Les Cervelines/21

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Calmann-Lévy éditeurs (p. 313-320).
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XXI

La jeune bonne qui servait Mlle Rhonans fut très étonnée ce jeudi-là de l’ordre que lui donna sa maîtresse d’avoir à commencer dans la maison les nettoyages minutieux et périodiques que connaissent les ménagères. Elle rappela qu’on attendait d’ordinaire le printemps et l’automne pour ces lourds travaux, et que d’ailleurs, les femmes de service qui l’aidaient dans ces circonstances n’étaient pas averties. Mais Marceline la stupéfia bien davantage en déclarant qu’elle-même, cette fois, l’aiderait. En même temps, elle s’enveloppa de tabliers et commença de démonter sa bibliothèque, dont elle époussetait les livres un à un. Elle allait avec une prestesse étourdissante, on n’aurait pu suivre ses mouvements. Rouge et haletante, elle battait de toute sa force les reliures classiques, les brochures grises, les cahiers, les lèvres un peu serrées de dégoût seulement, dans la poussière qui volait en nuages autour d’elle. Les mains fines noircirent ; elle les plongea dans les éponges équivoques que, maladroitement, mais avec une frénésie de travail physique, elle promena sur les rayons de bois blanc dénudés. Ensuite elles connurent, ces mains élégantes et oisives, le toucher gras des encaustiques, les frictions meurtrissantes des meubles qui brillent, le contact des cuivres qui se dorent sous les pommades. Comme une servante, Marceline absorbée dans son labeur, la tête baissée, vide de pensées, travailla sans repos. Inexpérimentée, elle avait une adresse native et comme une sorte d’intelligence des doigts qui lui tenaient lieu d’habitude. La jeune domestique ne s’expliqua rien de ce manège ; mais elle était entraînée à son tour dans l’activité de sa maîtresse. Le soir, la maison de fond en comble était nettoyée.

Lassée, brisée, Marceline revint dans sa chambre ; il lui semblait respirer pour la première fois de la journée et elle se dit : « Que ferai-je demain ? »

La vérité, c’est qu’elle n’avait plus le courage de penser.

Quand elle eut pris de sa personne les soins que nécessitaient les souillures d’un tel travail, elle ouvrit sa boîte de lettres où elle reprit celle du vieil ami des de Rhonans. Elle la relut.

« Sans nommer personne, je puis vous le dire, l’estime dans laquelle on vous tient ici tant pour votre mérite et pour votre savoir que pour votre personne même… »

Et le sentiment lui revenait plus vif, plus neuf que jamais, de posséder la complaisance et l’admiration de ceux avec qui elle éprouvait cette cohésion si subtile et puissante de l’esprit de corps. Elle était trop définitivement attachée à cette Université qui la tenait par mille fibres.

« … M’ont fait penser que ce que vous désiriez serait accordé d’avance… Les études que vous projetez sur l’antiquité peuvent prendre de votre valeur propre, une haute importance. Je ne m’étonnerais pas que certains de ces messieurs le conçoivent. Il existe des bourses de voyage, et s’il n’en était pas, vous êtes de ces personnes pour qui l’on en créerait aisément »

Partir songeait-elle ; partir dès maintenant pour là-bas ! Je le puis ; je n’ai qu’à le vouloir. Le bien-être de ces grands travaux, la magie de voir ce qui fut mon rêve, Tyr et Sidon !

Un frisson d’enthousiasme l’enlevait à elle-même. Et l’image fâcheuse de Jean revenait aussitôt. Si timidement, si humblement, cet ami très cher avait pris en elle la prédominance ! Comme il lui paraissait soumis à force de l’aimer !

— Oui, mais, se redisait-elle dans sa casuistique implacable, comme il m’a soumise à lui ! Quelle volonté puis-je avoir désormais ? Où est la Marceline d’autrefois ?

Alors elle se reportait au temps où, seule en face d’elle-même, elle jouissait d’une vie si ample, semblait-il, d’une idée si libre. Ce qu’elle concevait, elle l’exécutait sans contrainte, sans influence. De quoi pouvait-elle être capable depuis qu’elle connaissait Jean ? et que serait-ce après l’union ? Pourrait-elle seulement penser à sa guise, ou alors, quels reproches de cette âme exigente si elle lui dérobait son esprit ?

— Je me suis laissée prendre sottement, naïvement, se disait-elle, comme mon amie Thérèse s’était laissée prendre aux séductions de son bel officier, la malheureuse ! Ce que j’avais raillé en elle, je l’ai subi. J’ai connu la crédulité aux serments, j’ai connu l’enchantement aveugle. Elle m’avait conté une promenade nocturne, faite au bras de celui qu’elle aimait, et les charmes de la nuit, dans un parc, augmentant et transposant plus délicieusement encore l’amour. J’y ai passé. J’avais dit des autres : elles ont suivi le mirage ; et quand le mirage s’est présenté à moi, j’y ai donné, en me disant : c’est la vie ! Quelle femme suis-je donc ?

Puis elle reprenait aussitôt :

— Mais il m’aime trop ; je n’aurai jamais le courage de le briser.

Le lendemain, elle reçut un mot de Cécile.

« Vous m’avez fixé un délai de huit jours pour me dire mon sort, et vous ne voulez pas me voir d’ici là. Le mystère qui se passe en vous pendant que je ne vous vois pas m’effraye. Quelles vont être vos réflexions pendant ce temps ?… Quel en sera le résultat ? Soyez bonne, Marceline, je serai l’indigne compagnon de votre vie, mais le plus dévoué, qui ne songera qu’à vous faire la vie la plus conforme à vos goûts. »

— Ah ! se dit-elle, incrédule et mille fois plus lucide devant l’écriture de Jean que devant sa passion, je sais ce qu’il en est. Il me fait en perspective une existence mentale merveilleuse. Il me laissera, soi-disant, ce qu’ils appellent, sa mère et lui, « mes livres ». Puis la jalousie le prendra ; il me voudra toute. Est-ce que je ne connais pas la vie ? J’aurai mis dans la mienne non pas l’amour de Jean, chose douce et passagère, mais l’influence qu’il apporte avec lui — et qu’entretiennent ses parents — de toute sa lignée bourgeoise. Que deviendra la Marceline Rhonans d’aujourd’hui ?

Et elle reprit encore la lettre du vieil ami pour y chercher des impressions plus fortes que ce regret intime qui lui demeurait des heures de l’amour.

Elle ne répondit pas à Jean. Elle s’était donné comme règle de ne pas lui écrire avant le délai fixé.

Il lui passait par instants des besoins insensés de sangloter, de conter à quelqu’un sa peine. En d’autres moments, elle pensait, avec le désir du calme et de la paix, qu’il ne tenait qu’à elle de reprendre sa belle vie d’autrefois. Elle récapitulait, depuis le jour où Jean avait pris possession de ses pensées, combien d’angoisses, d’agitations, de troubles, de douleurs aiguës, de mélancolies amollissantes ! Comme elle avait tremblé, pleuré, douté et craint ! Que de manières diverses de souffrir l’amour enseigne ! Quelle dépression aussi il amène dans une âme ! Et elle cherchait les petits côtés de son idylle rapide, ses cachotteries, ses mensonges ébauchés, sa défiance envers Jeanne Bœrk, et cette lassitude du travail qui était venue en elle, lui rendant tout insipide, hors l’idée fixe.

Le quatrième jour de cette espèce de retraite, un coup suprême lui fut porté. C’était à sa sortie du lycée, le matin ; ses yeux errant machinalement sur le lointain du boulevard, aperçurent à une grande distance l’ample pardessus gris de fer qui enveloppait l’étroite personne de Cécile. Il la guettait, pensant n’être pas vu. Elle eut un battement de cœur, se tourna résolument vers la direction de sa maison, et se demanda tout une heure quelle force obscure l’avait retenue d’aller à lui.

Mais une fois chez elle, installée à sa table de travail, elle se sentit une telle paix au souvenir de cet acte de maîtrise sur sa passion, qu’elle prit goût à ces sortes de victoires.

Les joies abstraites lui revinrent ; elle prépara ses conférences avec un plaisir infini. Depuis l’époque où elle savait Cécile toujours présent à l’amphithéâtre, elle prit pour la première fois souci de son public ; elle se rappela les adulations dont il l’avait entourée, et quelque chose d’affectueux la reprit pour ces intelligences sympathiques qu’il lui parut charmant d’instruire.

Elle se rappelait souvent le mot de Jeanne Bœrk : « Sans mari ni enfants, je me trouve une femme absolument complète. »

— Les créations des gens de sciences, se redisait-elle aussi, les tiennent quittes de l’autre devoir vis-à-vis de la société ; ils sont affranchis.

Et elle se sentait sollicitée plus irrésistiblement que jamais par l’attrait de l’Asie-Mineure, ayant sans cesse sous les yeux la lettre du vieux Parisien qui disait : « Voyez donc ce que vous avez à faire, et comptez assurément sur le succès. » Si quelqu’un avait ces jours-là visité sa table de travail, il l’aurait trouvée encombrée de vieilles brochures, de notes, de photographies, de récits de voyages, d’itinéraires, tous ces matériaux concernant son rêve d’exploration.

Sa vocation d’historienne-philosophe refleurissait en elle et lui donnait de mystérieuses ardeurs. La conscience de sa destinée grandissait, refoulant, dans le lointain, l’idylle.

— Ce qui m’a enchantée et séduite, se disait-elle, c’est cette ivresse première de l’amour, l’appât délicieux qu’il faut être bien fort pour repousser ! Si je croyais à l’éternité de cela, je n’hésiterais pas, j’en ferais l’aliment unique de ma vie ; mais, le charme détruit, quand je n’aurais plus été qu’une femme privée de sa véritable existence, fourvoyée dans la banalité et l’inutilité, rivée à ce mari dont l’amour pour moi eût duré ce que durèrent sans doute ceux que déjà il eut à partager entre tant d’autres, que serais-je devenue ?

Depuis que Jean ne venait plus, et que le sentiment très vif de sa vue s’éteignait en son imagination, elle recouvrait la tranquillité d’autrefois. Elle se vit écrire, dans une seule soirée, vingt pages françaises sur le texte même de Thucydide ; elle se coucha ce soir-là dans une sorte de volupté cérébrale ; positivement, elle sentait en son front une jouissance physique, une fièvre agréable et noble. Une montée de sang aux artères de ses tempes lui donnaient l’impression d’un afflux de vie.

Il lui restait encore trois jours pour réfléchir au renoncement que lui proposait Jean. Elle les partagea entre le travail et sa critique austère de l’amour. La vision souriante de Jeanne Bork planait sur ses pensées en idéal. Elle ne la condamnait plus maintenant, mais l’admirait. Comme elle la trouvait libre, belle et forte ! Et comme, au rebours de ce qu’elle avait un instant conçu devant la passion désolée de Tisserel, comme cette impassible sagesse du cerveau était loin d’exclure la bonté ! Et elle pensait à la tendresse secrète de Jeanne pour le petit diphtéritique qu’elle avait sauvé.