

Le lendemain matin, le courrier lui apporta la réponse du vieil ami auquel elle s’était adressée :

« Ma chère enfant, lui disait-il, j’ai voulu voir plusieurs personnes au sujet de ce que vous me demandiez, et qui de prime abord m’avait paru impossible, étant une chose sans précédent. Je dois vous avouer que les hommes compétents auxquels j’en ai parlé en ont jugé comme moi. Vous ne pouvez pas être chargée de mission d’études dans une contrée qui n’offre pas d’intérêt au département dont vous relevez. L’administration de l’Instruction publique n’aurait rien à y gagner. Cependant, les démarches que j’ai faites m’ont donné lieu d’entendre, à côté de ce qui nous occupe, divers propos vous concernant qui m’ont fort intéressé. J’ai compris que votre réputation était faite ici, que votre talent y est tenu en honneur, et que, du lycée de Briois comme de l’École des Sciences, sont venus de vous des échos très flatteurs. Sans nommer personne, je puis vous le dire, l’estime dans laquelle on vous tient ici — tant pour votre mérite et votre savoir que pour votre personne même — m’a fait penser que Ce que vous désirez serait accordé d’avance. Si donc vous teniez à pousser plus loin votre dessein, vous pourriez venir et, agissant vous-même, intéresser à ce que vous souhaitez des personnalités utiles. Les études que vous projetez sur l’antiquité peuvent prendre, de votre valeur propre, une haute importance, et je ne m’étonnerais pas que certains de ces messieurs le conçoivent. Il existe des bourses de voyage, et s’il n’en était pas, vous êtes de ces personnes pour qui l’on en créerait aisément. Voyez donc ce que vous avez à faire, et comptez sur le succès. »

Marceline lut cette lettre ; elle la relut pour y retrouver la satisfaction d’amour-propre dont ces lignes pouvaient très justement l’emplir. Plutôt qu’un grand orgueil, elle en concevait cette quiétude agréable de sentir sur soi la complaisance des sphères plus hautes. Ainsi ses chefs, cette lointaine et profonde hiérarchie, dont elle dépendait, mettaient en elle leur confiance et leur admiration. Elle en éprouvait une joie presque naïve ; elle n’y avait jamais songé ; elle l’ignorait. Mais pour le point de la lettre qui répondait justement au désir de sa vie même, il la laissa presque indifférente.

— M’en aller ? se demanda-t-elle, pourquoi ?

Elle omit de se poser la question inverse :

— Ne pas profiter de l’offre, pourquoi ?

Elle connaissait assez le discret personnage qui lui avait écrit ces lignes pour ne pas deviner que tout ce qu’il lui disait était dit à bon escient, et au nom même de ceux-là dont mystérieusement il parlait. C’était presque une avance que lui faisaient là ses supérieurs, un engagement qu’ils prenaient de se prêter à ses désirs, elle se sentit l’enfant gâtée de l’austère administration, et elle s’en contenta. Il lui venait un sens nouveau de sa jeunesse, qu’elle n’avait pas eu l’autre jour en se lançant en cette affaire. Elle se regardait à la glace et se disait : « de suis une jeune fille. » Elle : avait en effet vingt-six ans, et sa forme vive, ses yeux bougeants et gais les démentaient encore. Et soudain l’excursion formidable, non point tant dans les lieux que dans le temps, l’écrasait. « Je suis heureuse ici », pensait-elle, ayant oublié le marasme et la solitude où elle avait été prise l’autre jour de cette idée : fuir Briois. Et il lui semblait salutaire de jouir encore quelques années de cette agréable vie, mitigée de travail, de fortes satisfactions mentales, et de douces sympathies qu’elle sentait autour d’elle plus qu’elle ne les nommait.

Elle répondit au vieil ami par une lettre vague, qui semblait n’être pas signée par sa main si ferme et décisive. Elle ne s’y engageait ni ne se reprenait ; elle remerciait du bon vouloir dont elle profiterait en temps utile. Et quand la lettre fut partie, son existence ainsi fixée à Briois lui parut délicieuse comme jamais. Les petites lycéennes la trouvèrent ce jour-là pleine d’une joie intérieure qui lui faisait tenir des propos amusants dont elles riaient de toutes leurs forces. L’après-midi, elle donna ses leçons activement, sans distraction ; elle avait, établie au fond de toutes ses pensées, une de ces gaîtés puissantes, comme en donne parfois, sans qu’on sache pourquoi, une radieuse journée de printemps. Il pleuvait…

Quand elle se retrouva seule le soir, en sa salle d’études, les coudes posés au grand bureau, elle ferma les yeux et revit Jean Cécile lui dire, à la porte, l’autre nuit — l’expression de ses prunelles. timides si grave, si belle :

— Je vous admire !

Alors son cœur se gonfla d’une bonté, d’une charité grisantes ; elle sentit que de toutes ses espérances, de ses projets, de ses joies, des règles de sa vie, d’elle-même, elle pourrait faire sans pompe, et très obscurément, le don complet à ce cœur d’homme qui éveillait en elle les suaves tendresses inconnues. De ce qu’il n’était ni célèbre, ni très brillant, elle tira un délice de plus à immoler tout ce qui, jusqu’ici, lui avait été si orgueilleusement cher. Il lui venait des larmes comme elle n’en avait jamais eu ; si paisibles, si douces !

— C’est beau et bon, s’avouait-elle ; et je n’ai pas honte ; c’est divin ! S’il veut ma vie, je la lui donnerai, et je sens qu’il la veut ; je sais qu’il va venir, un jour, bientôt, demain peut-être, et qu’il me la demandera. Cher ami ! cher ami !

Elle n’en disait pas plus, ce vocatif suffisait à toute l’émotion de son âme. Les mots de passion qu’elle avait entendus autour d’elle, dédaigneusement, riant volontiers de leur niaiserie enivrée, ne pouvaient convenir au sentiment simple qui la possédait. Elle était surhumainement heureuse ; si loin au-dessus de tout, que le plus fort argument de sa philosophie de cérébrale contre l’amour ne lui était même plus sensible. Une chose mystérieuse l’avait soudain portée à ces altitudes où elle gardait l’impression illusoire que nul n’avait jamais atteint ; ce qui lui ôtait toute faculté d’un jugement qui s’exerce par comparaison.

On sonna. Elle reconnut la voix de Jean et elle s’effraya d’avoir eu à ce point le sens de sa venue prochaine ; car alors c’étaient déjà leurs esprits irrémédiablement, occultement enchaînés par des forces qu’ils ne pouvaient ni mesurer ni maîtriser. Et elle se sentit si pâle, si défaite à sa venue, qu’elle écarta de son visage la lampe, pour être moins vue de lui.

Ils étaient aussi tremblants l’un que l’autre. Lui s’excusa de venir, il donnait pour prétexte de sa visite, qui serait très hâtive, un dernier mot qu’il lui devait concernant Tisserel et Mlle Bœrk. Marceline le recevait pour la première fois dans l’intimité de son cabinet de travail. Elle le vit regarder longuement la table où s’accomplissait le mystère de son grand labeur quotidien, les rayons de bois blanc chargés de livres, le buste de Michelet là-bas, éclairé par la lampe qu’elle avait repoussée jusque-là…

— Mon pauvre camarade est bien malheureux, disait-il, mais non point par ce que vous pensez. Mademoiselle Tisserel est revenue à Briois ; son état inspirait de telles inquiétudes, qu’il a dû aller la reprendre là-bas. Vous imaginez ce voyage, auprès de cette mourante ! Il m’a écrit d’aller le voir. Je l’ai trouvé horriblement déprimé.

— Vous savez, interrompit-elle, que Jeanne…

— Je sais le coup d’État, dit-il. En ville la rumeur publique me l’avait appris, et ce que nous connaissons de sa vie me l’a fait comprendre. Elle fuit Tisserel ; elle fait bien ; il commençait à la haïr. À l’hôpital des Enfants, il ne la verra plus.

Marceline ne répondit pas. Elle revivait la scène qu’elle avait eue sous les yeux. Elle était trop discrète pour en rien dire, mais Cécile devait être instruit de tout, car il la devina.

— Tisserel m’a parlé de vous, mademoiselle, fit-il avec une intonation nouvelle plus grave, plus émue, qui fut pour Marceline l’équivalent du plus tendre aveu ; il m’a dit ce que vous avez été pour lui délicate et bonne. C’est vous, je ne sais comment, qui avez adouci pour lui l’amertume de n’aimer plus une femme qui lui était très chère. Il m’a conté votre pitié, votre mot de pitié. Il m’a dit : « Mademoiselle Rhonans est meilleure qu’elle ! »

— Qu’avez-vous répondu ? demanda Marceline sans trop savoir ce qu’elle disait.

— Rien, fit Cécile, je ne vous ai pas mesurée à elle.

Elle sentait avec un bonheur immense tout ce qu’il gardait en lui sans vouloir le dire. Après un silence, il reprit :

— Tisserel a été bien imprudent ; je l’avais averti ; on n’aime pas une Cerveline.

— Une Cerveline ? releva en souriant mademoiselle Rhonans, que le mot amusa ; vous appelez Jeanne une Cerveline ?

— Je pressens que le terme s’imposera bientôt pour signifier les femmes qui lui ressemblent, dit Cécile, d’une voix qui s’altérait. Vous le verrez ; on l’emploiera, parce qu’il y en aura trop, pour ne pas former comme une caste… Vous comprenez, une Cerveline ?…

Il la regardait alors anxieusement, désespérément.

Marceline ne répondit pas ; elle leva seulement ses deux mains à ses tempes, avec un mouvement qui était comme le signe d’un reflux de vie. Elle avait deviné. Elle avait aussi deviné, à n’en pas pouvoir douter davantage que s’il l’eût dite tout haut, la demande qui était dans ses yeux, dans l’ardente prière de tout son être. Elle se recueillit un instant, sachant qu’elle allait dire là quelque chose d’irrévocable, la concession suprême de ses altières théories, le mot dont la portée secrète allait l’engager à cet homme comme une promesse.

— Je ne suis pas une Cerveline.

Il comprit qu’elle l’aimait. Il allait être heureux, et de quel glorieux bonheur ! De tout ce dont cette âme magnifique lui faisait don ; et il éprouvait que c’était là véritablement une oblation sans prix. Ce n’était pas seulement de sa personne — l’être charmant qu’elle paraissait aux yeux — qu’elle lui faisait don ; elle renonçait aussi pour lui à une existence illustre ; elle brisait sa vie pour la lui offrir. Sa célébrité, l’ordonnance admirable de ses travaux, ses plans d’avenir, son essor libre d’indépendante, elle lui donnait tout. Il en sentit moins d’orgueil, qu’une reconnaissance et une humilité éperdues.

— Oh ! si j’étais un grand homme ! soupira-t-il en se prenant le front de ses deux mains.

Marceline transfigurée souriait.

— Que feriez-vous, monsieur Cécile, si vous étiez un grand homme ?

— Je dirais des choses qui ne me sont pas, qui ne peuvent pas m’être permises !

— Mais qu’appelez-vous être un grand homme, redit-elle encore, stupéfaite de se trouver vers ces tendres propos, ces paroles affectueuses, une tendance délicieuse. Moi, j’appelle un grand homme un être d’une grande intelligence, d’un grand cœur, et d’une grande vie. Il lui faut être fin, délicatement curieux de tout, savant en mille choses qui ne s’apprennent pas dans d’autres livres que dans celui de sa propre Pensée ; il lui faut avoir cette candeur des hommes qui s’appelle la franchise. Il lui faut être bon, indulgent aux autres, charitable et utile. Oh non Dieu, utile surtout !… et capable d’aimer beaucoup. Cet être-là, quand même il ne serait pas populaire dans toute une nation, quand même son nom ne serait pas universel, serait encore un grand homme.

Cécile le voyait clairement, c’était lui qu’elle avait peint dans ces douces paroles pleines d’amour. Il ferma les yeux sans répondre et se dit : « C’est ma fiancée qui me parle. » Plus elle se rapprochait de lui par cette sorte d’engagement si touchant, plus elle lui semblait inaccessible, sacrée et vénérable. Sa fiancée ! sa sainte fiancée ! Pour quelle femme avait-il éprouvé jamais ce qui devant celle-ci closait ses lèvres au mot le plus bénin d’amour. Il ne savait rien d’elle, de sa vie antérieure, des pensées qui avaient pu peupler ce jeune cour, de ce qui s’y était passé de secret ; mais avec toute la formidable science qui dormait sous ce front de jeune fille, quelque chose d’indiciblement pur régnait. Elle possédait, elle, ce qui est la franchise de la femme jeune : la candeur. Il lisait en elle et pensait : « Par quels mots lui dire que je l’adore ? »

Il ne le lui dit pas ; il lui semblait avoir devant les yeux une enfant qu’un terme trop vif épouvante. Il la voulait délicate et s’offensant d’un rien. Elle serait sa femme ! Ils s’achemineraient à l’Union par les voies honorables et tranquilles des fiançailles bourgeoises. Il s’étonnait d’avoir pu venir seul chez elle, à la nuit, comme ce soir ; soudainement il en était gêné ; il ne pourrait plus recommencer désormais, et il fit un projet…

— Moi, je ne suis rien, prononça-t-il après un long silence de rêve, vous le verrez quand vous me connaîtrez mieux, mais vous pourriez m’apprendre à être quelqu’un.

— Hélas ! suis-je quelqu’un moi-même ? murmura-t-elle.

Elle pensait, il le vit bien, à l’harmonie de sa vie que le doux entraînement de l’amour était venu déranger, sans qu’elle y pût rien sans doute ; elle se sentait faible ; combien il l’aimait ainsi ! Et il se rappela ses inflexibles principes contre la passion, son scepticisme, son dédain de l’amour, et l’album qui était le document terrible où elle puisait sa philosophie. Chose exquise ! sa philosophie, elle la lui avait donnée maintenant, et il l’avait ainsi déjà presque toute à lui.

— Vous êtes, lui dit-il avec une religion profonde, la plus haute, la plus noble des femmes, la meilleure.

Il se leva pour se retirer ; ils traversèrent ensemble le cabinet d’études et le petit salon ; il disait tout bas à côté d’elle :

— J’étais si triste, si malheureux, si seul !… mon appartement de garçon m’était une prison. J’y ai eu des idées si sombres ! j’y ai passé de telles heures ! Ce soir, j’y emporte l’espérance qu’est votre sourire. Ma vie est changée par vous, pour vous ; elle est à vous. Que je suis heureux !…

Ses lèvres muettes, mystérieuses, tendrement entr’ouvertes, débordaient de bonté vers lui quand il se retourna pour la revoir encore.