Les Cervelines/4

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Calmann-Lévy éditeurs (p. 75-90).
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IV

Il y eut cette année-là à Briois un mois de juillet torride, pendant lequel il ne tomba pas une goutte de pluie. Implacablement, chaque matin, le soleil se levait et semblait faire fondre dans l’embrasement du ciel les nuages qui naissaient. Une lumière inconnue ruisselait le long des rues aux façades du midi, fonçant la ligne d’ombre opposée. Le pavé sec étincelait sous le sabot lourd des chevaux de camion traînant le coton filé, et il vint à se créer dans la ville, comme aux champs, une heure de la méridienne ; sous le soleil au zénith la cité s’assoupissait, les rues devenaient désertes ; dans l’air, les choses surchauffées, les toits, les faîtes d’églises, avaient un tremblement de leurs lignes sur le bleu du ciel, et la flèche de la cathédrale, l’aiguille géante de fonte, semblait vibrer.

De quartier en quartier, le docteur Jean Cécile allait cependant, visitant sa neuve clientèle éparse partout ! Cet été de Briois, les fatigues de sa vie pénible, l’ennui l’accablaient. Il faisait son métier sans goût ; sans plaisir, soignant d’anodines maladies, de vulgaires fièvres typhoïdes, des angines insipides, puis des affections chroniques dépourvues d’intérêt, les cancers, les cardialgies, les arthrites, qui condamnent à l’inertie le médecin, inutile spectateur de leurs progrès. Que cette médecine bourgeoise était loin de ses scientifiques travaux d’hôpital, pleins de surprises !

On le voyait arpenter la rue de la République, les quais, les boulevards, les faubourgs, sonnant ici, sonnant là, indifférent et lassé. Il souffrait de la chaleur, et quand il rentrait chez lui pour l’heure de la consultation, retrouvant sa maison sans gaîté ni luxe, il pensait au salon de la rue de la Pépinière, parfumé de roses, de bien-être, où, à pareille époque, l’an dernier, il venait se reposer. Le salon était encore le même là-bas, rien n’y avait dû changer ; la romancière y recevait sans doute toujours ses amis. Pourtant Jean Cécile se disait, avec un seul regret physique pour le fauteuil confortable, mis auprès de la soucoupe de glace et du guéridon à l’eau fraiche : « Ce que j’y ai perdu du temps ! »

Alors il se mettait au balcon et contemplait en face les murailles lourdes et noires, sans fenêtres, de l’Archevêché.

Quelquefois il enviait Tisserel et sa jolie maison embellie par Henriette. Il allait souvent dîner chez lui et cet intérieur lui paraissait charmant, charmant comme un jeune ménage ami, avec cet avantage qu’ici, la grâce de la maîtresse des lieux et sa personne elle-même n’étaient pas de ces biens prohibés qu’il est seulement licite d’admirer. Cette délicieuse fille était libre, il y avait pensé plus d’une fois ; et en outre elle lui causait un certain embarras, parce qu’à diverses reprises il avait senti vers lui comme un mouvement de cette âme, de ce corps délicat.

Un soir surtout. Il arrivait comme de coutume pour le repas, à sept heures ; elle était au jardin, parmi le gazon échevelé de la pelouse qui lui grimpait jusqu’aux genoux. Quand elle l’aperçut, ses deux bras se portèrent en avant dans un instinct d’accueil tendre aussitôt réprimé, et pendant qu’elle venait à lui, sa longue robe bleue balayant l’herbe, il vit pour la première fois la particularité de son visage, la ligne du profil, des lèvres, dessinant dans l’espace comme un perpétuel baiser. Et il eut à cette minute, comme jamais, l’impression que c’était vers lui que tendait ce besoin de caresses.

Tisserel était rentré. On dina. Il faisait une chaleur étouffante dans la salle à manger, et trois fenêtres ouvertes sur les frondaisons sombres des marronniers ne donnaient qu’un jour de crépuscule. Jean Cécile parlait peu. Paul et Henriette discouraient seuls. La nuit tombait tout à fait quand on apporta sur la table les petits pois juteux, baignés dans le beurre sucré, qui fumaient de sariette, de thym et de marjolaine. On ne voyait plus que la pâleur luisante des porcelaines, l’éclat incolore des verres et, autour de la table, les trois blancs visages.

Cécile, dans les senteurs maraîchères de cette cuisine d’été, revoyait Pierre Fifre qui en était si gourmande. On n’allumait pas encore les lampes pour savourer mieux la fraîcheur du soir, et il sentait sur les siens, à chaque instant, les yeux d’Henriette Tisserel qui se croyaient voilés d’ombre. Mais il avait le dégoût d’aimer. Toute la doctrine de la romancière sur l’amour lui revenait maintenant, trouvant un argument de plus dans sa lassitude, et il y acquiesçait. Ce qu’il devinait chez Henriette ne lui inspirait qu’un agacement froid et inquiet.

La jeune fille demanda :

— Voulez-vous prendre le café et fumer au jardin ?

D’ordinaire, elle quittait à ce moment la salle à manger ; mais il ne lui était guère possible, avec cette combinaison, de ne pas suivre les deux hommes. Ce fut ce que pensa Cécile. Et il regarda cette frêle créature, troublée, heureuse et peureuse près de lui comme les femmes qui aiment. Mais il n’en éprouvait rien qui pût s’appeler de l’amour. Il était un peu touché seulement et il s’avisa pour la première fois d’un certain air maladif qui était en elle.

Quand ils furent assis tous trois sur le banc de bois devant la table du jardin, il faisait nuit à demi, et toutes les conversations étaient tombées d’elles-mêmes. Dans la voûte noire des marronniers, au-dessus de leurs têtes, il n’y avait pas un bruissement. La nature ici semblait lourde comme un sombre décor de plomb ; mais par delà la haute grille du jardin, et vers la ville qui se découpait en formes nettes sur le ciel encore un peu lumineux du couchant, tout s’allégeait. C’étaient des fines silhouettes des toits, le long tube effilé des cheminées d’usines que l’industriel Briois semait partout ; c’était la puissante chose gothique, énorme comme un rocher noir à jour sur la lueur du fond la tour de l’église abbatiale ; plus loin deux bouts de clochetons, et, pointant une étoile unique en flamme dans le ciel décoloré, la flèche que la cathédrale invisible portait dans les nues.

— Tisserel, dit Jean Cécile, tu sais que ta sœur tousse.

— Henriette ? mais non, elle ne tousse pas.

— Comme tu voudras, mais elle tousse.

Paul se tourna vers sa sœur.

— N’est-ce pas que c’est un petit rhume de rien ?

— Mais oui, répéta Henriette dont la voix tremblait un peu ; monsieur Jean est bien bon de s’occuper de cela.

Lorsque Henriette était née, Jean, qui avait neuf ans, était déjà le camarade de son frère ce souvenir mettait entre elle et lui une amitié d’un tour spécial, qui n’était pas de l’intimité, parce qu’ils s’étaient vus très peu, mais quelque chose de familial, tiré de tant de réminiscences communes et lointaines. Son rôle de médecin ajoutait à cette facilité de leurs rapports ce que sa timidité glaciale y ôtait. Il se leva et s’en alla se placer devant elle.

— Montrez votre main ? fit-il, jetant son cigare.

Et quand il tint cette main moite et tiède, fiévreuse, au toucher morbide, il fut effrayé de percevoir les secousses des artères violentes, affolées d’émoi, qui battaient à brusques saccades dans sa main.

« C’est donc sérieux ! » pensa-t-il avec une pointe de fatuité et en même temps, il s’affligeait de ce symptôme qu’il avait reconnu à fleur de cette peau de jeunesse, dans la pauvre petite main de malade qu’il venait de tenir. Malade, elle l’était sûrement ; atteinte déjà, à peine sans doute et dans des limites curables, mais sans erreur possible ; et il était temps d’avertir le frère qui ne voyait rien. Il se hâta même de dire, pour mettre en règle sa conscience d’homme aimé en vain :

— Surveille-la, Tisserel ; je la trouve bien fatiguée, mademoiselle Henriette.

— Elle a pourtant une rude santé, fit Tisserel en haussant les épaules.

Ils ne se dirent encore plus rien tous trois ; le scintillement des deux cigares et leurs fumées pâles faisaient des trouées dans l’ombre.

À un détour d’allée, Sultan, le terre-neuve d’Henriette, apparut, sa robe noire ne se détachant de la nuit que par l’ondulement de sa marche lente. Il était robuste et dressé sur ses pattes comme un lion, l’écartement des yeux lumineux mesurait l’ampleur de son beau front. Sa promenade tranquille s’arrêta court à la vue des hommes il hésita, puis obliqua vers eux sans hâte, posant l’une après l’autre sur le sable ses pattes lourdes.

— Sultan, mon bon chien chéri, murmura Henriette tendrement.

Le terre-neuve pressa le pas ; on vit ses yeux dardés sur ceux de la jeune fille, et il vint rouler dans sa robe et sous ses mains, sa tête, son cou, ses longues oreilles flasques. Henriette serrait dans ses doigts délicats cette grosse chose aimante ; elle lui chuchotait des douceurs, elle lui fermait à pleine main les yeux, caressait cette gueule haletante de fauve, les lèvres noires humides, et, se penchant avec une sorte de passion, tout à coup se mit à l’embrasser.

Cécile se renversa au dossier du banc pour fumer plus à son aise. Son sentiment pour cette pauvre jolie fille si tendre était surtout une ironie un peu touchée, compatissante, repentante même, mais incorrigible. Il jouissait d’être ainsi aimé mystérieusement par ce cœur d’Henriette, avec un dilettantisme glacial qui lui faisait dire : « C’était de l’autre que je voulais cela. Il est trop tard ! »

Cependant, quelques instants après, comme Tisserel et lui, las de ces conversations tronquées par la présence d’une jeune fille, sortaient en semble, il lui demanda :

— N’as-tu pas remarqué que ta sœur est souffrante ?

— Non, je n’ai pas remarqué, fit le joyeux garçon.

Alors Cécile voulut préciser, fût-ce par un mot cruel, et donner à son ami la secousse d’un terrible éveil. Il s’agissait de la vie d’Henriette, et il sentait une sorte d’allégement de conscience dans cet intérêt affectueux qu’il avait d’elle.

— Tu as peut-être tort de n’y prendre pas garde ; surveille ses poumons. L’as-tu auscultée ? Le coup porta comme il pensait. Tisserel s’arrêta court, le dévisagea, les yeux vacillants d’angoisse soudain sous le lorgnon ; et il répéta le terme qui terrifie :

— Auscultée ?

— Elle avait ce soir de la température, poursuivit Jean Cécile implacablement, et je n’aime pas sa toux. Maintenant, si tu ne vois rien…

— Je n’ai pas vu, je n’ai pas regardé ; je la croyais solide, répétait le malheureux dont Cécile avait ruiné la tranquillité d’âme et qui luttait pour la reprendre. Elle ne peut pas être malade ; j’en aurais été le premier averti. Elle ne se plaint pas…

— Si elle était ma sœur, prononça Jean qui s’intimidait un peu de prononcer ces mots, je l’examinerais de suite et je ferais quelque chose d’énergique. Je te le dis, tu m’entends, elle est malade.

Tisserel reprit, pour se tromper soi-même :

— C’est un rhume, je suis sûr.

Il avait pour sa sœur une affection large, caressante, souvent impérieuse et forte comme un amour de père ; une affection choyée aussi, entretenue par mille attentions de la part d’Henriette, de laquelle il ne pouvait se passer. C’étaient ses cigarettes roulées par ses doigts ; son café savoureusement fait par elle ; la cuisine surveillée selon son goût par la vigilante fille ; ses cravates choisies. Puis les soirées passées ensemble pour la comptabilité de la clientèle ; Henriette assise près de lui à la table de son cabinet, entre une tête de Rude et le presse-papiers de bronze qu’elle lui avait donnés, Henriette comptant les visites et additionnant les honoraires, soumise et bonne comme une petite épouse, et si résignée à n’être plus rien le jour où l’épouse vraie viendrait ! C’était sur cette chère associée de sa vie que planait la menace du mal, du mal même qui s’étalait le plus puissamment à ses yeux dans sa salle d’hôpital, celui qui l’occupait spécialement, que dans sa lutte de médecin il avait pu mieux connaître mais jamais étouffer, le mal inguérissable qu’il charriait peut-être invisiblement dans les plis de son habit quand, sortant de son service, il revenait à la maison.

Les paroles de Cécile l’avaient mis dans l’épouvante ; quelque chose de lugubre lui donnait cette pensée perdre Henriette ! Et son contentement intérieur de garçon heureux, ravagé soudain par cette peur, ne pouvait se ressaisir. Mais il voulait donner le change, tromper son ami et se tromper lui-même sur ce qu’il ressentait. Et c’est toujours aussi l’éternel besoin des hommes de se jeter plus éperdument, quand ils souffrent, vers la femme qu’ils ont élue au-dessus des autres il pensa si vivement à Jeanne Bœrk, tout à coup, qu’il sentit ne pouvoir attendre au lendemain pour la voir.

— Une idée me prend, dit-il à Jean, il y a en ce moment aux Sociétés Savantes, des conférences fort curieuses faites par cette Marceline Rhonans. Mademoiselle Bœrk m’en parle avec beaucoup d’admiration, veux-tu entendre celle de ce soir ?

Cécile tira sa montre.

— Elle doit être avancée déjà.

— Qu’importe ! reprit Tisserel, nous aurons toujours l’aspect de la salle, et il sera suffisamment réjouissant par cette chaleur d’entendre cette petite femme pérorer une demi-heure encore sur les modes des dames grecques. Nous entrerons d’ailleurs subrepticement par le haut de l’amphithéâtre.

— Allons, dit Cécile, secrètement satisfait.

La vérité est qu’il était depuis longtemps fort désireux de voir enfin cette Cerveline dont il entendait sans cesse le nom à la volée dans la ville, et que cette occasion lui souriait. Vois-tu, disait-il à Tisserel, ces femmes-là m’amusent. Tu sais comment je les apprécie ; mais cela me garnit l’opinion d’en connaître ; je meuble ainsi mon argumentation. Tu m’as montré ta belle interne, je t’ai dit ce que j’en pense ; c’est une femme superbe, mais elle te fera du chagrin un jour ou l’autre si tu ne t’en méfies pas. Ce sont les pires de toutes. Je me suis trop appesanti à réfléchir sur leur cas ; je les ai étudiées, je les ai soignées ; il y a eu chez nous des étudiantes finlandaises, une typhique et deux diphtéritiques ; je te donne ma parole qu’elles ne sentaient rien, des demoiselles en cire. On les a sauvées toutes, et je n’ai pu apprendre quelle figure ces créatures-là font devant la mort ; mais comment elles vivent, je le sais, et il me plaît d’en rencontrer de nouvelles au hasard de mon existence.

Un flot pressé de promeneurs descendait le quai à petits pas, dans la fraîcheur de la nuit et du fleuve proche. Une moitié de Briois était de hors. Les terrasses des cafés allumaient des plans de lumière électrique dans cette procession fourmillante d’hommes fatigués, de femmes vêtues de toile claire. De temps à autre, en passant, on entendait éclater un orchestre tzigane, des envolées vibrantes et nerveuses de violons, des valses saccadées. Plus loin, c’était un chœur de voix de femmes, chantant dans une langue étrangère qu’on ne distinguait pas. Et il sentait dans l’air l’absinthe, le cigare, la poudre de riz, tandis que du fleuve, qu’accusait dans l’ombre la mâture estompée des bateaux de fort tonnage. venait l’odeur de l’eau.

Les deux hommes, pour abréger, laissèrent de trottoir encombré et s’enfoncèrent dans la rue Grand-Pont, au haut de laquelle s’élève, comme une montagne sculptée, la cathédrale. Un air chaud vous soufflait au visage ; des bavardages venaient des maisons aux fenêtres ouvertes ; la ville était sonore et palpitante dans cette capiteuse nuit de juillet, on y sentait vibrer la vie.

Et soudain, Jean Cécile fut pris d’une fringale de bonheur. La soirée chez les Tisserel l’avait attristé, avait comme excédé sa faculté de porter incessamment son âme dans les horizons mornes. Cette pauvre petite Henriette, amoureuse de lui, frappée à demi, poitrinaire déjà, faite pour mourir sans doute avant d’avoir goûté aux choses dont elle semblait toujours rêver, c’était la destinée la plus navrante qu’il eût vue, la plus conforme aussi, dans sa fatale cruauté, à son jugement porté sur la vie. Mais c’était le point culminant de ce qu’il avait imaginé de triste. Maintenant, c’était pour lui la satiété. Il se sentait jeune, il voulait jouir, quitte à jeter par-dessus bord l’affligeant souvenir d’Henriette.

Ils traversèrent la place du Parvis, la rue aux Juifs, puis le gothique Palais de Justice aux pâles sculptures blanches dans la nuit, et ils arrivèrent à l’Hôtel des Sciences.

Au dehors, les grandes baies illuminées du petit amphithéâtre de droite leur indiquaient leur chemin dans l’intérieur du bâtiment. Ils gravirent à pas de loup un escalier, datant de l’époque où cet hôtel était un monastère, et dans la demi-obscurité que laissait un bec de gaz unique, Tisserel, au second étage, ouvrit une porte étroite.

Dans une clarté puissante venue des quatre lustres, la salle descendait de gradin en gradin, jusqu’à la chaire du maître, en bas, où derrière, comme un rideau, était abaissé le tableau noir. Les gradins étaient remplis d’une foule ; on voyait les chapeaux immobiles des femmes, les têtes d’hommes découvertes, penchées, tendues vers l’avant : têtes de vieillards, d’hommes jeunes, d’adolescents, toutes emportées dans une attention passionnée, comme au théâtre, lorsque joue une actrice très chère.

Ce ne fut qu’au second coup d’œil que Tisserel et son ami virent Me Rhonans. Elle était habillée d’une robe de drap noir, finement gantée jusqu’au coude de gants noirs aussi qui cachaient, lorsqu’elle levait les mains en parlant, leur petitesse extrême ; et sous sa coiffure lourde de méridionale, sombre et savante, se voyait son lumineux visage pâli par les lustres. Elle était debout, allant et venant en menus circuits, ni pédante, ni théâtrale, souriante parfois des lèvres, de ses clairs yeux confiants levés sur l’assistance ; parfois aussi, pour inscrire une date à la craie, elle se tournait vers le tableau, et il se dessinait alors sur le noir de ce fond une forme noire adorable. Sa robe était si bien faite, ses cheveux si beaux, sa nuque si blanche, son geste si précieux qu’un mouvement courait imperceptiblement l’auditoire, dont, Cécile le voyait, elle était l’idole. Tous ces yeux la dévoraient, suivaient les mots de ses lèvres, les douceurs changeantes de ses prunelles, les grâces de sa personne bougeante. Elle les séduisait tous, et Jean Cécile, qui était venu pour railler cette femme savante, en fut impressionné. On ne raille pas les femmes très aimées.

Sa voix, qu’elle devait forcer un peu pour être bien comprise partout, était d’un timbre bas, avec des réminiscences de l’accent languedocien, qui la ponctuaient de minute en minute d’une pointe de piquant. Elle disait : « Les gran-des da-mes romaines » et parlait de péplum « couleur de vi-o-let-te », ce qui avait quelque chose d’indéfinissable et de charmant. Sur la grande table, devant elle, une masse d’étoffes aux nuances variées était jetée ; Cécile et Tisserel venaient d’arriver et de trouver une place en assourdissant le bruit de leurs pas, quand elle prononça :

— Je vais maintenant reconstituer quelques draperies dont j’ai pu étudier la façon.

Et quand Tisserel, curieux, eut suivi la direction du regard et du sourire qui accompagnaient cette phrase, il rencontra les fortes épaules cambrées et l’éclatante chevelure coiffée du petit canotier de Jeanne Bœrk. C’était pour elle qu’il était venu ; il calcula qu’ils pourraient sortir ensemble, qu’il la reconduirait, et il fut satisfait, car jamais autant que ce soir il ne s’était senti emporté orageusement vers elle, au point de ne plus voir autre chose dans la salle que le morceau de soie rouge de son corsage, son col robuste dégagé de la robe et ses cheveux.

Alors Marceline Rhonans, les bras chargés de ces voiles orange, pourpre, violets ou verts, qui paraissaient sans poids, marcha vers le mannequin posant à l’angle de l’hémicycle. Elle l’articula à souhait, le mit en vue, et prestement commença ses évocations étranges de la femme antique.

Le silence se fit. Elle semblait s’amuser extrêmement ; c’était un jeu pour elle, on l’aurait crue dans un salon au milieu d’amis qui, dans la réalité, se chiffraient ici par centaines. Comme une femme du monde retrace ses ennuis de couturière, elle conta les difficultés surmontées pour s’être procuré ces tissus particuliers commandés en Angleterre, et teints à Briois d’après ses propres indications. Et, tout en causant, elle fronçait au cou du mannequin un long pan d’étoffe indigo qui fut en quelques minutes une robe. On entendait, d’instant en instant, crier son long ciseau miroitant, et, sans s’être dégantée, elle cousait de rapides enfilées qui faisaient des plis de statuaire. Sur ce bleu cru et violent de la tunique, elle posa une soutane orange, taillée d’avance et légère comme une gaze ; du bas en haut de l’étoffe ses doigts coururent, rebroussant des plis qui se tendirent comme de souples cordes lâches, et, tenant dans sa main toute cette gaze ainsi froncée, elle la fixa sur l’épaule, d’où semblèrent ruisseler toutes les lignes du vêtement : le péplum était fait.

Personne ne la regardait plus alors que Jean Cécile, perdu dans la foule, contre une fenêtre là-haut. Il n’avait jamais conçu d’une personne inconnue une image différant plus de la réalité qu’en cette circonstance. À l’amie de Jeanne Bœrk il avait prêté, depuis qu’il entendait prononcer partout son nom, les virilités froides de cette belle fille, jusqu’à sa force corporelle, jusqu’à l’impassibilité de son âme, sa sécheresse cachée. Il l’avait vue en pensée, grande, le regard dur, orgueilleuse de sa science. Et il avait maintenant devant lui ce petit être vibrant et plein de charme, à l’exubérance distinguée, exprimant dans un langage ordinaire les plus éternelles choses de l’art. « Une paléologue doublée d’une modiste », disait-il à Tisserel en la voyant créer, en quelques coups de doigts, ces formes de la beauté antique.

Le plus joli de tout fut la pose du voile, quand Mlle Rhonans prit à deux mains une étoffe d’un blanc jaunâtre, aux transparences indécises, et qu’elle en cacha le chef horrible du mannequin. Une femme naquit vraiment, mystérieuse, flottante, qu’on aurait crue vive dans ces étoffes, sans visage, sans mains. Ce fut si vrai que Marceline elle-même, saisie, s’arrêta, une seconde, éprise de son œuvre.

Et pendant cette seconde, au hasard des rangs, à droite, à gauche, partout, des auditeurs s’étaient levés. L’admiration les emporta ; ils crièrent : « Bravo ! » avec une hésitation ; puis, voyant qu’ils allaient entraîner la salle s’ils le voulaient, timidement battirent des mains. Soudain, l’amphi-théâtre crépita comme un tonnerre. Du même coup, tout le monde était debout, et il n’y avait qu’un seul bruit de toutes ces mains, mains gantées de femmes, paumes d’hommes nues et sonores, menottes nerveuses des petites lycéennes s’entre-choquant dans le délire. C’était la dernière conférence de l’année. L’enthousiasme accumulé depuis qu’on entendait cette exquise savante développer son lent enseignement, ce qu’elle avait intitulé pour cette session scolaire : Rome, cette secrète prédilection que chaque femme gardait pour elle, l’attrait d’exception qu’elle exerçait sur les hommes, tout éclatait sans pouvoir se contenir. Les chapeaux fleuris des élégantes s’agitaient, et Jeanne Bœrk, la tête renversée, riant d’un rire large et heureux, applaudissait plus fort que personne, et les petites élèves du lycée Sévigné, rangées aux bancs inférieurs, ivres du triomphe de leur amie, lançaient des baisers.

Un frisson de surprise d’abord fit rougir Marceline ; interdite, elle se retourna face à son auditoire qu’elle interrogea des yeux. Elle rougissait de plus en plus ; ce déchaînement d’admiration lui paraissait inconvenant ; elle détestait les choses exagérées : elle était en même temps confuse et choquée de tout ce tapage. Puis le sens l’en pénétra, le sens délicieux d’amour, d’adulation de religion. Elle se vit aimée, louée tendrement, l’âme caressée de mille fluides admiratifs qui venaient à elle issus de tous ces yeux, dans ce tumulte. Elle blêmit et baissa la tête, écrasée par ce rêve.

Et ce fut dans cette gloire, l’atmosphère étouffante et lumineuse de cette soirée de science y ajoutant sa note voluptueuse, parmi ce tapage mourant des applaudissements qui s’éteignaient, à travers cette ovation spontanée d’un auditoire, que Jean Cécile connut Marceline Rhonans.