Les Cervelines/19

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Calmann-Lévy éditeurs (p. 273-296).
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XIX

Le lendemain, en même temps que cette lettre, le facteur remettait à l’appartement de la rue des Bonnetiers une autre lettre venant de Paris. Elle était du docteur Ponard. Cécile, en reconnaissant les deux écritures, rejeta la seconde enveloppe, et ouvrit en tremblant celle de Marceline. En lisant, il rougissait. Était-ce possible qu’elle sût enfin ce qu’on exigeait d’elle ? qu’allait-elle penser de sa mère et de lui ? Puis à relire plusieurs fois ce mot bref et déterminé qui, tout d’abord, avait été pour lui un coup douloureux, il crut y deviner comme une soumission implicite à l’abdication qu’on demandait d’elle, et enfin il fut heureux qu’elle eût parlé la première d’une chose dont il aurait eu honte d’avoir à s’ouvrir avec elle. Il allait lui répondre sur-le-champ ; la lettre de Ponard était là qui le sollicita.

« Mon cher Cécile, lui disait son ancien maître, j’ai eu le chagrin de perdre l’autre semaine mon pauvre camarade Bassaing ; la plus stupide des maladies, la congestion pulmonaire, l’a emporté en quatre jours. Il avait voué sa vie à des études physiologiques bizarres et rares ; c’était un savant raffiné ; il est mort d’une maladie de pauvre, comme un maçon d’un « chaud et froid »… Vous le connaissiez peu, et encore sous un jour mauvais ; vous ne vous étiez pas compris. Je ne vous aurais donc pas appris ce triste événement, sans la circonstance qui, du fait de cette mort, rend libre notre gentille amie la petite Blanche. Elle n’est pas mariée ; vous lui plaisiez beaucoup ; et sa mère m’a confié qu’elle regrettait toujours le gendre que vous eussiez été ; c’est à quoi il faut attribuer, je crois, que cette charmante fille ait repoussé depuis tous les partis. Ce pauvre Bassaing craignait que vous ne fussiez pas assez riche et assez brillant pour sa fille. Assez brillant surtout. Moi je sais que vous le deviendrez à Paris, et riche par-dessus le marché. Voyez donc si vous avez à tourner une seconde fois votre voile de ce côté. Si vous demandez Blanche maintenant, je puis vous dire que vous êtes sûr de l’obtenir. »

Jean eut un certain plaisir à relire deux fois cette lettre ; il revit soudain la robe grise svelte, comme garnie d’argent avec le satin, et sous les cheveux pâles, sous les cils blonds et longs, le regard délicat de myope. Il s’attendrit, prononça : « Pauvre petite ! » Il la revit au piano, chez les Ponard, lui souriant. Il refit en pensée son voyage de retour, quand, sous le coup du refus, il revenait à Briois si triste. Il évoqua les paysages de septembre qui de droite et de gauche fuyaient loin du train, noyés de brumes et jaunissants, et son découragement en débarquant à la gare de Briois, jusqu’au moment où il avait vu glisser devant lui la silhouette vive de Marceline, rayonnante de grâce corporelle et de force morale.

— C’est de ce jour-là que j’ai commencé à l’aimer, se dit-il.

Depuis, que d’étapes, et comme cet amour avait pris la mesure de sa vie elle-même ! Ponard voulant maintenant le marier, quelle dérision ! et ce mariage somptueux qui lui aurait donné tout ensemble l’opulence et la grande vie de science, venant s’offrir au moment même où son amie lui écrivait en somme cette question : « Que faut-il sacrifier de mon existence pour avoir le droit de vous appartenir ? »

À la pensée de ce mariage, en un tel moment, il aurait ri, s’il n’avait été envahi par la plus violente émotion d’amour que le souvenir de Marceline lui eût jamais donnée. En vérité, malgré la furtive vision de Blanche Bassaing et la certitude agréable d’occuper ce cœur lointain et exquis de jeune fille, il reconnut que sa grande tendresse pour sa fiancée montait, montait toujours. Et se sentant aussi plus de droits, lui qui repoussait, pour elle, en s’en riant, la fortune et la gloire, il lui écrivit enfin ces lignes qui eussent pu être cette fois une lettre de femme :

« Chère Marceline, vous avez formulé vous-même ce que je n’aurais jamais eu la force de vous dire. Ce que vous pensez, en effet, ma mère l’a souhaité ; elle vous le demande. Je ne vous l’aurais jamais demandé. Je vous voyais, en vous donnant à moi, me donner votre liberté de travail, votre temps, vos conceptions d’avenir, mais non pas ce qui fait de votre œuvre comme une mission, ce qu’on aime enfin pour l’avoir choisi, embelli, pour ce qu’on lui a donné et pour ce qu’il a rendu le métier. Éteindre, Marceline, ce flambeau lumineux de votre enseignement, taire ces conférences où se complaisent tant d’intelligences fines sur qui vous entretenez une adorable autorité, renoncer à ces apothéoses délicates que vous offrent les esprits, à ces triomphes qu’on vous a faits parfois, où je vous ai connue un soir, mon amie, c’est, il me semble, commettre en même temps une grande injustice et un grand sacrilège ; est-ce assez que votre bonté d’un côté, et de l’autre l’immense tendresse que je vous porte pour les motiver ?… »

Si en lisant cet aveu, le soir, à l’heure qu’elle se hâtait pour sa conférence, elle n’y avait vu que la honte et le regret qui étreignaient le cœur de Cécile en écrivant, elle aurait été seulement touchée ; mais une chose unique la frappa, si cruellement qu’elle en eut une sorte de colère : cette condition, ouvertement exprimée, d’abdiquer sa carrière.

Que serai-je alors, se disait-elle, que deviendra ma personnalité ? Madame Cécile : je serai madame Cécile. À quoi se passeront mes journées ? Je devrai faire des visites et, en l’absence de mon mari, seule chez moi, dans les loisirs que me laissera la direction du ménage, je pourrai lire quelquefois. À intervalles, j’aurai dans les mains un livre, comme au prisonnier on ouvre parfois, sous prétexte de pitié, une lucarne vers l’espace. Il me sera permis, de suivre les travaux des autres, leur bel essor mental qui me sera prohibé, à moi.

Cette idée du mariage lui parut soudain une captivité ; lentement, en songeant, elle boutonnait au poignet son long gant noir ; ses yeux tombèrent sur les photographies qu’éclairait à peine sa lampe. C’était Beyrouth ; vues insignifiantes, aux petites constructions orientales, hérissées çà et là de la palme d’un arbre exotique. Son imaginative puissante y faisait autrefois revivre Tyr ou Sidon. La vision de ce qui, à certaines heures d’enthousiasme, s’était édifié en son esprit des splendeurs phéniciennes, lui revint. Son cœur se serra : elle rappela désespérément le souvenir de Jean. Elle prononça à mi-voix : « Je l’aime ! »

La flamme de son art l’avait ressaisie. Devant son auditoire de ce soir-là, elle prit sa revanche. Elle parlait dans des circonstances troublantes où s’exaltait son talent. Jean était là, devant elle, et pendant que ses yeux attendris se posaient sur lui, tout son cerveau vibrait d’une ivresse de pensée et de création. Il lui semblait, en parlant, faire l’adieu dernier à cette antiquité dont elle était si éprise ; elle s’y plongeait, s’y baignait, s’y noyait. Elle causa des jeux enfantins en Grèce. On la sentait vivre en ce passé nuageux. Elle rappelait, par des silhouettes de statues tanagréennes, esquissées en croquis au tableau, certains groupes qu’on aurait crus mythologiques, et où elle voyait seulement la reproduction d’un amusement de gamins athéniens ; tel celui où l’enfant vaincu au jeu de la balle doit porter sur ses épaules le vainqueur. Comme si elle avait voulu dire à Jean : « Voyez ce que vous perdez à clore mes lèvres… » elle déploya presque à l’excès la plus minutieuse érudition et son art de parole ; elle allait avec une sorte de témérité, touchant à tous les sujets, à tous les détails ; elle mettait à son discours de la fièvre, de la passion. Jean Cécile était confondu ; la glorieuse science de cette admirable Rhonans condamnait tellement la demande qu’il avait osé faire…

Ils se retrouvèrent comme le premier soir sur le boulevard désert ; il s’approcha d’elle doucement ; elle l’accueillit d’un regard sans lui rien dire. Elle avait le cœur si gonflé, qu’au premier mot, lui semblait-il, elle eût éclaté en sanglots. Jean n’osait pas parler non plus, comprenant plus qu’à demi ce qu’elle souffrait. Ils marchaient silencieusement, ayant tous deux un sentiment de reproche mutuel intolérable. Quand ils eurent gagné la porte de Marceline, elle dit :

— Allons encore un peu plus loin, voulez-vous ? j’ai à vous parler.

Elle prononça si froidement cette phrase que Cécile en eut un frisson de peur.

— Tant que vous voudrez m’accorder la joie de marcher à vos côtés, fit-il éperdu, j’irai, j’irai au bout de la terre.

— Il s’agit de parler sérieusement, mon ami, reprit-elle ; le moment n’est pas au madrigal. J’ai reçu votre lettre tout à l’heure… vous me faites bien souffrir ; je dirai plus, même : vous m’affolez. Ce que vous me demandez m’épouvante tellement que je ne puis mesurer quelle plaie fera en moi ce sacrifice. Je ne vois plus clair. Renoncer à mon métier !…

— Vous m’en voulez, Marceline ? dit-il douloureusement.

— Je ne vous en veux pas, mon ami, je sais que cette exigence ne vient pas de vous ; je donne seulement tort à votre mère qui m’impose, pour votre soi-disant bonheur, un semblable écrasement de moi-même.

Et il vit, sous les fourrures, sa poitrine se soulever d’un tel soupir, qu’il comprit à ce moment la totalité de ce qu’elle endurait.

— Marceline, dit-il, vous ne souffrez pas plus que moi.

— Il me faut choisir entre vous et le déchirement de ce qui fut jusqu’ici ma vie !

— Et moi, je dois vous demander de faire ce choix ! Est-ce que ce n’est pas plus terrible encore, moi qui donnerais ma vie pour vous rendre heureuse !

Cette fois, la nuit sans lune ne les enveloppait plus que de ténèbres. Ils obliquèrent ensemble, presque d’un même instinct, vers les ruelles qui grimpaient, entre les jardins, la côte du Bois-Thorel. Ils éprouvaient une consolation physique à marcher dans ce noir sans être vus, presque sans se voir. Ils ne savaient pas où ils allaient ; ils cherchaient machinalement à se perdre, comme leurs esprits se perdaient aussi dans d’insondables sentiments.

— Choisir entre mon métier et vous, Jean, du premier regard c’est chose facile, car, je n’ai pas de honte à vous le dire, mon ami, je vous aime. J’ai vu dans le mariage la perte de ma liberté, de cette absolue tranquillité intellectuelle si favorable au travail ; j’avais rêvé d’une œuvre que je préparais lentement, qui devait être celle de ma vie, mon but, et dont je ne vous ai jamais parlé : une Histoire de l’antiquité que j’aurais écrite vieille, sur tous les matériaux amassés dans mon existence, dans mes voyages, dans mes études ; j’ai vu dans le mariage l’impossibilité d’une tâche qui m’aurait demandée toute, et sans hésiter, quand vous m’avez dit : « Voulez-vous être ma fiancée, » vous le savez, je vous ai répondu que je l’étais. Mais me sevrer de tout ! me retirer ma raison d’être faire de moi un être nouveau, me donner une autre vie, me changer, me faire mourir enfin, car mourir n’est que cela !…

— Marceline ! cria Jean, oubliez ce que je vous ai dit, je ne veux que votre joie, je vaincrai ma mère.

— Non, fit-elle tristement, vous ne la vaincrez ni ne la convaincrez : c’est moi qui dois l’être. Je me résignerai ; vous me tiendrez lieu de tout. Je vois qu’il se fera en moi un vide terrible quand je n’aurai plus le travail auquel je suis en proie depuis dix ans. Vous le comblerez.

Et sur cette phrase, l’un et l’autre, sans se le dire, comprirent en quoi résidait le nerf du délicat et profond problème de douleur. Le vide terrible dont parlait Marceline se creuserait dans son intelligence, dans cette divinité avide qu’elle avait accrue et alimentée en elle par l’offrande continue de ses activités ; dans ce que Cécile, expert en cette psychologie, avait un jour de rage appelé le dieu Cerveau. C’était là qu’une fois la divinité délaissée s’agrandirait chaque jour le gouffre ; et tout ce que son cœur de femme, faible partie de son être puissant, élaborerait de plus tendre, n’aurait rien de commun avec cette faim inassouvie.

— Alors, redit-il, égoïstement joyeux quand même, malgré l’infamie qu’il y a eu de ma part à vous écrire ce que j’ai osé vous écrire ce matin, vous ne me repoussez pas, vous ne me haïssez pas ?

— Cher ami ! vous haïr quand vous me faites souffrir si involontairement ! Mais, croyez-moi : j’ai l’habitude de ne céder jamais à ce qui peut être un entraînement, et de n’écouter que ma raison qui parle par la réflexion. Je veux écouter cette voix-là. Pendant une semaine, ne nous voyons pas. Je penserai à ce que nous venons de nous dire ici. Ainsi le sacrifice que je vous ferai sera bien réellement pesé et voulu. Vous reviendrez alors me voir chez moi, et vous pourrez dire à votre mère si votre fiancée vous préfère encore ses livres.

Ils avaient gagné, sans s’en apercevoir, la partie la plus haute de Briois ; ils se retournèrent et contemplèrent la ville endormie. C’était une silencieuse plaine noire où le dessin velouteux de quelques édifices s’enlevait çà et là, au-dessus du moutonnement indistinct des toits. De droite et de gauche, la ligne des collines fuyait dans les ténèbres, pareilles aux berges d’un lac immense. Il régnait dans cette nuit de province, au-dessus du sommeil de cette ville, une inexprimable paix. Jean et Marceline pensèrent que là serait le lit de leur vie, toute ambition, tout désir de gloire écartés. Ils y vivraient en se refaisant à la mesure même de leur bonheur permis, reprenant à leur profit, et comme à l’encontre d’eux-mêmes, l’existence traditionnelle de leur ascendance.

— J’étais ici un matin, dit Cécile rêvant tout haut ses réminiscences ; c’était un matin d’octobre dernier ; comme nous nous retournons aujourd’hui, je m’étais mis à regarder la ville ; je vous connais, sais alors un peu, très peu, mon amie, car c’est à cet instant même que je commence à vous connaître vraiment ; mais déjà, en ce matin lointain, dans tout Briois, dans ses rues, dans ses monuments, parmi ses toits infinis, je n’avais voulu deviner que le vôtre, je le cherchais anxieusement, passionnément. Je croyais ne voir alors en vous qu’une grande et charmante savante dont la bonté m’attirait ; mais quand, à force de recherche et de fièvre volontaire, j’eus découvert sous les platanes du boulevard, alors ronds et verts, votre chère maison, un tel mystère se passa en moi qu’une lumière s’est faite. Oh ! comme vous m’avez pris, Marceline, et jamais une femme sut-elle conquérir un homme comme vous !

Nous vivrons là, paisiblement, dit-elle en étendant la main vers la ville, nous étant tout l’un à l’autre !

Ils avaient atteint ce point extatique de l’amour qui en est vraiment le sommet, qui donne cette impression d’infini à faire croire au néant du reste. Comme une autre, Marceline tomba dans ce piège. Elle crut que désormais, hormis Jean, rien ne l’attachait plus ; et elle désira, plus encore qu’elle ne le résolut, l’immolation de tout à celui qu’elle aimait.

Ce fut lui qui s’arracha le premier à cette union muette de leurs âmes. Dans le silence de la nuit, les horloges de la ville lancèrent vers eux l’appel du temps ; elles sonnaient onze heures. Il lui dit : « Il faut rentrer. » Ils ne surent jamais com bien de minutes avait duré ce rêve béatifique, fait dans ce quartier ignoré, en cette route déserte, parmi des jardins inconnus. Ils redescendaient graves et émus, ne trouvant pas un mot digne de l’heure qu’ils traversaient, de secrètes intelligences établies entre eux, leur tenant lieu d’ailleurs de tout propos. Ils semblaient avoir acquis, du fait de ce don purement spirituel un droit de propriété l’un sur l’autre. Marceline, emportée dans la marche en descente, regardait à la dérobée son ami, son Jean, elle en était fière : il était à souhait pour une femme de son espèce, beau, mélancolique et immatérialisé. Elle sondait ce front ombreux, où vibrait cette intelligence très chère, elle se disait : « Tout ce qui brûle, et pense, et vit là est à moi. » Elle jouissait.

Soudain, une pensée l’angoissa. Ce fut en regardant toujours ce front qui attirait ses yeux, dont elle avait besoin, un besoin passionné, de découvrir les secrets. Elle se dit : « Je sais ce qui s’y passe actuellement ; mais ce qui s’y est passé ! ce qu’il a pensé, voulu, désiré, savouré ou souffert dans ces années où je ne l’ai pas connu ?… »

Ils se quittèrent loin de sa maison, pour qu’on ne les vit pas ensemble, à cette heure, dans la rue. Ce qu’il y avait de clandestin dans ces précautions obligées offensa Marceline. Elle avait une fierté de vie qui répugnait à ces petitesses, qui les condamnait dans les autres. Elle ne s’était jamais cachée de rien. Elle comprit que quelque chose changeait en elle et en fut humiliée.

— Comme je ne suis plus la même ! pensat-elle.

La nuit une sorte de fièvre la tint éveillée. Elle pensait à cet inconnu de la vie de Jean qu’il ne lui livrerait jamais. Il lui importait peu de connaître ses pensées, mais ce qu’elle brûlait d’apprendre, c’étaient les amours qui, avant le sien, avaient occupé cet homme de trente-trois ans. Quelles femmes avait-il pu aimer ? Elle cherchait à les évoquer, sûre qu’elles avaient été, qu’elles existaient encore ici ou là, tandis que dans l’âme de Jean elles étaient mortes. Quels avaient été leurs visages ? Avait-il fallu qu’elle leur ressemblât pour être à son tour aimée de lui ? Trouvait-il maintenant en elle autant que dans celles-là ? Trouvait-il plus ? L’aimait-il autant qu’il les avait aimées ?

Elle n’avait pas contre elles de jalousie, mais plutôt de la curiosité. Elle les imaginait tranquillement, plus nombreuses qu’en réalité elles n’avaient été — recevant tour à tour de lui cette passion qu’elle acceptait aussi. Elle refaisait en esprit, le connaissant désormais suffisamment, les scènes d’amour où il leur avait dit les choses qu’il lui répétait à elle. Il n’entrait pas dans son tempérament, très conscient de sa valeur, de se croire moins de pouvoir que ces inconnues qu’elle se savait dépasser. Le laconisme même qui avait été le fond de l’amour de Jean pour elle lui semblait un gage de cette gravité pondérée des sentiments très profonds. À la vérité, Cécile avait peut-être aimé Eugénie Lebrun plus follement, plus juvénilement, mais Marceline ne connaissait ni ne concevait une personne telle parmi les passions qui avaient possédé ce cœur avant elle.

— Dormons ! se dit-elle tout à coup, le profil étroitement enchâssé dans la toile de l’oreiller et les yeux fermés ; il est trois heures du matin !

Souverainement maîtresse d’elle-même, elle était coutumière de ces coups impérieux envers sa propre imagination. Elle commandait autrefois au sommeil pour l’appeler aussi bien que pour le chasser. Mais elle éprouva bientôt à quel point cette maîtrise lui échappait aussi. Elle ne s’endormait pas ; un trop gros chagrin lui gonflait le cœur. « S’il en a oublié tant d’autres, si aisément, si totalement, qu’en sera-t-il de moi ! » C’était là que gisait la grande inquiétude de cette idée nouvelle qui ne la quittait plus. Bientôt cette pensée qu’elle pourrait être un jour abandonnée, devint intolérable.

Et pourquoi ne le serais-je pas ? songeait-elle ; où est l’homme qui aime toujours ? Avant d’avoir à sonder le cœur de ce pauvre ami, combien en ai-je vu autour de moi d’autres cœurs bons et sincères comme le sien, qui faiblissaient, que saturait à la longue la contemplation unique d’une femme. L’album de photographies est là, Jean l’a vu, il s’est révolté quand je lui ai montré l’inanité de l’amour. Il m’aimait déjà. Moi je me suis laissé prendre à mon tour, et j’ai perdu le pouvoir de juger froidement des choses. Mais de ce que nous aimons et perdons le sens du vrai, qu’y a-t-il de changé dans l’impossibilité du bonheur éternel ? Sommes-nous deux exceptions ? Dans cet être bougeant, toujours troublé et inquiet, dort-il une âme sereine qui, la saveur de la passion éteinte, saura se contenter d’un bonheur partiel, terne et insipide ? et dans moi-même, dort-il une nature si peu avide que, l’heure venue où j’ai vu tant de pauvres femmes s’éveiller douloureusement, après le rêve de l’amour, je ne regrette pas d’avoir sacrifié pour ce rêve ma belle vie heureuse, lumineuse et féconde ?

Désormais, le problème était posé devant elle. Sa lucidité, un moment endormie en ses premières délices d’aimer qui lui étaient si inconnues, si nouvelles, se ressaisissait à temps. Il ne serait pas dit que cette créature de volonté et de sagesse se serait laissé mener aveuglément par un entraînement comme la première venue. Si maintenant elle y cédait, ce serait en toute clairvoyance, et d’une manière digne d’elle.

La solution première s’énonçait ainsi : « Je puis, consciente de ce qui m’attend dans l’avenir, me donner quand même à cet ami pour lui assurer actuellement le bonheur qu’il souhaite, et plus tard, ce bonheur moindre, mais indiscutable, qu’un homme doit toujours recevoir d’une créature qui lui est totalement dévouée, en dehors de toute passion. »

Et elle s’endormit heureuse, bercée du plus pur, du plus admirable amour, croyant la question tranchée.

Le lendemain, après le cours du matin au lycée, elle rentrait, pensivement pleine de l’idée unique qui n’était peut-être pas si tranchée qu’elle n’agitât encore en elle bien des doutes et des atermoiements, quand une silhouette de femme étrange et connue apparut loin d’elle, sous les platanes du boulevard. La cape blonde claquait au vent de janvier et, sous les bords du canotier de feutre, les frisons blonds s’allongeaient en mèches envolées ; c’était Jeanne Bœrk qui venait la voir.

En la reconnaissant, Marceline fut prise d’un froid glacial. Jeanne était pour elle maintenant cette femme infrangible et supérieure que rien ne saurait vaincre. Mais elle ne pouvait l’admirer, son amitié pour elle était même diminuée. Elle avait jugé l’étudiante comme Cécile l’avait jugée lui-même. D’un autre côté, elle avait peur des théories de Jeanne, qui allaient peut-être ravager le secret très cher dormant en elle. Elle la condamnait, mais Jeanne la condamnerait aussi. Il y avait désormais un abîme entre elles.

Elle n’avait pas changé, la Cerveline magnifique. Elle semblait presque avoir gagné plus de majesté, plus de sérénité ; elle paraissait se posséder plus que jamais dans sa gaîté calme, dans sa démarche lente, à peine virile. Elle avait aux lèvres ce sourire que lui donnaient sans effort, continuellement, sa douceur naturelle et une sorte de bénignité spéciale aux personnes de science.

Marceline sentit son cœur se contracter comme pour mieux ramasser en soi ce qu’il recélait, et elle pensa : « Je lui cacherai tout. »

— Eh bien que se passe-t-il ici ? fit Jeanne Bœrk avec un grand geste quand elle approcha ; voilà une éternité que je ne vous ai vue ; le temps m’a duré.

— Je vous attendais, Jeanne.

— Ma chère, c’était à vous de venir. Moi aussi je vous ai attendue ; puis je m’ennuyais trop de ne pas vous voir arriver ; alors ce matin, la visite étant finie de bonne heure, je me suis mise en route.

Marceline l’avait introduite dans sa petite maison qu’elles avaient gagnée en se rejoignant : elle sentait sa main, dans celles de Jeanne gantées de laine épaisse, pressée longuement, affectueusement, et elle comprit à ce moment, avec un attendrissement subit, la force d’amitié franche et saine, presque exclusive, qu’il y avait pour elle dans cette camarade loyale.

— Chère amie ! lui dit-elle seulement.

Elle se repentait d’avoir été si sévère pour elle.

— Je me faisais fête de vous montrer mon installation nouvelle à l’hôpital des Enfants, continua Jeanne en s’asseyant au salon près de son amie qui se dégantait, c’est grand et clair, beaucoup plus gai qu’à l’Hôtel-Dieu. Et vous devinez qui j’ai retrouvé là, au réfectoire des internes, ma chère ? Captal d’Ouglas ! Captal d’Ouglas qui a monté contre moi cabales sur cabales. Ce maladroit de Tisserel est cause de tout, mieux vaudrait un sage ennemi. Au fond, je m’en moque ; j’aime mieux avoir à mes trousses les jalousies brutales et bêtes de tous les d’Ouglas du monde que les sensibleries stupides du sympathique docteur !

— Jeanne s’écria Marceline d’un ton de reproche, en la voyant s’épanouir de ce rire moqueur et contagieux qui montrait si bien le fond de son âme.

— Quoi ? vous ne comprenez pas ? cela ne vous aurait pas excédée, l’opiniâtreté de cet homme à vouloir m’inspirer un sentiment que je trouve ridicule, et ses phrases enflammées, et ses ruses, et ses supplications, et tout l’amoureux tralala que chacun croit inventer pour son propre compte quand il ne fait que rééditer des choses sempiternelles et lassantes. Ah ! j’aurais voulu vous y voir, vous, Marceline !

Marceline évita le regard droit et limpide de son amie. Elle aurait eu honte que Jeanne devinât ce qui se passait en elle ; mais il lui était aussi pénible d’avoir à se cacher de cette âme de cristal qu’était l’étudiante. La duplicité qu’elle se sentait la faisait décroître en sa propre estime. Elle rougit.

— On ne doit jamais dire à la place d’un autre, je ferais ceci ou cela, dit-elle évasivement.

— Au surplus, reprit Jeanne, je ne lui en veux plus de m’avoir forcée à quitter l’Hôtel-Dieu où je commençais à avoir assez de cette éternelle tuberculose ; grâce à lui, j’ai maintenant un service qui m’intéresse dix fois plus : la diphtérie.

— C’est affreux ! dit Marceline en frissonnant.

— Tout est affreux, fit placidement l’interne. Une maladie ou une autre, qu’est-ce que cela fait ! Celle-là est plus amusante, parce qu’on la guérit davantage.

— Cela ne vous fait pas peur pour vous ? Je vais trembler de vous savoir dans ce foyer de contagion, et lequel ! Vous n’avez jamais eu, dites, un sentiment d’épouvante en face de ce mal terrifiant qu’on gagne si vite ?

— Ma foi non, répondit la joviale fille, j’en vois trop. La sœur du service prétend même que je ne suis pas prudente, car ces pauvres mioches ont tous des passions pour moi, et figurez-vous qu’ils veulent tout le temps m’embrasser, ils tendent leurs mains, m’attrapent la joue, et me bisent à n’en plus finir.

Comme toujours, elle riait en racontant cela Marceline ne riait pas ; sa gorge se serrait d’une sorte d’envie de pleurer. Cette fière fille, exempte de sensibilité et de faiblesse, que rien n’émouvait à faux, qui ne connaissait pas d’impressionnabilité nerveuse, et qui, dans l’impérissable instinct de femme demeuré au fond d’elle-même, risquait la mort pour donner à ses petits malades une caresse, c’était la révélation d’une âme d’exception, mais riche et belle. Marceline l’admirait.

— Vous faites bien, dit-elle, en cachant son émotion qui n’aurait pas plu à Jeanne, vous êtes bonne.

— Ils ont de gentilles frimousses, parfois, reprit l’étudiante avec une sorte d’abandon, et se complaisant dans ces souvenirs auxquels elle s’attardait ; j’ai soigné les semaines passées un petit homme de cinq ans qui a failli me mourir trois fois dans les mains ; il s’en est tiré tout de même avec la trachéotomie ; j’ai rarement vu d’enfant si joli ; d’extraordinaires yeux noirs et des boucles ; on voit de ces têtes-là peintes dans leurs églises… Il ne voulait plus quitter l’hôpital ; le jour du départ il s’accrochait à ma blouse…

Elle ne dit pas un mot du chagrin qu’elle avait eu à se séparer de cet enfant pour qui un attachement visible s’était emparé d’elle ; mais elle étonnait Marceline et la touchait. Les enfants, l’amour des enfants, c’était une signification de la vie, et une explication de cette autre chose qu’on nomme seulement « l’amour ». L’amour des enfants tient aux femmes lieu de tout quand s’est évanoui l’enchantement de l’amour qui en était seulement le prélude, le nécessaire et alléchant mirage. Pourquoi l’une et l’autre s’inquiétaient-elles si peu de la maternité ? Pourquoi n’avait-elle pas vu ce mot au premier plan dans la perspective de son union avec Jean ?

— Vous aimez les enfants, demanda-t-elle aussitôt à Jeanne ; est-ce que cette idée d’en avoir qui fussent les vôtres ne vous est pas venue quand monsieur Tisserel vous a demandée ?

— Je n’ai pas besoin d’enfants qui soient miens, répondit l’étudiante. Je vois où vous voulez en venir ; vous êtes une philosophe et une historienne, vous envisagez toujours la vie d’une façon théorique et les êtres selon leurs fonctions dans l’engrenage de la société. Il vous faut que chaque rouage marche. Merci. Je me défends d’être un rouage, je fais d’abord ce qui me plaît, et je me moque de ma fonction sociale. La femme doit être mère, n’est-ce pas ? Je la connais, celle-là. Mais suis-je libre, oui ou non, de choisir la vie qui me convient ? Je suis comme vous, je ne comprends pas les inutiles, et au fond, j’appartiens un peu à votre système. Mais pouvez-vous dire que je sois une inutile ? Est-ce que je n’ai pas ma fonction sociale ? Et si j’avais des enfants qui fussent miens, ainsi que vous le dites, soignerais-je ceux des autres comme je le fais ? Pour un enfant que je mettrais au monde, combien en laisserais-je mourir de ce croup qui vous épouvante ! Moi, ma chère, sans mari et sans enfants, je me trouve une femme absolument complète, et si vous le voulez, quoique je m’en inquiète fort peu, dans l’engrenage social, j’estime que je fonctionne admirablement. Quoi je fournis chaque jour huit à dix heures de travail à des études qui portent sur le soulagement de l’infirmité humaine, de mes mains j’opère et soigne les malades, je les guéris, je cherche des formules de sciences plus sagaces ou plus fortes que celles qui ont été dites jusqu’ici, j’apporte au mouvement général une pareille contribution, et vous oseriez dire que je ne fais pas mon devoir !

Séduite, conquise et émerveillée, Marceline regardait son amie.

— Vous êtes une Cerveline, lui dit-elle, en reprenant la parole même de Jean Cécile.

— Cerveline, quoi ? Ah ! oui ; cerveau… cervelle… je comprends : une Cerveline. Certes oui, j’en suis une et je m’en fais gloire ; quand on n’est pas une Cerveline, on a bien des chances pour être une écervelée. Ma pensée voit et pèse mes actes avant que je les accomplisse ; elle est la maîtresse de tout, et je ne laisse rien lutter contre elle. Mon cerveau me fait vivre moralement comme matériellement ; je lui suis un peu sacrifiée, c’est vrai ; je suis parfois lasse, fatiguée de tous mes membres et il me mène quand même ; mais il est bon prince et me paie richement ; je suis heureuse. Il n’y a que cela au monde être cérébral. C’est la loi du temps à venir.

— Entre la cérébrale et la Cerveline il y a une nuance, remarqua Marceline qui méditait ardemment en parlant ce problème brûlant de son existence même. On peut être d’une intelligence forte et créatrice, on peut être très occupée d’intellectualités, travailler mentalement sans cesse et connaître en même temps tous les autres courants de la vie ; les natures assez complexes pour participer à toutes les activités qui sollicitent l’être humain peuvent demeurer cérébrales. La Cerveline est une exclusive plus simple, elle ne reçoit de loi et de vie que de sa tête.

— C’est une sans cœur alors, comme moi, dit gaîment Jeanne.

Marceline ne répondit pas. La différence qu’elle venait d’énoncer entre la cérébrale et la Cerveline était celle-là même qu’elle croyait exister entre son amie et elle. Elle cherchait désespérément à accorder la cérébralité puissante qu’elle se sentait et la tendresse qu’elle portait au fond du cœur.

Tranquillement et sans subtilités, l’étudiante dit :

— Il faut toujours que dans un être quelque chose prédomine ; chez moi, je sais bien que c’est le cerveau ; soit dit sans méchanceté, chez ce pauvre Tisserel, je crois bien que c’est plutôt le cœur, car je le reconnais, il est bon à tuer, il l’est trop ; il m’horripilait.

— Croyez-vous donc que pour aimer il faille n’être pas intelligent ? demanda Marceline.

— Comme il faut toujours que quelque chose prédomine, ma chère, quand c’est le tour de l’amour ce n’est plus celui de la pensée ; il me semble que je ne dois rien vous apprendre. Vous n’avez qu’à écouter ce que se disent des amoureux pour vous édifier là-dessus : D’ailleurs, le fait de se laisser prendre à l’amour, qui n’est qu’un piège tendu par la loi de la race, ne suppose pas une cérébralité très consciente, très maîtresse d’elle-même.

— On peut pourtant, reprit Marceline, très consciente en réalité du leurre qu’est la passion, y céder en toute lucidité, pour y chercher loin au delà du plaisir transitoire qu’elle offre, un nouvel état de vie, l’association, l’accomplissement du vouloir de Dieu… vous diriez, vous, du destin. Je pense au mariage, qui n’est pas en soi une faiblesse, mais un acte. Une créature, toute cérébrale qu’elle soit, peut et doit se marier.

— Historienne ! Philosophe ! Toujours la fonction du rouage, n’est-ce pas ? et l’engrenage social ? Mais, ma chère, je vous l’ai dit, je pense comme vous, tout le monde pense comme vous et ce que vous dites est l’évidence. Seulement il existe des êtres d’exception partout. Je crois bien, grand Dieu ! qu’il faut se marier, que tout le monde se marie ! Mais — attendez — sauf ceux dont la fonction est ailleurs. N’ayons pas de fausse modestie ; des femmes comme vous et moi ont autre chose à faire que de fonder un ménage ; nous devons être assez lumineuses pour rendre, en ce sens, service à nos semblables et payer notre dette à la communauté humaine. Est-ce bien dit ? De sorte que, pour nous, l’amour serait sans excuse, puisqu’au lieu de se présenter sous la forme d’un devoir, il ne ferait que nous arracher à notre mission naturelle qui est purement intellectuelle.

Les velléités qu’avait eues à plusieurs reprises Marceline de se confier à cette unique amie, de lui conter les chagrins indéfinis, les mélancolies, les inquiétudes, les troubles qui la possédaient depuis qu’en secret elle aimait, tout ce besoin d’expansion qui est une des bases de l’amitié fut irrévocablement refoulé sous les paroles de Jeanne. Elle eut honte d’avoir aimé Cécile. Le charme de sa liaison naissante avec lui, les entrevues suaves, les entretiens à demi parlés qui s’étaient passés ici, dans ce petit salon, si mystérieux et poétiques qu’aucun récit n’aurait su les redire, la promenade nocturne d’hier parmi les jardins du Bois Thorel, grave et solennelle comme un rite, tout ce dont le délice l’avait enivrée se décolorait, se désenchantait en elle. Jeanne Bœrk et sa froide sapience ressuscitaient devant elle la Marceline d’autrefois qui pensait et parlait ainsi avant cette aventure de faiblesse, et qui n’était pluş. Elle était en train de sombrer dans un engourdissement. Elle n’avait pas voulu cet amour, elle y avait cédé comme n’importe quelle femme, et ainsi que dans la fable du lion amoureux, on exploitait cet état d’âme diminué et sans vigueur, on exigeait d’elle des renoncements insensés, la destruction de sa personnalité, l’abandon de son existence mentale, l’étouffement de cette progression lumineuse qui avait fait d’elle, jeune femme, un maître. Ah ! si Jeanne Bœrk avait connu l’inavouable marché qu’on lui proposait, quel insolent triomphe pour sa dure théorie de Cerveline ! Comme elle eût exulté !

Un peu pâle seulement, le cœur serré, Marceline muette écoutait maintenant Jeanne s’exaltant sur un autre sujet. Son nouveau service des diphtéritiques offrait une carrière bien plus facile à son tempéramment chercheur que l’invulnérable, l’insaisissable et désespérante tuberculose. Elle racontait combien la trachéotomie, qu’elle avait pratiquée plusieurs fois elle-même, demandait encore de perfectionnements. Elle avait l’idée d’une canule nouvelle, cachant sous le volume de l’ancien modèle un système pour l’aération des poumons, donnant l’équivalent de l’aspiration naturelle. Il s’agissait d’un tubulage intérieur qui ralentît le passage de l’air et en empêchât l’entrée trop vive dans les bronches, en quoi réside le grand écueil de l’opération. Ce détail infime d’une cambrure dans un tube, mais sur quoi posait peut-être dans l’avenir la vie de milliers d’êtres qu’elle tenait ainsi en la puissance de sa conception, grisait Marceline. C’était bien là l’œuvre de la pensée, de la pensée libre, sans entraves matérielles, qui demande, comme un sacerdoce, le célibat. Elle aussi se sentait faite pour de grandes choses, des études profondes, les découvertes morales de l’historien, et les philosophies neuves qui verseraient peut-être un jour dans l’âme de ses lecteurs, des fleuves de vérité.

C’était à tout cela qu’il fallait dire adieu.