Les Cervelines/3

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Calmann-Lévy éditeurs (p. 58-74).
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III

C’était un soir de dimanche. Figée et silencieuse, la ville vide s’endormait dans un grand ennui. De-ci de-là, aux abords des églises, les fins d’offices laissaient un fourmillement de fidèles se répandre, se diluer dans les rues ; puis tout s’évanouissait, et les rues reprenaient leur couleur terne, tandis que les clochers, où des bourdons s’attardaient encore à de lentes volées, recevaient là-haut les rouges dorures du soleil sur la pierre. La ville était grise, mais tout alentour il faisait beau, et les collines qui l’enserraient, où l’on voyait grouiller les promeneurs comme de petits insectes noirs, les collines se coloraient d’un beau vert lumineux sous le bleu du ciel limpide.

Le dimanche, dans Briois, rien n’était plus morne que les deux hôpitaux. L’Hôtel-Dieu surtout. Les sycomores de la cour d’honneur étaient plus roussis, plus poudreux ; les bâtisses aux longues rangées de fenêtres passaient au gris foncé et fumeux. Tout l’aspect du monument s’attristait ce jour-là d’un manque d’allégresse, c’était comme le spleen des malades, de tous les malades immobiles dans leurs lits blancs, condensé aux vitres et vous regardant invisiblement.

Dans la petite chambre qu’elle occupait au second étage, à l’aile gauche, assise à sa table de travail, devant un livre de pathologie, Jeanne Bœrk bailla en étirant, les bras en croix, tous les muscles de sa belle et puissante personne. Le casque de ses cheveux brillait comme de la lumière, et sa santé rayonnait davantage dans le blanc écru de sa blouse. Cette blouse était sa coquetterie ; elle la conservait hors des salles, dans sa chambre, à la salle de garde, partout ; c’était sa livrée, son uniforme, qui lui rendait tangible la conscience d’être ce qu’elle était. Elle y était mi-homme, mi-femme, en même temps jolie et virile, gracieuse et sans-gêne.

Elle tira sa montre, vit qu’il était cinq heures, réfléchit un instant les poings aux hanches, dans la pose qu’elle affectionnait, puis ferma son livre, se débarrassa de sa blouse et du tablier blanc qui en enserrait les plis à la taille, pour revêtir son costume de ville, la cape de drap jaune avec le canotier noir.

Les femmes aiment à soigner l’ordre de leur chambre, à la laisser, elles parties, dans un arrangement religieux d’attente. Insoucieuse de ces minuties, Jeanne Bœrk avait déposé les vêtements ôtés sur son petit lit étroit d’étudiante ; sa pantoufle large de fille du peuple traînait à terre ; sur la cheminée, près d’un bouquet fané, souvenir d’une malade, s’amoncelaient peignes et épingles, les ustensiles de sa coiffure. À sa bibliothèque seule, régnait la symétrie. Hormis ce meuble, aucun autre ne l’occupait dans sa chambre.

Elle sortit et traversa ce quartier du gros commerce briochin, voisin de l’Hôtel-Dieu, où les dimanches amoncellent tant de silence. Cours désertes où s’échafaudent les ballots de coton, magasins moroses où l’on voit s’étager, derrière les baies cadenassées, les rondeurs bises des pièces de cotonnade roulées. Maisons opulentes et tristes où rien ne vibre, volets clos et portes cochères rigides. Le boulevard s’offrait à elle… De son, pas un peu indolent, elle vint y cheminer jusqu’à la petite maison de briques, où elle sonna.

— Mademoiselle est ici ? demanda-t-elle à la jeune servante qui lui ouvrit.

Et comme on lui répondait que oui, elle entra délibérément, s’enfonça dans le couloir étroit et obscur à demi, et monta l’escalier seule, sachant qu’elle était chez elle dans ce petit logis discret et confortable de son amie.

— Marceline ! criait-elle, c’est moi.

Devant elle, la porte d’un salon s’ouvrit, et la Cerveline apparut, petite, habillée de toile blanche à la mode anglaise, le col empesé serré d’une cravate d’homme en soie noire, sa chevelure brune bien coiffée, fraîche, rieuse et jeune.

— Je me doutais, je me doutais, disait-elle, que l’ennui dominical vous amènerait aujourd’hui.

Ses yeux gris brillaient d’esprit, rien que quand elle prononçait « bonjour », le temps que Jeanne Bœrk serrait dans ses grandes paumes campagnardes la fragilité de sa main maigriotte. Sa main était une petite chose d’ivoire blanc attachée à un poignet de fillette, le tout d’une finesse d’aristocratie très accentuée. Elle s’appelait en réalité, Marceline de Rhonans. Son père était un fonctionnaire haut placé dans le Midi ; mais comme elle s’était séparée de sa famille volontairement, pour suivre sa carrière, elle avait aussi détaché de son nom. la particule patronymique, délibérément, ainsi qu’elle faisait toutes choses, sans qu’on sût pourquoi.

— Ce mois de juin est étouffant ici, fit l’étudiante en se couchant paresseusement sur le bras de son fauteuil.

Pourtant, le salon de Mlle Rhonans était plein d’une fraicheur agréable ; depuis le matin, les persiennes y étaient tenues closes, avec les fenêtres ouvertes ; il y entrait une sorte de couleur verte et dorée qui venait des arbres du boulevard poudrés de soleil, et tout était baigné dans cette demi-ombre peinte : la tapisserie en papier velours gris perle, le piano drapé de soie orange, les photographies, et, sur la cheminée, le cadran de la pendule Louis XVI porté par quatre cariatides en marbre blanc, dont les poignets étaient cerclés d’or. Le tapis semblait noir ; aucune fleur parmi les bibelots, mais un petit bananier qui ondulait imperceptiblement au vent coulis des persiennes.

Rien n’est exquis comme, par une journée chaude, ces petits salons où le jour et la chaleur ne font que filtrer ; rien ne vaut les volets fermés, le silence béat de ces pièces obscures ; mais ici, quelque chose s’ajoutait encore à ce bien-être : c’était la présence de la puissante âme féminine qui y régnait ; âme de savante et âme de jeune fille en même temps, dont personne n’avait jamais mesuré l’étrange profondeur. À vingt-six ans la maîtresse d’histoire du lycée Sévigné demeurait seule, servie par une jeune domestique ; elle remplissait la maison de sa dominante personnalité. On voit parfois des créatures effacées vivre chétivement dans des chambres où elles n’occupent qu’une place restreinte, sans que rien d’elles ne soit imprimé dans les choses ; éternelles étrangères qui n’ont pas de chez elles vrais ; avec leur faux air d’être en garni en des logis transitoires, jusque parmi des meubles familiaux. Marceline Rhonans, qui avait meublé pièce par pièce cette maison, selon son goût volontaire et original, était ici chez elle comme jamais femme ne le fut. Cette petite personne, qui n’aurait pas déplacé sur sa table une statuette sans discuter avec elle-même son acte, avait mis dans l’arrangement de sa maison la poésie même de son être. D’abord, un alliage très fort de masculin : cette cheminée en était un exemple, avec la grâce rigide de sa pendule posant à même le marbre nu de l’entablement, deux chandeliers blanc et or achevant seuls de la parer. L’appartement contigu était le cabinet de travail, où tout était sacrifié à la commodité du labeur cérébral. Des étagères de sapin, courant à portée de sa petite taille autour des murs ; à la fenêtre, de simples rideaux de mousseline pour accroître encore en blancheur la lumière entrant librement ; sur la cheminée, un buste de Michelet et des photographies éparses ; dans le fond, un mannequin articulé qui lui servait pour draper ses voiles dans l’Histoire du Costume. L’espèce de petit homme qu’elle paraissait souvent triomphait et se dessinait dans ce sanctuaire froid de science. On l’imaginait assise à ce grand bureau de notaire, dont les tiroirs recélaient les cahiers de son écriture épaisse et noire, sa brune tête émergeant, jolie et méditative, du faux-col garçonnier fourré sous les rondeurs grasses du menton. Tout ce qui était encore en elle intimité, mystère, et femme, se refoulait, se remisait, comme accessoires encombrant, dans sa chambre. Mais encore était-ce un lieu fort peu connu ; toutes ses amies, et Jeanne Bœrk, la plus aimée de toutes, n’en avaient jamais ouvert la porte. C’était la chapelle secrète ; et ce fort esprit sentait s’offenser en soi une pudeur imprécise à laisser voir à d’autres femmes le portrait de sa mère autour duquel elle mettait des fleurs, et l’oreiller de son lit où elle s’enfonçait quelquefois le soir pour cacher ses larmes d’isolée.

Pendant que l’étudiante étendait sur le fauteuil sa lassitude, toujours empressée, la vive Marceline choisit sur la table un étui de laque et l’offrit à son amie. Dégantés, les doigts forts, au toucher délicat et adroit, fourragèrent dans la botte, puis les deux amies grattèrent ensemble leur allumette, tandis que leurs lèvres graves de savantes happaient du même geste friand la cigarette, dont toutes deux raffolaient.

Elles fumèrent d’abord sans rien se dire, ayant si rarement, dans leur vie laborieuse, le loisir de ces moments de bien-être, de ces minutes oisives, où elles pouvaient ne pas penser. Mais dès que les premiers parfums de fumée eurent touché son cerveau, Jeanne Bœrk, ressaisie d’activité, demanda :

— Qu’avez-vous donc fait aujourd’hui, ma chère ?

— Ce matin, reprit mademoiselle Rhonans adossée à la cheminée et tenant aux doigts sa cigarette d’où montait tout droit : un ruban de fumée bleue qui l’enveloppait ensuite de ses vaporeux serpentins, ce matin, la messe à la cathédrale. Ah ! vous allez à la messe ? vous ?… je ne savais pas.

— J’y retourne, fit Marceline avec son sourire enfantin qui lui donnait dix-huit ans.

— Ah ! vous allez à la messe ? vous ?… répétait l’étudiante, cela m’étonne.

Toutes deux humèrent encore le parfum de quelques bouffées, silencieuses, puis mademoiselle Rhonans se remit à dire :

— Je n’ai pas toujours été religieuse, mais je let redeviens ; en somme, je sens très puissamment que là réside la vérité.

— Oh ! riposta Jeanne Bœrk, les jambes croisées, la cape glissée de ses épaules dégageant son buste large, la vérité religieuse, c’est assommant ; ça ne se démontre jamais.

Elle aurait voulu découvrir Dieu à force de microscopes, comme une maladie, comme un microbe ; tant que grâce à des grossissements merveilleux entre deux atomes d’éther, elle n’aurait pas aperçu des parcelles de l’Invisible, l’Invisible était nul pour elle. Elle en riait. Belle et saine créature végétale, dont le genre d’études avait circonscrit la mentalité aux seules choses objectives, et qui s’en contentait.

La nerveuse et fine, et intuitive Marceline, dont l’esprit contenait dix fois celui de son amie, reprit seulement :

— Non, cela ne se démontre pas.

Et pendant qu’elle se taisait, une ardeur passait sur ses yeux, pareille à ce qui se passe dans la flamme qu’on avive. Elle connaissait depuis peu. la joie désirée de tant d’hommes, la joie cherchée, demandée et si souvent refusée : posséder Dieu. Sa pensée et son cœur s’en repaissaient continuellement, comme d’une viande dont on fut longtemps sevré. Sa conviction était née en elle, toute seule, sans la fécondation d’aucune idée venue du dehors, sans discussion, sans preuves. Telle est la foi. Mais aussi, ne se souciait-elle pas d’expliquer à Jeanne Bœrk cette opération mystérieuse. Elle se contenta de préciser par cette comparaison qui prenait dans sa bouche une sorte de magnificence :

— C’est comme l’amour.

Elles étaient faites toutes deux de telle façon que la plupart du temps, quand Marceline parlait, Jeanne Bœrk n’entendait qu’une fraction de sa pensée ; ainsi en fut-il à ce mot où la jeune femme exprimait la nature de cet ordre de vérité.

— Oui, l’amour ne s’explique pas non plus, continua l’étudiante ; ainsi Tisserel, vous savez qu’il est toujours amoureux de moi.

— Vrai ?

— Sans se lasser, ma chère, et de plus en plus, je crois bien. Ça se voit à je ne sais quoi, quand il tourne autour de moi pendant la visite, quand il parle, alors qu’il devrait regarder ses élèves et qu’il ne les regarde pas du tout ; j’ai souvent envie de lui éclater de rire au nez ; il en est bête parfois, le pauvre garçon.

— Le docteur Tisserel ? Vous savez qu’il est fort bien, bel homme et distingué.

— Vous trouvez ?

— Et très sympathique, il me semble. Tenez, je vais vous dire ce qui m’a frappée en lui ; j’ai rarement rencontré chez un homme un air plus loyal. Sa vertu, ce doit être l’honnêteté.

Jeanne Bœrk, la tête renversée de façon que la nuque posât à l’appui du fauteuil et secouant dans l’air les cendres de sa seconde cigarette, répondit indolemment :

— Possible…

— Et si peu que je le connaisse, je trouve que sa prédilection est quelque chose d’honorable pour vous.

— Oh mon Dieu !  : honorable… je ne vous dis pas ; en tout cas, cela ira jusqu’à la demande en mariage, j’en suis bien persuadée, et je m’y attends d’un jour à l’autre.

Marceline Rhonans regardait complaisamment cette luxuriante fille poussée, épanouie, embellie dans l’atmosphère des amphithéâtres comme au libre soleil des champs, et elle s’attendrissait de la penser aimée, mûre pour toutes les choses du grand mystère humain, et peut-être à la veille de s’y donner. Elle vint s’asseoir à ses côtés.

— Jeanne, ma chérie, lui dit-elle, pourquoi ne l’épouseriez-vous pas ?

Un éclat de rire vibrant haut et clair résonna en écho de sa phrase dans le petit salon ; un éclat de rire de femme vulgaire et peuple, mais si perlé, et séduisant, qu’on lui pardonnait ; Jeanne Bœrk, qui ne savait pas pleurer, savait rire ; c’était ce qui avait le plus ensorcelé l’oreille de Tisserel que ce rire de campagnarde intelligente, le soir, à la salle de garde, après le vin.

— L’épouser mais après… qu’est-ce que j’en ferais, ma pauvre amie ?

Elle avait résumé là un état de choses d’une si flagrante fatalité qu’il n’y avait rien à répondre. Qu’aurait fait en somme d’un mari cette créature souverainement occupée, de qui la vie était orientée déjà sans retour dans le chemin du travail scientifique, et qui prenait là toutes ses joies, son intérêt, sa raison d’être. Elle s’amusait à l’extrême d’être médecin ; elle ne se lassait pas de son incessante poursuite contre le mal, contre ce qu’elle appelait, elle, les causes pathogènes. Devant chaque bacille entrevu, sa passion curieuse, renaissait ; elle les cultivait, les surveillait, les combattait, en triomphant ou se laissait vaincre, avec une activité sagace et réfléchie, abstraction faite de l’être humain servant de champ de bataille, car elle n’était ni sensible ni nerveuse. Était-ce bien à cette femme qu’on pouvait demander de fonder un foyer, de se donner à un homme et d’être mère ?

— D’abord, continua-t-elle, je ne veux pas renoncer à mon métier : alors nous nous ferions concurrence, et une concurrence sotte, insupportable, ridicule ; car je suis plus forte que lui, soit dit sans offenser ce brave Tisserel. Dix fois, vingt fois déjà, je l’ai surpris en erreur, diagnostiquant mal, hésitant, oublieux, perdant la tête. Tant que nous sommes étrangers, je m’en amuse ; mais comprenez-vous, ma chère, cette rivalité entre mari et femme ? Positivement, je m’exposerais à rougir de lui ; et vous avouerez que ce serait désagréable. Puis il deviendrait envieux de moi, et ce serait tout à fait bête.

D’aimer, d’être aimée, il n’était pas question. Elle ne se laissait pas prendre à la magie de ces mots ; elle n’y pensait pas. Cette fille de vingt-deux ans, au physique riche et plein de forces, travaillait cérébralement neuf, dix ou onze heures par jour ; elle avait après cela de gros sommeils d’enfant, exempts de songes, comme ses veilles laborieuses l’étaient de rêves ; elle vivait ainsi, satisfaite, tout son être dans un bel et parfait équilibre artificiel.

Elle reprit encore :

— Et puis, j’en ai trop vu dans ma salle, de pauvres malheureuses exténuées, vieillies, tuées par cette noble vie de famille que l’on prône tant, la maternité, les soucis et le reste. Et je me demande pourquoi, oui vraiment je me demande pourquoi j’irais troquer mon sort agréable contre cette existence. Vous-même, Marceline, vous ne vous êtes pas mariée, vous voyez bien.

Mademoiselle Rhonans sourit, avec un mouvement de tête très amusant. Elle n’était pas absolument jolie, à cause de la structure osseuse du visage, mais elle avait en elle mille choses gracieuses.

— Pour moi, répondit-elle, c’est tout différent. D’abord, je n’ai jamais eu de roman comme vous, ma belle Jeanne ; mes parents m’ont seulement proposé deux ou trois mariages que j’ai refusés. Il vous serait encore aisé de tenir un ménage sans briser votre carrière. Combien voyez-vous maintenant de doctoresses qui ont mari et enfants ? Mais moi, comment voulez-vous, dites, comment voulez-vous ? Le mariage ne m’est pas possible.

Alors, ne tenant jamais en place, furetant de ci de là dans le petit salon sombre pour souffler au hasard les grains de poussière dont elle était la grande ennemie, elle se mit à dire tout haut ce qui était son rêve intérieur, le programme enchanteur de sa vie. Jeanne Bœrk ne comprenait, ne pouvait comprendre qu’à demi les émotions, les vibrations, la poésie de cette femme. Marceline Rhonans était possédée d’une passion, elle en était dévorée, exaltée, enfiévrée jusqu’à l’ivresse. Elle aimait quelque chose d’inconcevable à tout le monde, quelque chose de mort, d’aboli ; elle aimait jusqu’à une sorte de morbide folie artiste l’âme des peuples finis, les races éteintes, les évolutions ténébreuses des nations antiques, ce qui fut, l’Humanité-mère, le Passé. Parallèlement à sa tâche professionnelle de maîtresse d’école, elle travaillait ce rêve : écrire de l’antiquité une histoire monumentale, comme il en a été fait de la France, une histoire morale, dégageant des batailles et de la chronologie la vie nationale.

Toute son existence l’avait menée là. Dans son enfance originale, petite fille absorbée sans cesse par des enthousiasmes secrets, mal définis, elle avait entrevu en se promenant seule, les yeux fermés, dans le jardin de ses parents, des apparitions étranges venues en son cerveau sur de banales phrases de son Histoire ancienne. C’étaient des scènes vagues, estompées, imprécises, qu’elle créait avec peine, d’après quelques descriptions sur ses livres. Rome et les Latins n’étaient pas assez énigmatiques pour l’avoir séduite ; mais c’étaient Sparte, la Phénicie obscure, la Perse aux arts opulents : Les abrégés qu’on lui donnait à lire n’avaient fait avec leur concision, qu’exciter sa faim de connaître, évoquer des visions plus chatoyantes. Elle se mit à rêver, la nuit, à de puissantes Lacédémoniennes, voilées de blanc, errant dans les palais à colonnes dont sa petite Histoire grecque lui montrait en image, les ruines. À onze ans, dans le même jardin qui était toujours le théâtre de ses songeries, elle creusa obstinément la terre pendant de longs jours, dans un but archéologique. C’étaient en elle des imaginations sans consistance, indéfinissables ; préludant à ce qu’elle devait concevoir à quinze ans : le désir précis d’étudier l’antiquité. Alors, sa fièvre se résolut en travail. Elle posa, dès ce moment, avec sa précoce intelligence, les bases de ses études projetées, et se fit apprendre les langues mortes. Ses parents, qui ne pouvaient lui réserver la moindre petite dot, s’effrayaient pour tant de ce grand labeur sans nécessité ! À dix-sept ans, c’était une enfant délicieuse, d’un aspect très méridional, le visage doré, les yeux câlins, gris clair sous des boucles brunes : elle était de celles à qui l’on prédit, dès cet âge, que les épouseurs abonderont. Elle séduisait : extrêmement tous les hommes qui l’approchaient et ses parents, malgré la modestie de leur fortune, étaient tranquilles sur son avenir, quand elle déclara vouloir entrer dans l’enseignement. Ce fut un éclat dans la famille. M. de Rhonans qui était monarchiste, lui fit des lycées de filles une peinture désobligeante ; et sa pieuse mère crut qu’elle les déshonorerait tous en entrant dans ces lieux de mauvais ton. Il leur paraissait avant tout intolérable que leur enfant travaillât pour vivre, et ils demandaient à cor et à cri le pourquoi de cette énormité.

La douce et docile Marceline leur démontra l’irréfutable vérité. Elle devait, dans l’insuffisance de sa fortune, pourvoir elle-même à son existence ; sans compter sur le hasard d’un mari. Elle entendait d’ailleurs vivre indépendante ; exempte des chaînes secrètes et douloureuses de la médiocrité mondaine. De plus, son goût la poussait à devenir historienne ; elle le serait : Ce furent de plus grands cris. Son professeur intervint : c’était un homme de valeur qui avait jusqu’alors seul entrevu le prestigieux esprit de la jeune fille. Il essaya de dévoiler à la famille de Rhonans un peu de cette âme insondable ; il parla du respect dû aux volontés de cette jeune créature d’exception, devant laquelle il fallait s’incliner comme devant une force plus haute.

Elle lutta encore deux années, puis passa l’agrégation, fut nommée professeur : dans une école normale de province, et enfin vint à Briois, dont le lycée féminin, le plus brillant de France, requérait l’éclat d’une personne telle.

Elle y avait un cours de deux heures chaque après-midi, et deux cours de matinée par semaine.

À part, elle traduisait, travaillait et annotait Thucydide pour la guerre du Péloponèse, dont l’histoire lui avait toujours paru le miroir même où se reflétaient les deux personnalités troublantes de la Grèce, Athènes et Sparte. Elle donnait aussi de nombreuses répétitions aux aspirants du baccalauréat et, depuis que sa réputation s’élargissait, se colorait dans la ville grâce à ses conférences à l’Hôtel des Sciences, il devenait de mode que les femmes, et même les hommes du monde vinssent prendre près d’elle des leçons particulières.

— Ma chérie, disait-elle à Jeanne Bœrk, encore une dizaine d’années et je serai presque riche, et en même temps armée à point pour les définitives études que j’entends faire. Alors, je démissionnerai et je voyagerai. C’est sur place, sur la terre même où elles ont passé, que je connaîtrai bien ces nations qui m’intéressent, la phénicienne surtout. Dire que cela viendra peut-être un jour… que je verrai ce pays, cette mer, la même, vous entendez, la même qui tentait ces ancêtres, qui leur offrait l’Europe !…

Et elle s’arrêtait. Il y avait dans son enthousiasme quelque chose de sacré que profanait l’indifférence de l’étudiante, et sa vision s’acheva secrètement, faite de ces paysages irréels que son ardeur d’artiste lui créait sans cesse.

Elle ne parlait plus. Jeanne Bœrk, somnolente, froissait dans ses doigts une dernière cigarette sans penser à rien. Marceline vint à la fenêtre, poussa les volets. La lumière — une lumière blonde de soleil couchant — envahit soudain toutes les choses du petit salon : le bois sombre du piano dans le fond, la pendule d’or et de marbre blanc, la table aux photographies. Dehors, le ruban circulaire du boulevard, poudroyant et désert sous ses arbres, enclosait la ville. Un grand silence en venait ; le silence béat des fins de dimanches en été. Dans le ciel décoloré, Briois se découpait avec la silhouette de ses clochers, de ses flèches, de ses tours, les silhouettes bougeantes et vives des fumées blanches. Une félicité semblait émaner de la ville, on aurait dit un dimanche de fête intérieure et calme. Des jardins, où les acacias étaient en fleurs, en même temps que les seringas commençaient à s’ouvrir, des parfums violents arrivaient par effluves.

Marceline pensait à ces voyages qu’elle ferait, qu’elle était sûre de faire, libre de tout et maîtresse d’elle comme elle l’était. Elle irait d’abord en Grèce, puis de là, vers la côte d’Asie. Elle verrait la Palestine, le Jourdain, et enfin Beyrouth, ce Beyrouth dont les photographies posaient là, près d’elle, sur la table, et où elle s’installerait le temps qu’il faudrait, pour respirer et découvrir sous le voile de la moderne Turquie le mirage fuyant de l’Antiquité, que sur ces contrées l’immuable nature éternise. Elle pensait à ces Phéniciens, à ces êtres pacifiques, à leur vie étrange qu’elle posséderait un jour pour la mettre en parallèle avec cette autre vie phénicienne actuelle que réalise le peuple britannique. Elle pensait à ce travail, à ses joies…

Son existence apparaissait lumineuse, pleine et féconde, comme un beau fleuve qui devant elle se serait offert. Elle en pouvait suivre les eaux irrésistibles avec sécurité. Tout ce qu’elle souhaitait l’attendait dans le futur. Sa vie actuelle, faite de succès, de sympathies, de jouissances cérébrales, la contentait déjà. Elle était jeune, admirée, indépendante ; elle était entourée de très près d’amitiés, et celle de Jeanne Bœrk, froide et forte, édifiait à sa vie morale un invisible soutien. Jeanne était capable d’être une amie serviable et loyale. Toutes deux s’aimaient un peu comme deux bons camarades heureux de se trouver ensemble et tacitement prêts à se dévouer l’un à l’autre. Leur connaissance datait d’ailleurs d’une fièvre grave qu’avait eue Marceline, et pendant laquelle l’étudiante l’avait entourée de mille soins désintéressés, le jour et la nuit. Sans qu’il y eût entre elles la moindre tendresse, elles étaient sûres l’une de l’autre comme deux choses accotées ensemble, et qui tiennent de leur point de contact leur équilibre.

Inconsciemment, Marceline Rhonans éprouvait les douceurs latentes de cette fin de jour, du poème de sa vie, de cette amitié ; douceurs fondues en une seule émotion d’aise, de bonheur. Elle se sentit souverainement heureuse. Et avec son âme spéciale, Jeanne Bœrk vint encore accentuer le sens de cette impression :

— Le mariage, ma chère, c’est bon pour les hommes… fit-elle en éclatant de rire.