Les Cervelines/20

La bibliothèque libre.
Calmann-Lévy éditeurs (p. 297-312).
◄  XIX
XXI  ►

XX

En arrivant à Briois, en se retrouvant chez elle, Henriette Tisserel, la petite poitrinaire, s’était crue guérie. Elle n’eut plus cette jalousie horrible de ceux qui se sentent condamnés à mort, contre les heureux possesseurs de la santé et de la vie. À intervalles, Jean Cécile venait la voir ; il l’avait trouvée la première fois si défigurée et ravagée par la maladie, si méconnaissable dans son lit où elle vivait inerte, sans un souvenir de force, que, pris d’une pitié désolée et croyant revoir dans ce pauvre petit visage la fillette qu’il avait vue grandir boulevard Gambetta, il lui prit les mains qu’il couvrit de baisers. Ce fut un artifice spontané, pour que son émotion n’éclatât pas. C’était l’époque où il sentait le plus fort pour Marceline ce penchant et cette sensibilité attendrie, non encore avouée, qui le rendait, comme jamais, nerveux, impressionnable et vibrant. Il se demandait s’il n’allait pas quitter brusquement la chambre pour cacher à la sœur et au frère ce qu’il ressentait devant cette mourante. Après ce geste, il se reprit assez pour dire qu’il la trouvait en bonne voie de guérison. Il laissa Henriette apaisée et heureuse, se disant « Quand je serai tout à fait rétablie, je serai sa femme ! »

Chaque fois qu’il revenait, Jean ne pouvait se défendre envers elle d’une sorte de bonté câline, il la sentait redevenue petite, il savait que sa vie ne se chiffrait plus que par jours ; il la respectait et l’aimait comme un enfant et, en vérité, elle n’était plus guère autre chose avec ses petits désirs, ses petites pensées courtes, ses petits sourires, ses larmes fréquentes. Sa vue lui faisait un chagrin atroce, et le courage lui manquait pour aller la voir plus souvent ; mais chaque fois qu’il prenait sur lui d’aller contempler le spectacle déchirant de cette ruine vivante, il apportait à son lit des bouquets blancs comme un fiancé. Ils causaient ensemble pendant quelques minutes où il lui contait des choses plaisantes ; puis après, dans le jardin, Tisserel et lui avaient des colloques affreux sur la probabilité des jours qu’elle pouvait durer encore. Une fois, le malheureux Paul, hors de lui-même à force de souffrir devant cette agonie lente, se mit à confier à Jean l’aveu de sa sœur, la nuit de leur voyage : « Elle t’aime, tu sais, Cécile. » Cécile le savait, mais personne ne le lui avait encore dit ; cette certitude lui parut intolérable : « Tais-toi, dit-il, tais-toi, tu me tues ! » Et lui, qui ne croyait pas à Dieu, prêtait à cet instant une personnalité véritable au sort qu’il maudissait.

Il espaça ses visites. Ce fut à ce moment qu’il obtint l’amour de Marceline.

Mais Henriette répétait à son frère : « Pourquoi n’as-tu pas redemandé mademoiselle Bœrk ? J’ai tant de confiance en elle ! » Il répondait : « Je la demanderai demain. » Et elle ne venait jamais. Il avait d’elle une sorte de crainte, comme si sa venue eût dû créer du malheur dans la maison. À la fin, quand ce désir de voir l’étudiante fut devenu pour la malade une obsession telle qu’elle ne parlait plus d’autre chose, Tisserel voulut vaincre ses répugnances et l’aller chercher à l’hôpital des Enfants. Il s’y rendit. Il n’était plus capable de rien refuser à Henriette. Mais quand il aperçut par delà le mur la lourde architecture en briques où se trouvait l’internat, pensant que là, dans une minute, il serait face à face avec cette créature de marbre qu’il détestait, il fit volte-face, sentant la démarche au-dessus de ses forces. En rentrant chez lui, passant à la poste, il lui adressa cette carte : « Mademoiselle, ma sœur Henriette a, de vous voir et de vous consul ter, un désir de malade si vif, si impérieux, que rien n’aurait su l’y faire renoncer. Dans quelques jours elle ne sera plus. J’espère que vous ne vous refuserez pas à sa prière. » Et il avait contre Jeanne tant d’irritation que, lui prêtant une nature haineuse et mauvaise qu’elle était si loin de posséder, il se dit : « Elle se donnera la joie de me causer cette peine suprême ; elle ne viendra pas. »

Un nouveau coup l’attendait à la maison. En son absence, une hémorragie était survenue, légère, mais attestant un dernier ravage dans la pauvre poitrine déchirée, et ayant laissé la malade dans une syncope de terreur. Ce fut pour Henriette, en pleine illusion d’espoir, l’avertissement décisif. Elle se sentit mourir et se révolta. Sa force de désir vers du bonheur à venir était trop vivante en elle pour accepter la destruction de la mort. Elle cherchait, dans l’épouvante de sentir le monde présent lui manquer, un terrain où établir la pérennité de sa jouissance d’être. Elle pensa à la religion ; non pas dans cette douce piété de jeune fille, facile et poétique, qu’elle avait jusqu’ici connue, mais dans une violence d’effort tragique vers Dieu. Elle demanda un prêtre. Paul blémit à cette pensée ; il n’aimait pas les prêtres ni le Dieu qu’ils servent, parce que, chose étrange, ce Dieu auquel il ne croyait pas ne lui avait pas guéri sa sœur. Mais, dans la crainte de peiner le moindrement Henriette, sans mot dire, il envoya chercher le vicaire de la paroisse.

C’était un jeune abbé élégant et parfumé, portant sous la soutane faux-col et manchettes glacés. On l’introduisit dans la chambre d’Henriette qui était demeurée, malgré le désordre de la maladie, pleine d’art et de goût. Il parut, d’un coup d’œil à l’entrée, s’intéresser au détail de l’ameublement ; il portait un binocle ; il s’en servit pour analyser le style des tentures et leur harmonie avec les bibelots qui paraient les tables.

— Vous êtes bien souffrante, mon enfant ? dit-il à Henriette.

— Je crois que je vais mourir bientôt, répondit-elle exténuée.

Elle aurait voulu lui raconter ce qui se passait en elle à cette pensée, lui communiquer l’horrible sensation dont elle était la proie, et lui demander sa compassion, mais il reprit, les yeux fermés, comme cherchant en sa mémoire :

— Il faut toujours espérer en la bonté de Dieu. En tout cas, ses desseins sont impénétrables, mon enfant ; je vous engage à faire, dès à présent, comme acte méritoire, le sacrifice de votre vie. Le bon Dieu saura vous en récompenser, soit dans cette vie, soit dans l’autre. Imitez Notre Seigneur Jésus-Christ, qui a offert aussi sa vie. Ne vous inquiétez pas non plus hors de propos. J’ai vu, dans le cours de mes fonctions ecclésiastiques, des enfants plus malades que vous, revenir à la santé. L’an dernier, je voyageais en Italie ; en passant dans un village voisin de Pise que l’on m’avait beaucoup engagé à visiter à cause des peintures murales de quelque Raphaël inconnu, dans la petite église, j’ai vu la sœur du curé qui était à peu près de votre âge, ma chère enfant ; elle avait aussi la poitrine malade, et lors de ma visite elle était dans un tel état de faiblesse, que son frère la crut morte un certain soir. J’ai su depuis qu’elle était rétablie. Je vous engage vous confier à Dieu et à bénir ses desseins, quels qu’ils puissent être. Désirez-vous vous confesser, mon enfant ?

— Non, monsieur l’abbé, je vous ferai demander pour cela une autre fois.

C’était un homme du monde, il mit une réserve de bon goût à ne pas insister. Il répéta à peu de mots près ce qu’il venait de dire sur l’impénétrabilité des desseins de Dieu, tout en rajustant pour le départ ses gants de peau noire ternes, et il se retira, exhortant Henriette à la résignation, avec la satisfaction, l’agrément secret d’avoir fait son devoir.

Après sa visite, Henriette demeura plus morne, plus abandonnée de tout, semblait-il. Elle avait bien eu l’intuition de cet effort pénible qu’il avait accompli pour lui faire du bien, de cet effort stérile que n’embrasait nulle pitié, nulle charité. Elle avait découvert là un doux et bénin égoïsme d’être heureux, habile à se garder de ce que la compassion a de trop cruel, ignorant de l’avidité qu’ont les mourants des larmes, des cris de pitié, du désespoir de ceux qu’ils quittent.

Absorbée dans un marasme où elle revoyait ses amies saines e heureuses, Cécile se mariant peut-être un jour, sa maison d’ici quand elle n’y serait plus, Paul qui l’y pleurerait, — car sa grande amertume, c’était toujours le chagrin de son frère, — elle réfléchit longtemps. Elle ne pouvait prier. Cette phrase banale des desseins impénétrables n’avait jeté aucune lumière en elle sur le Dieu qu’elle cherchait.

À la fin, elle appela la religieuse qui la gardait.

— Ma sœur, je vous en prie, dit-elle, allez me chercher le gros curé du faubourg.

La sœur s’étonna ; c’était un prêtre d’aspect vulgaire dont on ne parlait jamais. Henriette l’avait entendu quelquefois au sermon où il était moins que brillant, et par hasard avait suivi ses offices ; mais la religieuse eut beau lui citer les noms des ecclésiastiques de talent qui jouissaient à Briois d’une certaine renommée, elle voulut s’en tenir à ce prêtre populaire.

Il arriva le soir assez tardivement, pressé, essoufflé d’embonpoint, ses cheveux d’un gris sale collés à ses tempes rouges. Il portait une soutane écourtée, et ses grasses mains nues se fourraient d’un geste habituel dans la ceinture enroulée autour de soi. Il appartenait bien à ce type sur lequel s’est créé un genre de plaisanterie peu élevé. Le luxe de cette chambre de jeune fille l’intimida autant que l’élégance d’Henriette au lit. Il balbutia :

— Vous… vous avez désiré me voir, mademoiselle ?

Henriette ferma les yeux ; elle le trouvait bien laid ; elle aimait mieux ne pas le voir en l’écoutant. Elle lui dit, aussi haut que sa voix pouvait vibrer encore :

— Monsieur le curé, je vous ai entendu prêcher il y a longtemps, quand j’étais bien portante. Vous parliez des pauvres et des malades, vous paraissiez les aimer tant, qu’en me voyant sur le point de mourir, je me suis souvenue de vous ; je me suis dit que je mourrais mieux, consolée par vous.

Il murmura :

— Ma pauvre petite ! ma pauvre petite fille ! Il n’en put dire davantage. La chair molle de son menton rasé, de ses joues tombantes, s’agitait et tremblait. Il chercha des yeux au mur le crucifix, et il soupira en faisant cette prière, qu’Henriette fine et recueillie surprit sur ses lèvres avec une douceur secrète :

— Seigneur Jésus, si vous m’aviez donné comme à vos apôtres le don de guérir les malades, vaus savez si j’aurais rendu la santé à celle-là ! Mon Dieu, mon Dieu, faire souffrir ce pauvre petit être ! alors qu’allez-vous lui donner après ?

Henriette, sans beaucoup réfléchir, vit bien que celui-là l’aimait d’avance, sans la connaître, seulement parce qu’elle souffrait et qu’il s’était fait l’ami, le frère de tous les malheureux. Elle sentait bien là un cœur évangélique, débordant de la vraie charité, celle qui est tendresse plutôt que conseil. Elle n’avait plus besoin de conseil, ce qu’elle cherchait, c’était Dieu ; et c’était déjà comme un peu de divinité qu’elle respirait auprès de ce vieil homme vulgaire et sans usage, qui n’avait pas encore su lui dire une phrase depuis qu’il était arrivé. Elle comprit qu’elle pouvait lui confier sa dernière angoisse, qu’il en souffrirait avec elle.

— Si vous saviez comme je regrette la vie !

— Ma pauvre petite enfant, reprit-il, pleurant presque, le Sauveur l’a bien regrettée, Lui ; comment ne la regretteriez-vous pas !

— Est-ce bien sûr, dit-elle encore plus bas, avouant ici le sens intime de sa terreur, est-ce bien sûr que tout ne va pas finir pour moi, que je revivrai, que je serai encore moi dans cet invisible…

Si c’est sûr, ma fille ! fit-il moins naïf que puissant dans sa foi, mais alors, pourquoi seriez-vous en vie en ce moment, et moi, pourquoi le serais-je, et pourquoi y aurait-il un monde, et pourquoi souffririez-vous ?

Elle ajouta, osant à peine le prononcer devant ce saint :

— Et… si je n’allais pas trouver Dieu dans ce noir où je vais ?

Il prit les osselets longs de sa main de morte dans la sienne où elle disparut, et il lui dit en la regardant en face :

— Alors quoi ? quoi ?… le sens de tout…

Il n’en dit pas davantage ; quelque chose de mystérieux se passa. Henriette le regardait maintenant sans souci de sa laideur grossière, sa foi se transmettait à elle comme une chaleur ; elle avait vu d’une manière incorporelle en lui une force qui n’était ni du génie, ni de l’intelligence, ni de la démonstration, et pourtant si manifeste, qu’elle la sentait venir en elle à son tour ; une force énorme, faisant unité avec toutes les croyances, tous les cultes, toutes les religions du présent, de l’insondable passé humain, et de l’avenir, une force telle que, niée, elle laissait poser sur l’humanité le ridicule d’une universelle et formidable erreur, une force qui était Dieu dans ce curé vulgaire qui le possédait et le produisait plus qu’un autre, en aimant.

— Oui, prononça-t-elle dans cet inexprimable contentement qu’est la paix religieuse, je sais que je vais à Lui.

C’était la montée subite de son âme sur ce terrain où s’établit la pérennité de la jouissance d’être.

Alors elle se confessa.

— Je ne vis plus beaucoup depuis quelque temps, dit-elle les mains jointes ; ce que j’ai fait de mal, je ne le sais plus. Je n’ai pas assez aimé Dieu, et j’ai trop aimé un ami qui m’est cher, qui m’est trop cher, que j’aime encore, mon Père, en cette minute où je vous parle, de toutes mes forces.

Il réfléchit un instant :

— Aimer…

La lampe unique, loin du lit, éclairait faiblement la chambre ; malgré le pimpant et le léger qui accrochait de-ci de-là, au coin d’une glace, au dossier fin d’une chaise, aux peintures mêmes des étoffes à sujets, des nœuds de ruban ; malgré la gaîté mythologique des choses et le sans. souci juvénile qui s’accusait partout, cette chambre d’Henriette mourante se remplissait d’une atmosphère auguste et silencieuse. On y parlait de plus en plus bas, à mesure que s’éteignait davantage le diapason de la voix joyeuse. Ce fut ici, pour le seul cœur de cette enfant qui en allait emporter le secret, que celui qu’on appelait « le gros curé du faubourg » improvisa presque timidement, cherchant ses mots, et doutant de soi, cette thèse sur l’amour, cette suave doctrine dont il ne soupçonna jamais lui-même la magnificence.

— Si vous avez aimé vraiment, lui dit-il, je ne vous en condamnerai pas. Aimer, ce n’est pas un crime. Que dis-je, mon Dieu ! c’est une vertu, la plus grande, la plus noble. Aimer ! Seulement, que de sens, que de sens auxquels le monde donne ce nom unique d’amour ! Aimer, ce n’est pas vouloir jouir, mon enfant ; aimer, c’est donner son cœur, et quand on dit : donner son cœur, cela signifie, vers celui qu’on aime, comme une respiration constante de sacrifice, l’offrande perpétuelle de la vie devenue don. Aimer, c’est bien plutôt souffrir que jouir ; l’amour est une vertu : il ne faut pas la subir, mais la pratiquer. L’amour n’est point passif, mais actif. Quand le mariage consacre l’amour, on voit alors parfois ce qu’il peut devenir. Mais, hélas ! qui sait aimer ? Il y a une formule dans la foi qui a réglementé cette vertu comme une autre. Il faut que l’homme et la femme s’aiment comme le Christ et l’Église. Dans la mesure où ils se versent l’un dans l’autre, au point qu’il faut chercher le Christ dans l’Église et l’Eglise dans le Christ, dans cette mesure on doit aimer. L’amour est bien grand, ma fille, mais la jouissance est bien petite ; regrettez toute jouissance, regrettez de vous être aimée dans l’amour. L’amour est éternel, c’est la jouissance qui est courte. L’égoïsme est la loi du monde ; il lui donne quelquefois le nom d’amour ; alors il se passe des choses… Mon enfant, l’amour est bien rare ; je crois que vous avez aimé véritablement ce jeune homme…

— Je le crois aussi, mon père, dit Henriette les yeux clos.

Et mentalement elle ajouta, dans une joie pure qui était celle de cet amour idéal, de l’amour souverain, pur et absolu, cette prière :

— J’offre ma vie pour Jean.

De cette minute, elle cessa moins que jamais de penser à lui, avec cette conviction secrète qu’à cause de sa mort il serait heureux un jour près d’une autre femme.

Telle fut cette nuit-là, dans la chambre d’Henriette mourante, la leçon de l’amour.

Le lendemain, elle fut mieux. Paul vit en elle comme un bonheur secret ; il l’attribua à ces illusions qui, chez les poitrinaires, s’illuminent davantage à mesure qu’ils avancent vers le terme de leur maladie. Il était près d’elle, car il la quittait maintenant à peine, se faisant remplacer à l’hôpital et dans sa clientèle. Elle avait une sorte de gaîté qui était sur sa douleur un baume. Soudain, la porte s’ouvrit et la femme de chambre introduisit Jeanne Bœrk qui entra à pas glissés. Tisserel rougit et se troubla. Il ne l’aimait plus et elle l’intimidait encore. Elle conservait avec lui trop d’aisance, trop de tranquillité, et quand il sentit se poser, calmes et francs dans les siens, ses yeux qui l’avaient vu pleurer d’amour et de désespoir, il détourna la tête. C’était une étrangère qui connaissait de lui des secrets intimes ; une indifférente qui pénétrait dans son âme. Son sourire, qui l’avait tant séduit autrefois, n’avait pas changé ; elle vint à lui, ses belles dents saines découvertes, lui tendit la main sans nulle gêne, puis s’avança doucement vers le lit d’Henriette.

— Cela ne va pas mal, n’est-ce pas, mademoiselle ?

Henriette la regarda longuement, tristement, puis, pour ne faire à son frère aucune peine, elle répondit :

— Pas mal ce matin, en effet.

Elle était méconnaissable, et Jeanne Bork cherchait à se rappeler devant ce cadavre la jolie et fraîche créature qui avait été en ce lit autrefois. Elle fut prise d’une véritable peine ; si habituée qu’elle fût à l’œuvre de la mort, elle éprouvait ici quelque chose de nouveau ; elle aimait Henriette ; et quand Tisserel ne parlait plus d’amour, elle avait pour lui un bon sentiment de camaraderie qui s’affligeait de son chagrin. Toutes ces impressions la prirent si fort et si au dépourvu qu’elle ne trouvait plus rien à dire.

Leur silence fut long ; Paul songeait maintenant que perdre Jeanne était peu de chose quand il allait perdre Henriette, et sans se l’énoncer absolument, car il n’avait plus que des idées troubles, il lui venait le sens d’une irréfutable raison dans la logique et le sang-froid de cette femme de toutes les affections l’amour était la plus forte, mais en même temps la moindre. « Et pourtant, se disait-il, elle est venue ; elle reste émue et attendrie devant Henriette ; elle est bonne. » Et son cœur recommençait à s’affoler.

— Voulez-vous que je vous ausculte ? disait enfin Jeanne penchée sur la malade.

Henriette eut une velléité de sourire. À quoi bon cette fatigue maintenant ! Elle allait ouvrir les lèvres pour le dire ; puis elle pensa que pour son frère il fallait continuer la comédie de l’illusion ; et aussitôt, car il était écrit que jusqu’au dernier instant sa vie serait vouée aux autres, elle tendit les bras pour qu’on la levât, affaiblie comme elle était.

Jeanne fit tomber sa mante et se débarrassa de son chapeau. Tisserel suivait des yeux, sans rien dire, tous ses mouvements. Son sourire s’était éteint ; elle était grave ; ses larges sourcils blonds, serrés, plissant le front. Il l’avait vue ainsi autrefois, dans la salle, quand elle assistait à une agonie de malade, et à cette minute comme autrefois, il se demandait ce qu’elle était capable de ressentir. Lorsqu’il la vit courbée sur la poitrine de sa sœur, il trembla, la sachant plus lucide que lui, plus capable de connaître absolument la destruction secrète de cet organisme finissant. Si elle allait lui dire : « Votre sœur ne peut plus vivre ; elle, mourra ce soir ; elle mourra cette nuit ! » Et dévoré d’angoisse il se rapprochait du lit, cherchant à lire, sur son visage qui se dérobait, ce qu’elle comprenait, de toutes ses forces l’épiant.

Il surprit seulement ceci que chuchotait Henriette, croyant que Jeanne l’entendait seule.

— Quand je ne serai plus là, mademoiselle Bœrk, vous essayerez de consoler mon pauvre Paul.

— Henriette fit-il sans pouvoir retenir ce cri.

Il étouffait de tout ce qui s’agitait en lui à ces paroles ; Jeanne se releva, se retourna vers lui, et tous les trois virent qu’ils se comprenaient.

— Je vous trouve bien mieux que je ne pensais, dit Jeanne avec douceur ; pourquoi vous inquiétez-vous à tort, mademoiselle ?

Henriette reprit :

— Je voudrais voir heureux tous ceux que j’aime.

Les yeux hardis de l’étudiante fléchirent sous le regard de Paul ; il n’avait pas fait un geste ni murmure un mot, mais une dernière fois, bouleversé par la prière d’Henriette, devant Jeanne il était repris inconsciemment par le charme de sa beauté. Et quand il la vit fuir ses yeux, détourner la tête, et comme perdre son orgueilleuse rigueur, il eut la pensée rapide de l’avoir enfin émue.

Il se passa de lourdes secondes. Il cherchait le sens de ses moindres mouvements, il la vit se pencher de nouveau sur Henriette et crut à une effusion que de pareilles choses, réunies dans un tel moment dans son cœur, eussent pu lui arracher. Mais au lieu des baisers qu’il attendait, il découvrit le soin très minutieux qu’elle avait de boulonner au cou de la malade la chemise de nuit entr’ouverte sur la gorge striée de maigreur. Ses yeux ne la quittaient plus ; ils quêtaient son regard ; elle se redressa, ils se relevaient avec elle ; elle s’éloigna du lit, ils s’en écartèrent ; elle allait se retourner, devinant son silence, et le voir, et le comprendre…

Elle ne se retourna pas ; elle était allée prendre sa cape, et elle s’habillait, paisible et lente, devant l’armoire à glace. Quand elle fut prête, elle dit :

— Mademoiselle, je reviendrai vous voir bientôt ; je voudrais que le docteur vous donne du lait et des œeufs crus en grande quantité.

Tisserel fit un signe de tête qui voulait dire : oui.

— Et puis je vais vous indiquer une petite potion qui vous fera un bien infini, si le docteur permet.

Tout en parlant, elle crayonnait sur une feuille de son calepin le nom d’une drogue qu’elle tendit à Paul en lui demandant ce qu’il en pensait. Elle était parfaite de sérénité, d’aisance, et aussi de tact pour illusionner Henriette sur l’importance qui pouvait encore être dans un remède. Tisserel fit de nouveau le geste d’approuver ; il ne parlait pas ; il ne pouvait rien dire.

Une dernière fois, elle embrassa Henriette qui ne voyait plus rien, trop faible pour soutenir la moindre contention d’esprit, puis partit.

Paul l’escortait. Dans l’antichambre, une fois la porte d’Henriette refermée derrière eux, il balbutia :

— Vous avez entendu ce qu’elle a dit ?

Elle fit :

— Vous consoler ? Comment le pourrai-je ? Vous n’avez pas voulu que nous continuions d’être bons camarades ; votre peine est loin de m’être indifférente, pourtant.

— Vous pleurez ? lui dit-il.

— Il faut bien vous l’avouer, reprit-elle, les yeux humides en effet, je l’ai trouvée dans le dernier état de faiblesse : ne la quittez plus.

— Mon Dieu ! mon Dieu ! murmura-t-il seulement.

Elle lui serra la main de toutes ses forces ; ils se séparèrent amis. Cécile avait raison ; elle n’était pas de celles qu’on peut haïr.