Les Cervelines/5

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Calmann-Lévy éditeurs (p. 91-100).
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V

Depuis ce soir de juillet où, après la conférence fameuse, Tisserel et son ami avaient escorté la rentrée des deux jeunes femmes, ils ne s’étaient pas revus. Les amitiés masculines ont de ces intermittences, elles s’impressionnent de la moindre influence, elles pâlissent et deviennent fades sous la moindre lueur de passion, et Tisserel cessa de rechercher Cécile. Il s’écoula trois semaines.

Ce fut le mois d’août. Il apparut dans des nuées épaisses d’orages, d’orages brûlants qui n’éclataient pas, qui résonnaient des journées entières en de sourdes détonations lointaines, qui cerclaient les fronts de malaises et de migraines, pendant qu’une sorte de ciel blanc, papillotant, miroitant, éblouissait les yeux.

Tout le monde parlait de la pluie comme d’une douceur inespérée. L’eau manquait.

Tisserel avait aussi dans l’âme tout ce qui était dans la nature. Il devenait un homme nouveau. Il souffrait. Il se passait en lui des choses ténébreuses, accablantes, et plus que la terre ne demandait de pluie, il avait soif de la tendresse de Jeanne, depuis cette nuit blanche où ils avaient ensemble cheminé dans la ville.

Comme jamais, ce jour-là, elle avait été bonne et charmante. Tout enfiévrée encore du triomphe de Marceline, elle ne parlait que de cela, elle s’oubliait pour son amie, elle jouissait à sa place, elle donnait l’illusion d’une femme affectueuse, d’un cœur. C’était cet aspect nouveau qui achevait de la perfectionner aux yeux de Tisserel ; elle se féminisait tout à fait, elle était presque touchante. Paul, à partir de cette minute, sentit se greffer sur cette espèce de goût violent qui était pour elle en lui, l’amour dont on chérit sa fiancée. La pensée qu’il l’amènerait un jour dans la maison du boulevard Gambetta, qu’il l’entourerait de soins, la cajolant, comme une grande enfant, créant à sa jeunesse isolée une vie de douceurs, lui donnait des rêves qui le tenaient longtemps le soir, à l’heure du cigare, sous les marronniers du jardin. Il en était venu, le joyeux buveur de bocks du grand café de Briois, à supposer la place qu’elle prendrait sur le banc de la tonnelle, enroulée d’un long peignoir à dentelles de jeune épousée, près de lui qui l’enlacerait ; et il goûtait à ce mirage des émotions qui lui faisaient souhaiter de ne pas sortir des soirées entières.

Alors le lendemain, il arrivait à l’hôpital exalté et malheureux. Quand il ouvrait la porte de la salle, indifférent aux pauvres têtes émaciées dans le linge blanc de leur bonnet qui s’agitaient à chaque lit, inattentif à la sœur du service, une vieille qui lui faisait des salamalecs : « Monsieur le docteur, nous avons un décès, cette nuit, à 2 heures, le 17… » Il ne voyait que là-bas, près du poêle noir au long tuyau en fût de colonne, la fraîche et belle Jeanne en blouse blanche, qui venait nonchalamment.

Les quatre externes s’approchaient à leur tour, et ils allaient ensemble, tous, de lit en lit ; le docteur et l’interne l’un près de l’autre, la sœur à la ruelle opposée, et les jeunes gens autour d’eux. Une paresse invincible prenait alors Tisserel de parler, d’enseigner ; il ne savait plus faire sa clinique ; le travail d’un diagnostic lui coûtait de l’effort et de l’ennui, et dans le plaisir de l’entendre, insensiblement il avait laissé Jeanne Bœrk se substituer à lui ; quand elle disait ses observations, ses prévisions, l’application à la malade d’un cas de ses livres, elle faisait véritablement le cours. Et il venait pendant ce temps à Tisserel des imaginations extravagantes ou ridicules : prendre et dénouer ses cheveux ; prendre et baiser les plis de sa blouse, chasser d’ici ces petits hommes d’étudiants qui pouvaient la regarder hardiment et cependant n’y pensaient guère, étant de cet esprit qui ne voit dans la femme cérébralement rivale, qu’une ennemie.

Cette passion naïve et touchante, du reste, ne le rendait pas meilleur. Les rigueurs étouffantes de ce mois d’août exténuèrent un grand nombre de malades, plus que ne l’aurait fait l’hiver. Il en mourait chaque jour une ou deux. En ouvrant la porte de sa salle, Paul Tisserel pouvait voir dans le creux d’un oreiller, au hasard des lits, une serviette blanche carrée, jetée sur la saillie d’un visage, et savoir qu’il y avait, dessous, une morte. On y vit mourir une vieille femme, la journalière aux râles caverneux, une petite bonne de dix-huit ans, une jeune mère que le mari, un maçon, venait voir tous les jours ; une autre, veuve, qui laissait quatre enfants. Toutes ces atrocités vinrent heurter, sans l’émouvoir, son féroce égoïsme d’amour. Même la pointe d’émotion qu’il avait autrefois devant la mort des jeunes s’émoussa. Il n’eut plus pitié. Il les soignait, et quand elles n’étaient plus, signait le constat de décès, simplement, sans rien ressentir. Et il n’était même pas assez analyste de soi pour s’apercevoir que l’amour ne rend pas bon. Jeanne Bœrk était trop pour lui ; elle alimentait trop souvent de sa proximité parfumée sa fièvre d’amoureux, elle introduisait dans cet homme normal et honnête une démence.

Ce qui était surtout à peine avouable, c’est qu’il ne s’affligeait pas outre mesure du début de maladie découvert chez sa sœur. Quand, sur le conseil de Cécile, il l’avait auscultée et que la terrifiante lésion pulmonaire lui était apparue, il avait eu le plus violent chagrin. La crainte de ne pas sauver Henriette, le sentiment de son impuissance le torturèrent ; et il se demandait : « Pourquoi elle, et non pas une autre, une inconnue ? Pourquoi cette belle jeunesse marquée pour être flétrie, tandis que tant d’autres vont s’épanouir ? » Et sa propre existence lui semblait empoisonnée jusqu’au terme par ce malheur : perdre Henriette.

Puis des jours passèrent, et l’image de Jeanne entrait en lui si impérieusement qu’il se distrayait. Il pensa que sa sœur pouvait guérir, que cette douleur était impossible ; il y pensa… ou plutôt il n’y pensa plus que par intermittences, ressaisi par les forces de la vie qui fait les êtres chacun pour soi. Une ou deux fois même l’idée lui vint fugitivement qu’Henriette n’eût pas été heureuse si, ayant épousé Jeanne, il l’eût amenée dans cette maison…

Une nuit, l’orage éclata.

Le fracas du torrent de pluie que le vent balayait par paquets sur les toits réveilla tous les sommeils dans la ville. C’était un bruit de cataclysme, et les éclairs, partant de plusieurs points du ciel alternativement, entretenaient comme une clarté perpétuelle. Dans sa petite chambre jolie, aux courtines claires, Henriette sauta du lit, et le corps moite encore, dans sa longue chemise traînante vint à la fenêtre, curieuse et angoissée en même temps des affres de cette tempête ; elle se sentait bien commettre une imprudence ; son frère lui avait dit : « Prends garde, tu as un peu de bronchite. » Mais cette menace lui était presque une douceur en lui rappelant l’ami Cécile qui avait eu d’elle, certain soir, un intérêt si délicieux. Comme elle l’avait aimé ce soir-là, ce Jean, dominée par l’étrange beauté de cette tête d’homme attirante et magnétique, toute son âme tendrement séduite par son geste de bonté !

Depuis il n’était pas revenu. « Pourquoi ? » se demandait Henriette. Et vers la ville illuminée d’éclairs violets, la flèche guidait ses yeux. La cathédrale était là, à ce point précis ; soudée à l’abside et venant en avant, la masse de l’archevêché, et devant l’archevêché, la maison de Jean dont elle fixait ainsi la place. « Oh ! grand ami Jean ! murmuraient ses lèvres, sans bruit dans le fracas de l’orage, vous rendre heureux ! »

Puis elle pensait chagrinement à Paul dont elle devait aussi faire le bonheur, sous une telle obligation, lui semblait-il, que, cette nuit, si Cécile était venu la demander en mariage, elle l’aurait repoussé pour éviter à son frère le chagrin de demeurer seul dans sa maison. Que deviendrait-il sans elle ? Et les comptes de la clientèle ? Et les cigarettes qu’il ne roulait jamais lui-même ? Et les repas qui seraient solitaires ?… Jean et Paul ! Elle était à l’un, elle était à l’autre, mais si différemment ! si passionnément attirée vers l’un, si tendrement par sa conscience vers l’autre ! Et son instinct de se dévouer, hésitant, revenait encore vers celui pour qui le dévouement ne se payait d’aucun délice, simple devoir fraternel. Elle eut aussi la pensée de Sultan, qu’elle entendait dans le jardin secouer sa chaîne sous l’ondée, et qui serait malheureux, elle partie. Pauvre fontaine d’amour, ruisselant vers tout ce qui vivait, et qui, sans le savoir, s’épuisait, s’en allait ainsi en silencieuses tendresses méconnues !

Elle sentit froid. « Être un tout petit peu malade, songea-t-elle, pour qu’il ait peur, pour qu’il revienne !… » Et elle demeura sans mouvement à regarder les lourds marronniers assouplis et fléchissants sous l’étreinte de la rafale. Puis, si brave qu’elle fût, il y eut soudain un tel coup de tonnerre semblant déchirer des voiles de bronze dans des nues si proches, qu’elle fut terrifiée. Elle bondit à son lit où elle s’allongea, un peu essoufflée.

Quelque chose continuait de l’oppresser ; quelque chose de tiède, un râle fluide qui pesait en sa gorge. Elle eut la sensation bizarre que son cœur saignait, et l’affaire lui parut amusante, car elle avait un fonds d’extrême gaîté. Dans le noir, elle s’essuya les lèvres sans songer, et quand vint une lueur immense d’éclair qui s’attarda dans la chambre, montrant les recoins, le marbre blanc de la cheminée, la pendulette d’or, les chaises, les indiennes Watteau des courtines, elle vit aussi le mouchoir aux larges taches rouges.

— Du sang ! pleura-t-elle, du sang !

Elle se sentit perdue.

La peur de mourir l’envahit, et le sens de la mort, la chose que l’on conçoit si mal dans la santé, fut si vif en elle, que tout son pauvre corps tremblait comme dans une agonie prématurée. L’inconnu de la mort ! Le noir de la mort ! Le supplice de la mort ! Elle en creusa le mystère stérilement, sans pouvoir en retirer rien que plus d’épouvante devant la douleur du dernier soupir. Les idées religieuses ne s’éveillèrent en elle que pour la torturer de doute. Le monde spirituel auquel elle voulait se raccrocher s’échappait d’elle, fuyait comme un mirage devant la réalité brutale de sa détresse. Dieu ? Qui l’avait vu ?…

Et le sang tiède montait toujours à sa bouche, goutte à goutte.

Un coup vif retentit à sa porte. Elle reconnut la main de Paul qui s’était levé en songeant à elle :

— N’as-tu pas peur, ma petite Henriette ? disait-il.

Et elle se mit à le supplier de venir, la voix tout altérée de larmes :

— Paul, viens, viens me voir, je t’en prie !

Et quand il fut près d’elle, rassurée rien que par sa présence, par la lumière de sa lampe qui rassérénait la chambre, elle s’efforça de sourire :

— Paul, regarde, je viens de cracher un peu de sang.

Tisserel tressaillit et lui arracha des mains le mouchoir qu’elle cachait. Il l’examina en silence, incapable de dire un mot.

— Eh bien ? demanda-t-elle, anxieuse.

— Eh bien ! ma mignonne, ce n’est rien du tout.

Et elle le vit blême comme un mort.

— Rien du tout ; poursuivit-il. Tu vas rester là, bien sagement étendue sans bouger, sans parler, sans t’inquiéter, car ce petit accident-là, je t’en donne ma parole, c’est la moindre chose du monde. Pendant ce temps, je vais te faire préparer une potion à l’ergotine, le remède classique, et tout sera dit.

— Et je ne mourrai pas, Paul ?

Il fit mine de rire.

— Tu es une petite folle. Si tous le clients que j’ai vus dans ton cas avaient passé le pas pour une bêtise pareille, je t’assure que j’y perdrais mon latin.

Il ne savait plus ce qu’il disait. Il lui recommanda de dormir, et s’en fut précipitamment…

— Je suis un misérable prononça-t-il en se frappant du poing le front quand il fut seul dans sa chambre ; je suis une brute ! C’est moi qui J’ai laissée envahir par le mal. Cécile m’avait prévenu ; qu’ai-je fait pour elle ?…

Il avait envie de battre de la tête contre les murs et de pousser des cris de rage. Il aurait voulu rentrer dans le passé, pour revivre avec moins de négligence et d’incurie. Que de choses il aurait pu tenter, pour arrêter à temps l’envahissement du bacille ! Quelle thérapeutique désespérée un autre aurait essayée ! Et en y songeant il se répétait :

— Tu la perdras, Henriette, tu la perdras et ce sera ta faute !

Il se sentait un être amoindri et ignoble. Il faisait dans l’appartement des marches désordonnées ; il était fou.

Il vit quatre heures, s’enveloppa d’un caoutchouc et sortit sous l’averse que le temps n’apaisait point. L’idée de cette potion nécessaire le pressait encore moins que le besoin d’agir, de se mêler au cœur même de ce chaos, d’être roulé dans la tempête, ruisselant de pluie, et de vibrer dans la rue avec les choses, aux secousses du fracas de la foudre. Et il marchait, courbé, de lourds paquets d’eau plaquant sur ses épaules de beau garçon les plis de son vêtement, ayant l’impression que c’était son chagrin qui gémissait dans l’univers. C’était un orage terrible, de ceux que, des années entières, les habitants d’une ville se rappellent, qui leur servent à dater leurs souvenirs. Sur le boulevard, Tisserel vit un platane géant brisé ; dans la rue, un réverbère couché à terre, et de temps à autre, dans les nuages, le coq d’or de la flèche étincelait, touché de la foudre. Tisserel ne souhaitait que plus de ravages, plus de bruit et plus de détresse. Collé à ses jambes, le caoutchouc lui versait de minces rigoles de pluie.

Soudain, une vision lui sourit. Il pensa au sommeil de Jeanne Bœrk, si paisible dans son lit d’étudiante, et que l’orage n’avait sans doute pas troublée, car elle lui avait raconté comment elle dormait, paresseusement, lourdement, sans que rien la réveillât. Ce sommeil naïf lui semblait plus touchant que rien autre en cette créature d’intelligence et de raison. Elle y devenait l’enfant très chère que les hommes aiment à voir dans leur fiancée. Et il se dit qu’il irait la trouver dans quelques heures pour lui confier son angoisse, simplement, pour lui demander de guérir Henriette et de le consoler.

Dès lors, il cessa d’être désespéré ; sa confiance dans la science de Jeanne la lui montrait comme une toute-puissance, et surtout, il sentait l’heure venue, exceptionnellement préparée pour atteindre enfin au cœur de cette impénétrable femme, par l’artifice de son chagrin.

Quand il revint au chevet d’Henriette, sous cet aspect des lamentables passants qu’on voit errer boueux et misérables dans la rue, aux jours de grandes ondées, elle s’était endormie. Toute pâlie par l’angoisse éprouvée, ses deux tresses défaites et pendant le long de ses bras, l’ossature si frêle du visage, haletante d’un souffle un peu trop vif de malade, il la contempla longtemps…