Les Cervelines/18

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Calmann-Lévy éditeurs (p. 240-272).
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XVIII

Dans la petite maison du boulevard, était née une Marceline nouvelle qui commençait de devoir allier péniblement sa vie de travail et sa vie de rêve. Le travail lui devenait terrible ; la pensée de Jean la hantait trop ; il lui arrivait de lire des yeux des pages entières pendant lesquelles son esprit n’avait rien vu d’autre que lui. Cécile lui écrivit le soir même de sa visite, et alors commença entre eux ce roman d’amour épistolaire, étrange, indéfini, factice, où chacun d’eux se surfaisait, se contrefaisait, ainsi qu’il arrive dans les lettres qui sont encore moins l’expression des sentiments que le langage. Jean ne savait pas écrire ; il avait l’âme pleine de subtilités dont ce n’était pas son métier de traduire littérairement l’impalpable essence. Marceline avait d’écrire une habitude consommée ; sa pensée possédait mille formes adroites et fines où en arrivait à se perdre sa simple tendresse de femme qui aime pour la première fois. Et par-dessus tout, régnait dans leur correspondance une contrainte de pudeur excessive, venue de ce que, dès le jour où ils avaient compris leur amour mutuel, ils ne se l’étaient pas déterminé franchement l’un à l’autre ; et toujours leurs lettres gardaient la forme de cette amitié passionnée, imprécise.

« J’ai été heureux ce soir, pour la première fois de ma vie, disait-il dans la lettre-prélude, de voir que la personne dont j’avais le plus désiré l’estime voulait bien me compter pour quelque chose et ne pas repousser mon obscure admiration. Marceline, je n’ai pas d’autre mot pour vous que celui de vous admirer ; ce sera celui de toute ma vie. Je souffre qu’il soit sur mes lèvres de si peu de prix. Qu’ai-je à vous offrir ? Je ne suis qu’un pauvre médecin de province, je n’ai rien en moi de brillant ou de flatteur. Si grande que soit mon admiration, si constante et immense, que sera-t-elle pour vous ? »

Marceline reçut ces lignes avec une grosse émotion ; mais elle fut un peu déçue à les lire. Elle aimait incomparablement plus ce qu’elle avait deviné dans l’âme de Jean que ce qu’il en écrivait là. « M’admirer toute sa vie ! se disait-elle avec l’esprit critique et inquisiteur qui était au fond d’elle-même et que l’amour n’avait pu détruire ; le pauvre ami ne sait pas que, dans le mariage, on se blase vite sur les qualités intellectuelles de celui ou de celle qui partage avec vous la vie. Qu’il m’aime toujours, plutôt, je ne lui demande que cela. Pour cette admiration éternelle, je ne la vois guère en ménage. » Elle lui répondit, sa plume tremblant d’émoi :

« Je ne veux plus, cher ami, que votre modestie vous fasse écrire des choses qui me peinent. Si j’ai un peu de talent, et je crois que celui que vous avez conçu de moi dans votre indulgence dépasse dix fois celui dont j’ai pu faire montre devant vous, — rien ne me sera plus flatteur que d’apprendre si je vous ai intéressé. Mes petites lycéennes m’écoutent en bâillant quelquefois ; je n’arrive à capter l’attention des femmes qui m’entendent à la conférence que par des artifices où se prend leur légèreté : je leur montre un bijou antique ; je dessine au tableau la ligne d’une tunique, ou je drape un voile au mannequin. Aux jeunes hommes qui m’écoutent, je fais la part de la psychologie dont ils sont friands. Mais si la forme de ma parole, les images dont je l’illustre, et surtout la pensée dont, à l’insu de mes auditeurs, j’en tâche de faire la substance, vous ont atteint et vous ont plu, cher ami, Croyez que là vraiment est mon succès, et que je n’en demande pas d’autre. »

Elle attendit impatiemment la réponse à cette lettre où il n’était pas un mot qui ne vibrât d’une pensée tendre. Elle vint de suite. Cécile disait :

« J’ai beau reconnaître sous votre plume la bonté qui lui dicte de tels encouragements, je ne parviens que plus difficilement à me croire, mon amie, moins indigne de vous. Votre bonté est une grandeur de plus qui vous éloigne de moi, et je ne vous en admire que davantage. Que dois-je paraître à vos yeux, avec ma petite science restreinte, ce doctorat, ce misérable grade dont la diffusion diminue le mérite, et qui nous donne quoi ? Le droit d’aller visiter des malades que nous ne pouvons guérir s’ils sont mortellement frappés. J’ai peur que vous n’ayez, vous, celui d’avoir de moi un grand dédain, et c’est ce qui me comble de confusion. Je voudrais à mon tour faire quelque chose de grand qui me rapprochât de vous. »

— Eh ! qu’il me parle donc d’autre chose, s’écria Marceline en lisant. Il n’a pas le même genre de succès que moi, c’est entendu ; mais pour différente qu’elle en soit, son intelligence vaut la mienne, et nous aurions à traiter tant d’autres sujets intéressants que celui de son infériorité illusoire !

Elle essaya de l’y pousser.

« En écartant certains aspects de gloriole bien légers et bien vains, cher ami, je découvre au contraire dans votre métier une supériorité dont je suis fière. Vous avez entre les mains un pou voir magnifique qui n’est pas d’instruire, chose souvent froide et stérile, mais de soulager. Voyons, quand même vous ne guérissez pas, est-ce que de paraître au malade un appui souverain, de l’illusionner, d’être son espoir, ce n’est pas encore un rôle ? Vous êtes de ceux qui peuvent le mieux pratiquer la loi d’amour sur la terre ; je crois que personnellement vous êtes un de ceux qui la comprennent le plus ; comment pourrais-je ne pas vous trouver bien au-dessus de moi ! Songez que j’ai souvent envié votre admirable métier. Philosophiquement, c’est l’un des plus grands. Nous en causerons quelquefois, n’est-ce pas ? Vous me parlerez de vos malades, j’unirai mes vœux aux vôtres pour leur guérison ; car je crois qu’on peut créer autour de ceux qui souffrent comme une atmosphère bienfaisante par ce bon vouloir secret. Avez-vous remarqué que, dans les nations monarchiques, parmi les familles régnantes, il est peu de maladies qui ne cèdent, qui ne cèdent à quoi ? non pas certes au savoir des médecins royaux, lesquels, avec tous leurs titres, n’ont pas reçu la toute-puissance ; non plus à la constitution physique des altesses, qui n’ont ni le sang plus riche ni la vie plus inviolable que d’autres, mais au désir devenu immense de tout un pays qui prie, le désir public, le désir national qui vainc Dieu. Hélas, j’oublie que sans doute vous ne m’entendez pas bien quand je parle de ces choses. »

Et sa lettre longue se perdait en considérations minutieuses sur les idées religieuses où ils se séparaient. Cette Intellectuelle recherchait passionnément dans l’amour l’intimité cérébrale ; à la seule pensée de Cécile, son cœur vraiment se fondait d’affection ; mais c’était en elle une émotion incomplète si elle n’embrassait pas aussitôt la mentalité même de son ami ; ce qui, inconsciemment pour elle, était tout lui-même. Plus anxieusement que jamais, elle attendit sa réponse sur ce terrain qu’elle avait préparé pour qu’ils s’y pussent rencontrer. Ces discussions délicates avec l’homme à qui elle s’était donnée en pensée, n’était-ce pas délicieux !

Cécile répondit :

« Chère Marceline, ma vie ne suffira pas à vous dire ma reconnaissance. Je suis infiniment moins que vous, et vous voulez bien me rapprocher de vous. C’est un mystère qui me confond. Il n’est pas une heure de ma journée où je ne me le rappelle. Plus je vous connais, mon amie, et plus mon admiration pour vous va s’augmentant. Il me semble que je ne parviendrai jamais à vous mériter, si dévoué que je sois à votre volonté, à votre personne dont je suis indigne ; je ne vaudrai jamais la bonté que vous avez de ne pas trop me dédaigner. »

Elle comprit, avec un peu de chagrin, qu’il n’en sortirait pas ; c’était bien là la lettre masculine où l’homme, avec tout l’esprit qu’il possède, peut s’acharner, faute de n’avoir su du premier coup la dire assez subtilement, à une idée fixe, thème sur lequel maladroitement il brode ses enroulements de pensée épaisse. Elle ne l’en aima pas moins. Elle eut seulement le sens douloureux que deux esprits, si épris l’un de l’autre soient-ils, ne fusionnent pas.

En effet, leurs lettres d’amour continuent sur ce ton respectif. Ce n’étaient de leurs sentiments réels que de vagues émanations ; chacun d’eux en souffrait et s’y complaisait ; et pendant que se succédaient, s’entre-croisaient, se poursuivaient ces petites enveloppes anodines où était censée se condenser la passion de ces deux êtres, chacun d’eux, dans le mystère de sa vie, jouait le véritable drame de leur amour.

Quand il avait deviné que cette idéale Rhonans, si impénétrable et inaccessible jusqu’ici, abdiquait pour lui l’orgueil de sa liberté, ivre de joie, de cette joie qu’il cherchait péniblement à exprimer, à épuiser dans ses lettres, il n’avait plus songé qu’à hâter l’union à laquelle la veille il n’aurait osé croire. L’admirable mariage que ce serait ! En revenant chez lui, il remeubla en rêve sa chambre, où il n’entrait plus sans une impression exquise d’attente certaine. « Je la recevrai ici, » pensait-il. Et il imaginait de merveilleuses étoffes, des couleurs féeriques pour les draperies, des bois rares, des formes inimitables pour les meubles. Dans la rue on le voyait s’arrêter, flaner longtemps aux vitrines d’ameublement. Il s’attendrissait à la vue des armoires où elle ramasserait peut-être, avec le soin pieux qu’y mettent les femmes, les linges blancs de son trousseau ; les toiles fines précieusement brodées, toutes ces coquetteries intimes et cachées que, médecin, il connaissait si bien ! Son choix s’arrêtait toujours sur une forme, un bois nouveaux. Il voulait le lit sombre, paré de graves sculptures. Il n’en trouvait pas qui méritât le repos de son amie. Il s’inspirait à son insu du style et du goût qu’il avait vu régner rue de la Pépinière chez Pierre Fifre. À la fin, comme rien ne le contentait à Briois, il écrivit à un architecte de ses amis de lui dessiner des formes d’ameublement pouvant convenir « à une personne très éprise de la civilisation, de l’imagination et de la forme antiques des Grecs ».

Puis il s’agissait en même temps d’établir vite, officiellement leur condition de fiancés, de l’établir même à leurs propres yeux, pour lui permettre ces aveux de passion qui étreignent le cœur des hommes. Il avait reçu de son ascendance bourgeoise un sens excessif des convenances contre lesquelles jamais il ne serait allé. Dès le lendemain du jour où Marceline, si franche et si vraie, lui avait fait l’adorable confession : « Je ne suis pas une Cerveline, » il résolut de se rendre chez ses parents et de leur confier, son projet de mariage, pour qu’ils eussent à faire la démarche de la demande conventionnelle. Il pensait les surprendre, peut-être même les réjouir à la perspective de sa vie ainsi fixée près d’une personne telle. Il ne soupçonnait pas ce qui l’attendait là.

Ses parents possédaient le grand magasin de chaussures qui fait à Briois, de ses hautes glaces à biseaux de miroir, l’angle de la rue Jeanne-d’Arc et du quai. Il y vint ce soir de janvier ; le jour traînait un peu, une fois le soleil couché, dans l’espace large et dégagé de la coulée du fleuve ; c’était un crépuscule teinté de brume bleuâtre qui éclairait encore faiblement l’intérieur du magasin. Comme des bibelots fins, les bottines, la forme noire cambrée des souliers, le brillant des empeignes glacées se miraient dans le cristal des étagères aux étalages ; sur le parquet ciré, glissaient les vendeuses pimpantes et jolies qui lui sourirent à son entrée. Au comptoir du fond, sa mère chiffrait dans un gros registre.

C’était d’elle qu’il tenait sa membrure délicate, sa chevelure sombre et ses yeux de couleur tendre. Elle avait plus de cinquante ans, et dans son visage un peu maladif et fané, où le bistre de Jean s’accusait en olivâtre, ses yeux beaux et distingués brillaient, jeunes toujours. Il lui fit lever la tête en disant :

— Bonjour maman !

— Ah ! Jean fit-elle tranquillement, c’est toi.

Mais au rayon qui passa dans ses yeux en l’apercevant, on pouvait deviner que ce fils unique résumait pour elle la vie avec ses tourments et ses joies.

— Montons, veux-tu ? ajouta-t-elle, si tu as le temps !

Elle savait qu’il venait souvent à la hâte entre deux visites, les mains fleurant l’iodoforme, l’esprit inquiet du diagnostic à faire, la tête pleine des atrocités de la maladie dont il était le perpétuel témoin. Mais aujourd’hui il avait à causer. Elle le précéda donc, par l’escalier tournant de l’arrière-boutique, vers l’appartement splendide du second qui dominait le fleuve. Il y avait là un salon meublé de fauteuils Louis XIII et de tapisseries, dont les trois fenêtres commandaient un balcon sur le quai ; mais on ne l’ouvrait que le dimanche, et dans la semaine il y avait aux dossiers des fauteuils des housses de coutil, des mousselines camphrées à même les tapisseries des tentures, et des voiles de gaze sur chaque bibelot. Madame Cécile mena son fils dans une petite pièce d’angle qu’elle appelait commercialement son bureau, et qui était à la vérité le plus coquet des boudoirs. Elle y possédait une sorte de bonheur-du-jour moderne en marqueterie fine, qui valait bien des paires de bottines. Il portait quatre ou cinq photographies du jeune docteur à l’âge où Jean était encore l’enfant dont il avait toujours gardé la finesse et le regard. Sa mère le fit asseoir devant ce meuble sur une chaise de damas rose ; elle était à son fauteuil.

— Papa n’est pas ici, dit-il, je le regrette ; j’aurais eu besoin de vous deux.

— Tu as encore des dettes ? demanda la mère sévèrement.

— Non, je n’ai plus de dettes, je vous l’ai déjà dit, je gagne de l’argent, au contraire. Et c’est à cause de cela que je peux et que je veux maintenant me marier.

— Ah ! fit seulement madame Cécile qui, pour cacher son trouble serra ses lèvres où naissait à chaque coin de bouche le duvet ombreux des brunes.

— Vous n’en êtes pas fâchée, je suppose, maman ; j’ai bientôt trente-trois ans, j’ai besoin d’un intérieur ; ma vie n’est pas gaie tous les jours.

— Je crois, répondit-elle amèrement, que tu avais chez nous un intérieur tout prêt à te recevoir, quelle heure qu’il fût. Dans tes moments d’ennui tu aurais pu en profiter. Tu n’en as pas abusé.

— Quand on est homme, il faut un chez soi, maman, reprit-il doucement, plus ému que froissé de ce reproche de mère. La femme que j’ai choisie…

— Tu l’as choisie déjà ! dit-elle en s’efforçant de sourire ; vas-tu me la nommer ?

Elle était prise d’une curiosité attendrie et jalouse vers cette inconnue qui la ferait souffrir et qu’elle chérirait quand même, croyait-elle, sur le seul choix de Jean. Elle imagina une jeune fille du grand monde briochin, du grand monde dont elle était le fournisseur, et qui traitait avec elle sur un certain pied d’intimité, car cette riche marchande de race avait en elle cette distinction tranquille, la sapience calme, l’ordre moral absolu, qui faisaient d’elle comme le type de la bourgeoise provinciale. Plusieurs noms, plusieurs beaux visages d’héritières passèrent dans son orgueilleuse imagination maternelle. Jean la com. prit et trembla ; il dit :

— Vous avez entendu parler de mademoiselle Rhonans, le professeur du lycée Sévigné qui fait, à l’Hôtel des Sciences, de si fameuses conférences ?

— Certes oui : plusieurs de nos clientes sont ses élèves, et je t’avoue que je ne comprends guère l’engouement…

Cécile l’arrêta d’un mot.

— C’est elle.

Lentement, les yeux froids et cruels, Mme Cécile croisa les bras.

— Elle c’est de cette créature-là que tu es allé t’éprendre ? Toi si sensé et intelligent, avec ton expérience d’homme qui a vécu à Paris, dans le milieu le plus composite où tu aurais dû apprendre tout ? Toi Jean, songer à faire de cette femme savante ta femme ? Toi que j’ai entendu si souvent railler ces créatures phénomènes qui n’ont ni l’esprit d’un homme, ni le cœur d’une femme, des natures déformées, des têtes farcies de science, des âmes sèches…

Jean pensait aux tendresses de son amie, et ruisselait d’une joie intérieure de persécuté.

— Maman, permettez, dit-il, je l’aime.

— Tu l’aimes ! À dix-huit ans, mon enfant, c’est un argument pour se lancer dans une sottise, mais il y a quinze ans que tu ne les as plus, tes dix-huit ans ; et il ne t’est plus permis de compromettre ton bonheur sur ce mot-là, qui est un mot de caprice.

— Ce mot-là, reprit Jean avec une ferveur secrète, il se mesure à la taille même de celle qui me l’inspire. Si vous la connaissiez, Marceline !

— Tu la connais donc bien, toi ?

— Comme on peut connaître une âme limpide et sincère, se révélant d’elle-même à ceux qui la contemplent. Je l’étudie, sans quelle le sache, depuis six mois, cette âme-là ; je l’ai approfondie, interrogée, creusée, et je l’admire ! Vous-même, si prévenue, mais si loyale et si bonne, maman, vous l’admireriez aussi, elle vous prendrait comme elle m’a pris, si fort, que mon avenir maintenant, c’est elle, ou alors…

— Ou alors ? demanda la mère exaspérée, ironique et froide.

— Ou alors je m’en vais je ne sais où, et je ne reviens plus…

Intelligente et terriblement sensée, elle mesurait en silence, dans l’être de son fils qu’elle connaissait si bien, le ravage de cette passion. Elle avait trop de sang-froid pour éprouver beaucoup de pitié devant ce tourment très inconcevable à ceux qui ne l’endurent plus ; mais en revanche, elle ressentait toute la colère qu’un pareil aveu devait lui inspirer. Elle dit, en modérant ses termes pour conserver plus de force :

— Les reproches que j’ai à faire à mademoiselle Rhonans ne sont pas en eux absolument graves. Ils le deviennent relativement à ce qu’elle est désormais pour toi. Je n’aime pas les femmes si instruites. Elles ne sont pas dans leur voie. Celle-ci a fait trop parler d’elle ; pour un professeur c’est de la renommée, mais pour une femme d’intérieur, c’est quelque chose d’inconvenant. Quoi ! Une jeune fille dont le nom est sur tous les murs comme celui d’une actrice, qui se donne en spectacle deux fois la semaine dans un lieu public, qui pérore devant une assemblée à laquelle il est loisible à tous les hommes d’aller se mêler pour l’admirer comme tu dis, cette jeune fille-là deviendrait ta femme ? Drôle de jeune fille, certes, mais surtout drôle de femme.

Jean ne répondait pas. Il songeait : « Peut-être renoncerait-elle à sa carrière. »

— Tout cela n’est pas de bon ton, reprit madame Cécile, ce n’est pas comme il faut.

— Si vous connaissiez mademoiselle Rhonans, dit-il à la fin, ne se maîtrisant plus, si vous la voyiez une fois seulement, car je gage que vous ne l’avez jamais même rencontrée, — vous reviendriez sur votre jugement. Pas une femme n’a plus de dignité ; pas une jeune fille n’est plus jeune fille ; et quand elle parle au public, sa science justement la transfigure, la fait plus respectable et comme impersonnelle. Sa vie est un type de perfection noble.

— Je sais des choses que tu ignores, dit-elle confidentiellement.

— Vous savez… murmura Jean irrité et effrayé.

— On s’occupe trop d’elle à Briois pour que certains détails sur sa personne ne me soient pas arrivés. Ces dames en parlent souvent au magasin ; je les écoutais sans me douter de ce qui me menaçait, hélas ! Et j’ai appris ainsi un fait bien significatif.

— Quoi ? dit Cécile qui ne cachait pas son angoisse soudaine.

Mme Cécile prononça, les lèvres pincées de dégoût, comme si elle allait parler d’un vice dont le terme offense :

— Du matin au soir elle fume !

Il rit alors avec un allègement qui lui fit regarder sa mère d’un œil tout attendri.

— Eh bien oui, elle fume, maman, des petites cigarettes qui sont très gentilles à lui voir tenir ; c’est pour elle ce qu’est aux autres femmes un bonbon ; un bonbon capiteux dont son pauvre cerveau fatigué, mené rudement comme celui d’un homme, a quelquefois l’impérieux besoin. Je n’aimais pas absolument cela tout d’abord, mais vraiment, dites-moi où est le mal ?

— C’est un geste de mauvaise femme, reprit la mère implacablement ; je ne te dis pas qu’il soit une faute, mais il éclaire la nature de celle qui le fait ; il est l’indice d’une émancipation d’esprit qui en dit long sur elle ! Une femme qui fume ! Est-ce que ton père me l’aurait permis, Jean ? Est-ce que tu imagines ta mère ayant aux lèvres une cigarette, est-ce qu’elle serait alors pour toi ce qu’elle a été ? Une femme qui fume ! elle dit : « Je me moque de tout, de ma réputation, du bon genre, des traditions, de l’usage… »

— Maman, elle ne s’en moque pas, seulement elle les raisonne ; elle prend des traditions ce qui en est bon…

— Ne pas les prendre toutes, c’est se détacher de ceux qui les ont pratiquées des générations avant vous : méfie-toi de la femme qui prend dans les traditions seulement ce qui lui plaît, car dans le ménage, combien de choses traditionnelles finiront par ne plus lui plaire ! Méfie-toi surtout de cette femme savante, mon pauvre Jean, qui sera plus occupée de ses livres que de toi…

— Savez-vous de quelle manière elle m’aime ? fit-il la gorge serrée.

— Oui, je le sens ; je ne peux te l’expliquer ; je le devine ; j’ai peur, mon pauvre enfant, j’ai peur pour toi.

— Samedi soir il y aura à l’Hôtel des Sciences une conférence, maman ; mademoiselle Rhonans la fera ; vous y viendrez.

— Je n’irai certainement pas.

— Vous viendrez, maman, parce que j’aime cette jeune fille et qu’elle ne peut pas vous être indifférente. Vous viendrez pour me faire plaisir, pour la voir avec moi, à côté de moi, pour ne pas me briser de chagrin en affectant de la mépriser.

Il vint à sa mère, la prit au cou.

— Je vous en supplie, maman !

— Je ne donnerai jamais mon consentement à un pareil mariage !

— Ne dites rien encore, ne parlons pas de mariage ; venez la voir. Elle ne vous saura pas dans l’auditoire, vous l’observerez à l’aise ; vous serez séduite, allez, comme moi ! Vous viendrez, maman, dites ?

Elle se défendait encore. Il la cajola de mille manières, et elle ne fut pas indifférente à ces caresses intéressées où elle retrouvait l’âme enfant de ce fils qui lui échappait un peu plus chaque jour avec le cours de la vie. Elle demeura glaciale, mais elle eut envie de pleurer, et quand elle le repoussa doucement, elle ferma les yeux pour qu’il ne vit point les larmes y naître.

Le lendemain, il revint encore. Son père était présent. C’était un grand vieillard à qui l’obligation d’achalander avait donné comme un reflet de courtoisie mondaine. Il connaissait la pointure, les petits défauts du pied, jusqu’aux pratiques intimes du marcher de toutes les grandes dames de Briois ; mais c’était un passionné de l’économie politique, dont il avait toujours un livre à la main. Et s’il entretenait ces dames de sujets anodins où revenait souvent la bottine, il pouvait causer avec n’importe lequel de leurs maris, auxquels il citait couramment Proudhon, son grand homme. Pour ce qui n’était pas de ce sujet, il empruntait volontiers à sa femme ses jugements. Elle lui avait parlé depuis la veille de Mlle Rhonans et du projet qu’avait conçu leur fils. Il fut désolé de sa propre désolation et n’eut pas la tentation de défendre contre elle le sentiment qu’il comprenait mieux qu’elle, cependant.

Jean les trouva butés à cette idée ferme que Marceline, cette créature de bonté et de dévouement, n’était qu’une organisation orageuse, déformée, incapable d’assurer à un homme le bonheur de toute une vie. Les mêmes propos qui avaient été dits la veille furent échangés. Tous les arguments de Mme Cécile, qui dormaient en elle en infrangible conviction, s’exprimaient incomplètement, malaisément, par ces subtilités. L’innocent nuage de sa cigarette teignait toujours la jeune savante de couleurs libertines que l’austère bourgeoise n’aurait su admettre. Mais Jean s’exaspérait ; il retenait ses colères pour ne point perdre tout. Il s’ingéniait à des souplesses d’humeur, à des supplications. Sa peine éclata. Alors son père s’émut le premier. Ses prétentions intellectuelles s’accommodaient assez de l’intellectualité forte d’une telle belle-fille. Il n’avait pas, quoique plus logique, le sens intuitif qui permettait à sa femme de parler juste sur ce qu’elle ne connaissait pas, souvent. Il était ébranlé. Il prit son fils dans ses bras et lui dit des douceurs. Le troisième jour, lorsque Jean vint faire la tentative suprême, il fut convenu que, le magasin fermé, les parents iraient le soir entendre la conférencière.

Tranquilles et régulières, pendant ce temps, les lettres d’amour s’échangeaient. Longuement, avec la joie nouvelle de dire ces choses, Marceline les écrivait interminables. Sa table de travail étonnée la recevait penchée à demi sur le cher papier où elle pratiquait l’art suave et féminin de remplir et inonder d’amour des pages entières où le seul mot d’aimer ne se fût pas trouvé. Ces lettres étaient sa préoccupation constante. Ses cours de lycée, le devoir laborieux de ses journées lui devinrent à charge ; elle y était souvent distraite, pensant à ce qu’elle écrirait en rentrant. Et quand elle rentrait, plutôt que de se mettre au travail, elle trouvait le prétexte d’une fatigue pour prendre, avant ses livres, son papier à lettres.

Elle se répétait fréquemment : « Comme je suis heureuse ! »

Cependant le samedi, jour de sa conférence, arriva sans qu’elle eût le loisir de la préparer. Elle avait dans le courant de la journée des répétitions qui ne lui permirent pas de s’en occuper. Il lui vint le trouble du devoir pressant qu’on est dans l’impossibilité d’accomplir, et par-dessus tout régnait la joie, une sorte d’ivresse légère de voir Jean ce soir. Dans la rue, entre deux cours, chez elle, dans l’intervalle des leçons, elle essayait de construire en pensée la charpente de ce qu’elle dirait. On l’aurait vue se prendre le front dans la main pour mieux capter son imagination éparse : elle ne pouvait coordonner deux idées. Il n’y avait plus pour elle ni conférence, ni amphithéâtre, ni auditoire, mais seulement Jean qui l’écouterait ; et combien lui étaient peu désormais ces lointaines choses du passé, la nuageuse philosophie qui s’en dégageait et leur leçon d’art superflue !

Au dernier moment, pressée par l’heure, elle, si consciencieuse toujours, chercha dans ses auteurs des pages qu’elle pût lire à haute voix. Elle alla jusqu’à calculer le temps que lui ferait gagner cette lecture, et le peu qu’il lui resterait alors à dire pour atteindre la fin de cette heure durant laquelle elle devait parler. Ce peu, elle n’eut pas le courage de le chercher ailleurs que dans sa dernière conférence où elle avait senti que certains passages plaisaient tant. Elle résolut de se répéter, de se plagier elle-même, pendant qu’à sa mise, au dernier instant, elle donnait des soins excessifs.

Au moment d’entrer par les couloirs inférieurs qui menaient à l’amphithéâtre, elle sentit une émotion telle qu’effrayée, elle se demanda sur quel ton elle parlerait tout à l’heure. Revoir Jean après ce qu’ils s’étaient dit l’autre jour, après le travail qu’avait accompli entre eux la tendre correspondance, se reconnaitre, s’entre-regarder, de loin, dans cette lumineuse salle publique, parmi tant d’êtres inconnus, c’était échanger les plus mystérieuses, les plus adorables choses. Et en effet, quand elle ouvrit la porte, qu’elle vint prendre sa place, et que d’un regard furtif à l’endroit où ses yeux l’avaient découvert l’autre jour, elle le reconnut, elle baissa la tête, et savoura la minute la plus béatifique qu’eût jamais dû lui procurer cette surprise d’amour où sa fière nature s’était laissé vaincre. Elle sentit tout d’un coup ce qu’il était devenu pour elle. Plus tard, le souvenir de ce moment devait lui revenir et lui servir à mesurer combien ce sentiment d’aimer était entré en elle.

Pâle et tremblante comme elle ne l’avait jamais été en parlant, elle commença de rappeler le dernier cours. À cause des mots qui la fuyaient, il lui vint aux lèvres certaines tournures grammaticalement étranges qu’elle ne pensa pas répudier. Elle eut des répétitions de termes, des pléonasmes, des phrases tortueuses, toutes choses que d’ordinaire, dans sa coquetterie de parole, elle évitait par une recherche à demi précieuse. Ces incorrections, elle les percevait une fois dites, et il lui en vint une honte extrême, à cause de Cécile d’abord, et à cause de l’auditoire dont elle se ressouvint tout à coup, comme si elle eût en vérité oublié sa présence devant elle. Elle se mit à lire, mais avec l’impression d’avoir manqué ou terriblement gâté sa leçon d’aujourd’hui. De temps à autre, elle lançait à sa petite montre posée sur le bureau de rapides regards. Cette heure à couvrir d’une pensée qui la fuyait, d’une suite d’idées insaisissables, lui parut sans fin. Elle était si troublée de tout ce qui lui arrivait, que, lorsqu’elle voulut résumer en quelques mots sa lecture, elle s’arrêta net devant un terme introuvable.

Cette humiliation lui donna la plus terrible secousse. Elle se reprit après ce silence où il avait passé sur elle comme un ridicule. Elle n’avait pas préparé de notes où elle pût prendre un point de repère ; elle fit une conclusion rapide, — hâtive, bousculée ; et, quelques minutes manquant encore à sa montre pour que l’heure fût achevée, elle leva la séance. Elle avait de revoir Jean, de lui parler, de s’expliquer avec lui un besoin infini. Elle pensa que, comme l’autre jour, ils se rencontreraient sur le boulevard désert, loin des curieux ; et dans la rue, sous les lampadaires bleuâtres, elle se mit à marcher doucement, lentement, l’attendant. Elle gravit ainsi la rue Jeanne-d’Arc, ralentissant son pas chaque fois que derrière elle elle devinait la marche qu’elle croyait reconnaître ; mais elle gagna le boulevard avant qu’il ne l’eût rejointe ; et elle s’en alla de cette allure attardée d’une femme qui attend, sous les rangées des platanes noirs. Il n’y vint pas.

Alors en rentrant, se rendant compte que depuis cinq jours elle avait vécu sur la pensée de ce rendez-vous imaginaire, dans la rue, ce soir, elle eut un désespoir d’enfant, une crise de larmes comme elle ne s’en était jamais connu. Pourquoi n’était-il pas venu à elle, que se passait-il dans son cœur ?

Elle ne disait plus : « Comme je suis heureuse ! » mais « Comme je souffre ! » Et en effet elle avait beau remonter dans ses souvenirs, elle ne trouvait rien de plus déchirant que cette déception atroce de n’avoir pas vu Jean ce soir, comme elle l’avait tant désiré. Que d’inquiétudes en découlaient que d’incertitudes sur ce qui s’était joué dans l’âme de son ami, que de honte à la pensée d’avoir été devant lui si peu brillante !

De la nuit, elle n’en put dormir. Où étaient ses nuits calmes d’autrefois, où le poids de la fatigue cérébrale l’entraînait, à peine les yeux clos, dans un sommeil invincible, tranquille, peuplé de songes raisonnables et beaux ! Elle était maintenant rongée par l’anxiété de l’attente, en pensant à la lettre que le matin lui apporterait, et, jusqu’à l’heure du courrier, son agitation ne lui permit de rien faire.

Mais, au lieu de l’apaiser, cette lettre ne fit qu’aggraver son trouble. Jean l’avait écrite la veille, avant d’avoir fait à ses parents cette visite où ses prières les avaient décidés à se rendre à la conférence du soir. Il ne savait encore rien de leur résolution et, par prudence, avait omis de parler d’eux.

« Mon amie, lui disait-il, car insensiblement l’amour était venu à s’exprimer dans leurs lettres sans que le verbe en fût jamais tracé, j’ai pensé à vous tout le jour en faisant mes courses insipides. J’ai pensé aux choses lumineuses et savantes que vous nous direz ce soir, et je me suis demandé s’il était vrai que nous puissions enfin nous revoir, fût-ce sous l’apparence indifférente que nous devrons garder encore aux yeux du monde, jusqu’à ce que puisse être dévoilé au plein jour le grand secret qui fait que vous n’avez pas dédaigné un pauvre être tel que moi. Puissiez-vous ce soir, en parlant, sentir que le plus indigne de vos auditeurs est le plus dévoué, le plus à vous, le plus admiratif de vous, de votre merveilleux savoir, de votre talent, de votre bonté. »

Elle finit par deviner qu’il existait quelque obstacle à cette union dont il n’effleurait jamais le sujet, et qui pourtant jusqu’ici lui avait paru certaine entre eux. Son esprit positif et bien ordonné pouvait difficilement endurer l’incertitude et les choses mal définies. Qu’étaient-ils l’un à l’autre jusqu’aujourd’hui ? Et elle reprenait les lettres de Cécile pour les analyser, y rechercher un mot qui établit clairement leur situation exacte. Elle ne le trouva pas. L’aimait-il seulement ? Il ne l’avait jamais dit : elle discuta terme à terme avec elle-même ces missives maladroites, où il se défendait seulement d’être digne d’elle : pas une ne pouvait servir de base à une certitude d’être aimée.

Ce fut un nouveau tourment, un doute épouvantable. Le sentiment de Cécile pour elle pouvait s’interpréter par une admiration qui n’était pas faite pour l’étonner, car elle continuait de recevoir par intervalles de ces lettres anonymes où ses auditeurs enthousiastes ne se retenaient pas de lui transmettre des hommages passionnés, dont le style ne différait guère de celui de Jean. Alors, tout ce qu’elle avait si tendrement dit de son côté lui devenait d’un souvenir intolérable, et elle résolut, dans une telle alternative, de ne pas écrire aujourd’hui.

Le temps n’était plus où parmi des pensées cruelles, le travail lui pouvait être de quelque secours. Le travail lui était à charge désormais. Elle manquait non seulement de goût et de courage, mais de la faculté même de travailler. Ses élèves l’observaient curieusement, distraite, nerveuse, absente de tout comme elle était, et les yeux rougis.

Le second jour elle reprit sa plume, d’une main si tremblante que l’écriture en était méconnaissable.

« Pardonnez-moi, disait-elle, cher monsieur et ami, de n’avoir pas répondu dès hier à votre lettre. Il m’est très agréable de correspondre souvent avec vous, mais vous savez si mes travaux sont impérieux ! Il se pourra quelquefois qu’un devoir à corriger l’emporte sur la lettre que j’avais à vous écrire. Vous ne m’en voudrez pas ; notre amitié, où je prends tant de plaisir, est plus forte, Dieu merci, que ces petits accidents involontaires. Quant à la cacher, comme vous le dites, pourquoi ? Certes, j’ai beaucoup de respect pour les convenances mondaines qui sont de bon aloi, mais je n’éprouve pas autre chose que de la fierté, soyez-en sûr, à penser que vous voulez bien être du nombre de mes amis. Quoi qu’en pense même votre modestie, je m’en fais gloire et vous traiterai ouvertement comme tel. Ce sera de pouvoir jouir d’agréables conversations, d’échanges d’idées, et de conversations utiles, le meilleur moyen. »

Elle pleuvait amèrement de devoir faire rentrer dans les bornes d’une simple camaraderie intellectuelle les choses délicieuses auxquelles depuis quelques jours elle goûtait. Mais de plus en plus, s’influençant de ses propres réflexions, elle se disait qu’il fallait, de leur sorte de liaison, écarter toute idée d’amour, et elle se gourmandait, passant, à regretter ce qu’elle avait espéré et à le déprécier en même temps, les plus cruelles heures.

Cécile ne répondit pas à cette lettre. Elle en avait secrètement espéré une réfutation irritée et vibrante. Ce silence lui fit plus de mal que tout. Ce jour-là, elle arriva au lycée si déprimée et défaite, qu’une petite amie vint lui dire : « Qu’avez-vous ? » Elle pensa éclater en sanglots ; et elle se sentit maintenant aimer Jean plus que jamais, puisqu’elle souffrait tant de le perdre.

Mais quand elle rentra chez elle, elle le trouva au petit salon, l’attendant.

— Je m’étais fait une loi, lui dit-il, de ne plus venir ici, puisque ce n’était plus seulement en ami que j’y venais… et voilà qu’il y a entre nous un malentendu terrible, un malentendu qui ne peut plus durer, puisqu’il met le mensonge entre vous et moi, là où nous devrions nous regarder en face et lire l’un dans l’autre ! Hélas ! je ne croyais guère avoir encore à conquérir ce que je m’étais tant réjoui d’avoir obtenu ! Vous ne m’aviez pas compris !

La bienheureuse certitude revenait en Marceline ; mais quoiqu’elle aimât infiniment la franchise absolue, elle ne pouvait, par dignité, raconter à Cécile ce qui s’était joué en elle de craintes, de tourments, sur cette seule ambiguïté de leurs rapports. Elle avait pris un rôle elle dut le tenir.

— Monsieur Cécile, dit-elle souriante devant lui, enveloppée de sérénité et de grâce tranquille, vous possédez absolument ma sympathie et mon amitié. Quant à vous comprendre, je crois que…

— J’avais juré, prononça-t-il de sa voix creuse et tremblante où passait une si puissante émotion qu’elle en fut touchée, j’avais juré de ne pas prononcer devant vous, qui êtes la plus respectable jeune fille, des aveux que la tradition de ma famille veut que les parents sanctionnent, mais vous me forcez de vous dire ce que j’aurais voulu vous laisser deviner… c’était d’être ma fiancée que je vous avais demandé, Marceline.

Elle le sentait épouvanté de ce qu’il venait d’avouer, confus et craintif, se croyant très peu de chose auprès d’elle, profondément humble. Elle lui donna sa main :

— Votre fiancée ? dit-elle avec une loyauté tendre ; supposez alors que je la sois. Ils se recueillirent en des minutes de silence qui leur firent faire dans l’union plus de progrès que les mots les plus cherchés et les plus sincères. Contemplatifs, ils l’étaient un peu l’un et l’autre, ils s’exaltèrent dans une sorte d’ivresse d’âme. Quand ils s’en réveillèrent et que, sans timidité et seulement confiants l’un en l’autre, leurs regards purent se croiser, ils comprirent qu’une alliance était déjà faite entre eux, une sorte de parenté d’êtres voués l’un à l’autre, qui n’ont plus honte des sincérités entières. Et comme, fût-ce en amour, l’amour-propre est encore le maître sentiment, Marceline posa de suite la question qui lui tenait le plus au cœur depuis ce qui lui était arrivé de fâcheux à sa dernière conférence.

— Qu’avez-vous pensé de moi samedi en m’écoutant ?

Ce que je pense chaque fois que je vous vois ou vous rêve : que nulle femme n’est digne d’être aimée que vous.

Elle éprouvait qu’il était adorable d’entendre ce qu’autrefois elle eût trouvé si plat ; elle en dégusta le savoureux bonheur, puis ajouta :

— Je me suis égarée en parlant ; j’ai perdu pied, qu’a-t-on pu dire dans la salle !… c’est la première fois. J’avais le cerveau un peu fatigué.

— Vous avez dit des choses charmantes, seulement vous n’en avez pas dit assez ; je ne voudrais entendre que ce dont votre pensée même est la source ; vous avez lu ; c’était encore pour moi entendre votre chère voix ; je n’ai pas écouté Thucydide, mais la voix qu’il empruntait. Vous croyiez donc avoir mal parlé ? Mais vous m’avez émerveillé comme toujours.

— Cher ami, reprit-elle affectueusement, pouvais-je vous demander de me juger ! Et pourtant j’étais coupable ce jour-là ; j’avais manqué de conscience, j’avais essayé de me soustraire au travail qui est toujours nécessaire, et de parler sans préparation. J’en ai été punie par un petit chagrin celui de ne pas vous rencontrer le soir comme à notre dernière promenade…

Il ne répondit pas : elle vit qu’il souffrait ; elle se demanda de quoi et s’offensa qu’il y eût dans son âme, pour elle, des secrets, surtout un secret la concernant. Elle vit s’altérer le masque maigre et mat où se crispaient des rides de douleur, et l’expression du regard bleu qui semblait venir de si loin. Elle lui dit, de ce ton ineffable de la femme qui aime et qui a pitié :

— Qu’est-ce qu’il y a ?

— Nous n’en sommes plus à nous cacher la vérité, reprit-il avec effort. Vous m’en voudriez si je ne tendais pas au contraire à faire tomber tout ce qu’il y a d’obscur entre nous. Chère Marceline, j’ai un grand chagrin !

— Pour tout chagrin comme pour toute joie, interrompit-elle, vibrante, nous sommes deux désormais.

— Oui, nous sommes deux, et c’est pourquoi je souffre double. Mes parents qui sont des cœurs simples, unis dans un idéal mariage, au milieu des circonstances les plus normales de la vie, ont été effrayés, Marceline, quand je leur ai parlé de vous, qui êtes si grande, si lointaine de leur existence bourgeoise. Comme ceux qui n’ont jamais quitté leur terre, ils ont été troublés par la distance qui les éloigne de vous, fille d’une terre intellectuelle étrangère. Vous êtes cette bru étrangère, en effet, qui terrifie les mères.

Choyée de tous, admirée et fêtée comme elle était, la sensible Marceline, dans son orgueil secret, reçut la cruelle blessure.

— Vos parents me détestent ! fit-elle sans pouvoir dissimuler son amertume.

— Ils ne connaissaient pas votre personne qui m’est chère, mais ils connaissaient votre nom dont la réputation les éblouit. Sous votre nom de savante j’ai voulu leur faire connaître Marceline, celle que j’aime. Ils sont allés vous écouter samedi, ils étaient à la conférence.

— Ils étaient à cette conférence ? fit Marceline rougissant de honte.

— Ils vous ont vue, mon amie ; mon père était là, devant vous, sans que vous le sachiez ; une heure durant, ma mère vous a regardée ; elle savait ce qui lie — et de quelle manière ! — son fils à vous. Que voulez-vous, elle s’est émue à vous voir, à vous entendre, à vous connaître, mais elle sent dans votre âme des abîmes insondés. Simple marchande et d’instruction rudimentaire, elle voit en vous bien plus un phénomène, une anomalie, qu’une femme.

— Une Cerveline, comme vous dites, reprit-elle.

— C’est cela ; une Cerveline incapable de tendresse ou de dévouement, dont la seule science peuple l’âme, ayant distillé l’orgueil là ou règne le doux abandon de la femme, la Cerveline dure, cruelle, volontaire… Hélas ! les créatures comme mademoiselle Bœrk ont gâté le métier de femme savante, elles ont créé le type auquel on les mesure toutes. Mes parents n’ont pas su concevoir quel être pondéré, à l’équilibre admirable, vous demeuriez, vous. Ne leur en veuillez pas.

— Je les comprends, dit Marceline attristée. Je l’ai pensé et senti souvent ; au milieu de tant de sympathies qui me pressent, je suis une solitaire !

Cécile tressaillit ; cette phrase-là : « Je suis une solitaire ! » avait réveillé dans son souvenir l’écho de la même phrase prononcée jadis sur ce même ton par Eugénie Lebrun. Comme elles s’étaient rencontrées toutes deux, l’authoress légère et charmante, l’impitoyable et jolie Cerveline, avec sa fiancée pleine de tendresse. Pourquoi ? Avaient-elles donc une parenté secrète d’esprit ? Il en eut froid au cœur.

— Vous l’avez été, vous ne le serez plus, murmura-t-il.

— J’ai bien peur, dit-elle, si jamais les obstacles qui nous séparent tombent un jour, de vous emporter dans mon désert.

— Le rêve de tout homme qui aime vraiment ! finit-il.

Ils fermèrent les yeux. Des choses vaporeuses, des idées d’évasion vers les sphères recueillies, les idées que caressent tous les amoureux, passèrent en leur cerveau. Le monde s’écarterait de ces deux êtres singuliers, trop séparés de lui par mille distances, ils seraient solitaires à deux, rivés l’un à l’autre.

— Racontez-moi ce que vous a dit votre mère quand elle m’eut vue, demanda Marceline à la fin ; ne me cachez rien ; je l’aime d’avance, invinciblement, puisqu’elle est votre mère, et qu’elle ne me haïra que de trop vous aimer.

— Elle ne vous haïra jamais, Marceline, puisqu’elle vous a vue. Mon père m’a dit de vous : « Elle est charmante » et ma mère : « Elle me plairait beaucoup. » Comprenez la subtilité de ce conditionnel déjà conquis, séduit, sous le charme, et qu’épouvante toujours l’étrangeté de votre cérébralité trop puissante. Vous voulez savoir tout ? Elle m’a répété : « Mais cette femme-là te préférera toujours ses livres ! »

— Lui avez-vous dit que vous étiez sûr du contraire ? demanda-t-elle avec le plus tendre, le plus dévoué des sourires, qui faisait à celui qu’elle aimait l’absolue promesse.

— Je lui ai dit ce que je croyais alors, mon amie, et que je sais maintenant : quelle confiance je pouvais avoir en votre cœur.

— Et alors ?

Jean se troubla. Il ne pouvait plus continuer la révélation de cet entretien qu’ils avaient eu, si terrible, acharné, attisé d’une double passion, la commerçante perspicace, lucide, judicieuse, de sang-froid, et le pauvre amoureux produisant comme argument unique, sa propre fièvre aveuglée. Ils s’étaient dit là, la mère et le fils, touchant cette mystérieuse Rhonans, des propos intimes et redoutables ; ils l’avaient analysée, cherchant l’impénétrable anatomie de cette âme anormale. Ils l’avaient sondée, accusée, disséquée. Ils avaient abordé — tout rêve et toute poésie mise à part — la question du mariage, et Mme Cécile avait alors posé cette condition à l’estime et à l’approbation qu’on demandait d’elle pour cette belle-fille imprévue :

Lui as-tu demandé si, une fois en ménage, elle renoncerait à ce qui jusqu’à présent a fait sa vie, et que tu devras absorber, toi, Jean ? C’était la plus sagace et la plus irréfutable logique. La seule épreuve à laquelle on pût connaître ce que recélait vraiment de puissance d’aimer cette femme d’exception, Jean n’aurait pas trouvé dans son amour l’implacabilité nécessaire pour la formuler. Il adorait Marceline comme il l’avait connue, son activité mentale de maîtresse de sciences faisant corps avec elle, parachevant sa personnalité ; il ne l’en aurait pas dégagée. En devenant sa femme, elle continuerait d’être la savante qu’il vénérait trop humblement pour rien exiger d’elle, hors le don de son amour. Mais la mère avait raison. Médecin établi et de clientèle riche, il ne pouvait avoir pour femme une institutrice. Il y a dans le monde une foule de lois subtiles ou ridicules qui forment ainsi, sans qu’on sache au juste pourquoi, une fatalité. Exiger de Marceline le renoncement à sa carrière, c’était lui faire avouer le plus grand, le plus démesuré, le plus touchant amour. L’avouerait-elle ?

— Et alors, dites, Jean, qu’a-t-elle répondu ?

Il sentit tellement impossible envers cette créature de majesté et de grandeur cérébrale, la mise en demeure brutale : « Si vous voulez que je vous épouse, oubliez ce qui fut votre joie et votre raison d’être, cet enseignement qui vous a faite triomphale et glorieuse, » qu’il mentit.

Et alors, ma mère m’a expliqué ses craintes sur la grande place que tiendrait en vous ce qu’elle appelle « vos livres », l’ensemble de vos préoccupations si prodigieusement distantes des petits détails de la vie. Elle a peur — vous souriez — que vous ne fassiez pas une bonne femme d’intérieur. Elle m’a demandé si vous connaissiez la cuisine et si vous saviez diriger une lessive. Je lui ai démontré quel esprit complet vous étiez, embrassant tout…

Marceline en l’écoutant à son tour s’attrista. Elle était par trop fine ; elle devina rien qu’au ton sur lequel il parlait qu’il inventait et qu’ils s’étaient dit, sa mère et lui, en parlant d’elle, des choses où sa pauvre nature inconnaissable, insaisissable avait dû être étrillée d’injustice et de prévention. Véritablement, elle souffrait ; il ressemblait si peu à l’existence glorieuse dont elle avait joui jusqu’ici, d’être ainsi réprouvée par une femme qu’elle dépassait de si haut ! d’être bannie d’une famille qui, loin de s’enorgueillir d’elle, ne la subirait que par force. Il lui venait aussi de s’appeler en réalité Mlle de Rhonans, une fierté d’aristocrate qui se cabrait en elle à la seule pensée de cette marchande de souliers.

— Écoutez, dit-elle à Jean avec une irritation cachée qui faisait trembler sa voix, vous direz à votre mère de ma part ceci : que je n’entrerai jamais dans votre famille sinon les portes et les cœurs grands ouverts, et qu’il me faudra la gagner avant d’être votre femme, ou bien…

— Mon Dieu ! frémit Cécile tout haut, si je devais ne pas vous obtenir !

Et il était si terrifié qu’elle eut de lui une pitie véritable.

— Ayez confiance, lui dit-elle, Dieu a dû nous concevoir l’un pour l’autre.

Et, pour sceller ces fiançailles idéales que son esprit religieux surajoutait aux autres, elle se fit embrasser de lui pour la première fois en lui disant :

— Vous serez toujours le seul pour moi, mon ami, dans le futur comme dans le passé.

Ce coup de bonheur le grisa ; il laissa échapper cette phrase qui, tout ambiguë qu’elle fût, devait être à Marceline comme la clé de ce qu’il lui dérobait :

— C’est de vous seule désormais que j’ai à vous obtenir.

— Mais puisque vous avez ma promesse, Jean ?

Il ne répondit pas.

Il la quitta presque silencieusement. Ce silence travailla en elle dès qu’il fut parti. Pourquoi avait-il dit « C’est de vous seule que j’ai à vous obtenir ? » Intuitive comme elle était, elle ne tarda pas à venir sur la voie de la vérité ; sans se l’exprimer absolument, elle soupçonna cette pensée de l’implacable commerçante qui désapprouvait si fort l’intellectualité excessive : lui faire renoncer à sa carrière.

Elle était à ce moment à sa table de travail, ayant devant les yeux une liasse de devoirs à corriger concernant la guerre de Trente ans. Elle était déprimée et fatiguée, sans goût, à l’heure où la prenait la partie la plus infime de son travail. L’idée d’être débarrassée de tant de soucis, dans un facile repos d’amour la séduisit tout à coup. Elle écrivit brusquement, nerveusement ce mot à Jean :

« Dites-moi toute la vérité, mon ami ; vous me paraissez en cacher toujours un peu. Votre mère n’a-t-elle pas manifesté le désir que je quitte l’enseignement ? Je veux le savoir, parlez-moi ouvertement. Il me faut être fixée : n’est-ce pas en cela que, selon votre parole de tantôt, vous avez encore, malgré ma promesse, à m’obtenir de moi ?