Les Cervelines/7

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Calmann-Lévy éditeurs (p. 112-122).
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VII

Un soir de septembre, comme montait du fleuve, impalpablement le premier brouillard de la saison, Jean Cécile revint chez lui, fatigué. Il gravit ses deux étages, trouva sa porte fermée et s’en étonna. Une fois entré, il appela Henri, le jeune homme qui lui servait en même temps de cuisinier et de valet de chambre. Il n’y était pas.

Cécile prit un journal et attendit. Au bout d’une heure, las de patienter, il alla visiter la chambre du garçon. Elle était vide et désordonnée ; la malle en était retirée ; des journaux froissés traînaient à terre. Cécile se rappela lui avoir payé ses gages le matin même et ne douta pas qu’il fût parti.

— Ces choses-là n’arrivent qu’à moi ! pensa-t-il.

Et il rentra dans son cabinet, se trouvant le plus malheureux des hommes.

Ayant des visites pour le soir, il décida d’aller dîner au restaurant voisin plutôt que chez ses parents ; mais auparavant, de rage, il prit une feuille de papier et se mit à écrire à l’adresse du docteur Ponard cette lettre :

« Mon cher Maître, je me souviens que vous m’avez rendu service autrefois, à propos d’une affaire que vous savez ; les choses n’ont pas marché selon votre complaisance, il le valait mille fois mieux ainsi ; j’étais en passe de la pire nigauderie, les circonstances m’en ont sauvé.

« Mais c’était une chance d’un ordre négatif, en me préservant d’une erreur irréparable qui faisait mon malheur, elle ne m’a pas rendu heureux. Je mène ici la vie la plus sotte du monde, je soigne trois érysipèles, autant de catarrhes, quatre ou cinq gastralgies, une demi-douzaine de cancers, et je rentre le soir si las que dans mon cabinet je m’endors en voulant lire. L’existence matérielle elle-même me réserve à tout moment des surprises désagréables ; je suis chez moi à l’hôtel, inconfortablement, et je m’ennuie. Décidément, je crois que rien ne vaut le ménage. Il faudrait que quelqu’un me mariât.

« Voudriez-vous, mon cher Maître, vous charger de la besogne ? Vous me connaissez assez pour me choisir une femme. Je ne suis pas absolument difficile, n’agissant en cela sous nulle pression d’entraînement bête. Je la voudrais seulement silencieuse, souriante et très jeune. Ignorante surtout ! ne sachant rien au monde que s’habiller bien ; une toute petite cervelle d’oiseau, incapable de penser plus d’une minute (que peut-on bien faire d’une femme qui pense !) et dont je sois le mari, mais pas le lecteur.

« Il suffirait qu’elle m’apportât en dot de quoi payer sa modiste et sa couturière. Ma clientèle la nourrira et lui donnera des gâteaux, car je la veux gourmande, avec de jolies dents. J’ai gagné deux cents francs le premier mois que j’ai exercé. Le second, les honoraires ont passé au double, et depuis, la progression arithmétique a continué. Marié, je verrais ma clientèle changer de forme et de caste. Le mois prochain, il y aura dans l’École un concours qui me donnera, je pense, un service dans un des hôpitaux, chose fort en honneur ici.

« Vous n’ignorez pas, mon cher Maître, que vous êtes le seul ami auquel je puisse demander a, etc…

Et il finit d’écrire en flânant, jouant de sa plume en l’air, entre deux doigts. Il cherchait à évoquer la petite créature qui viendrait ici bientôt, qui bourdonnerait et bavarderait autour de lui à ses heures de travail, dans ce cabinet ; qui s’accouderait au balcon, effrontément curieuse, pour chercher derrière les meurtrières vitrées de l’archevêché la mystérieuse vie du vieux prélat. Il ne lui aurait pas voulu alors plus que seize ans ; un enfant ; une chose à aimer. Et inconsciemment, il lui donnait la petitesse mignonne et les traits de brune de la jolie conférencière qu’il avait reconduite chez elle, un soir, avec Tisserel et Jeanne Bœrk. Venu pour s’en moquer, il l’avait trouvée délicieuse à faire causer et à entrevoir, cette singulière Rhonans.

— Elles sont toutes comme cela, se disait-il, celles de la nouvelle couche, qui n’arborent au dehors rien de masculin, ni de ridicule. Elles ont le sens d’être bien mises, elles gardent, par instinct, une certaine grâce extérieure. C’est intimement et moralement qu’elles sont défigurées. Leurs corps reste toujours le Temple féminin, où l’on allait autrefois pour le culte des Tendresses ; mais il est désaffecté.

Il avait été ce soir-là, — un peu exalté par la chaleur excitante, et aussi sous l’influence de cette ovation qu’il venait d’entendre, — il avait été, près de Marceline, tout différent de son aspect ordinaire, flatteur à l’excès et parleur intrépide. « On voit bien que vous savez tout, lui disait-il en remontant la vaste rue Jeanne-d’Arc, bleuâtre, vide et sonore dans la nuit ; mais ce n’est pas cela qu’on admire en vous, car d’un livre on apprendrait aussi ; mais c’est le quelque chose de génial que vous mettez à l’exprimer ; vous n’êtes pas une savante, vous êtes une artiste. » Positivement, à cette minute son enthousiasme débordait. Et comme on passait alors sous la tombée drue et violente d’un jet de lumière électrique, venue des hauts lampadaires, elle tourna vers lui son visage qui souriait : « C’est la vision finale du costume qui donnait cette illusion », prononça-t-elle, très simple. Et il eut l’impression, en recevant d’un coup tout le regard de ses yeux, qu’il venait d’apercevoir l’abîme d’une âme.

Depuis il s’était repris et se jugeait même un peu ridicule pour s’être, à son âge, livré comme un lycéen ou quelque vieux radoteur galant à cette débauche de louanges envers une femme qu’il pouvait être appelé à revoir. Marceline avait raison ; c’était l’illusion du mannequin habillé qui avait fait l’ivresse de la salle. « Un mannequin habillé, c’est un peu ce qu’elles sont », se répétait-il dans sa marotte contre ces créatures cérébrales qu’il exécrait. Mais il se disait aussi que celle-là ne ressemblait ni à Eugénie Lebrun, ni à l’interne de Tisserel.

Peu de jours après, il reçut la réponse de Ponard. Elle était favorable. On le vit, un certain lundi de ce mois de septembre, installer dans son appartement l’un de ses jeunes confrères en remplacement, et s’en aller prendre le train. Il se rendait à Paris. Il avait un air pressé et inquiet qui n’était pas le sien.

C’était la fin du jour. Les paysages couraient au lointain, mouillés et pâlis par l’automne. Pendant qu’à la vitre droite du wagon les dorures du soleil couchant noyaient tout, à gauche, on voyait les feuillages roux des coteaux se peindre sur le bleu profond de l’Orient. Cécile pensait au soir où, par ces mêmes pays, il ramènerait à la maison sa petite compagne. Il la voudrait craintive de tout, peureuse sous les tunnels, le cherchant. Son maître Ponard lui avait écrit qu’elle s’appelait Blanche ; et il s’étudiait à prononcer ce nom, comme pour s’entraîner, dès maintenant, à l’amour. Mais son tempérament cruel parlait plus haut que ces naïvetés tendres, et il se moquait de soi-même : « Parce que mon domestique a pris la poudre d’escampette, se disait-il, je me marie ; la voilà bien, la mystérieuse attirance des âmes l’une vers l’autre ! Je veux, en rentrant, trouver mon dîner prêt ; la voilà bien, la poésie ! »

Le docteur Ponard habitait la plaine Monceau. La voiture qui l’y conduisait, au sortir de la gare du Havre, prit la rue de la Pépinière. Il revit lentement au passage la maison neuve, aux balcons sculptés, aux loggias peintes, et même, en se courbant dans le fiacre, il découvrit les fenêtres du quatrième dont il reconnut les rideaux. Il était un peu plus de six heures. La romancière devait être au milieu de sa cour d’amis. Et il n’éprouva rien, absolument rien.

Ponard seul connaissait cette singulière histoire d’amour. Jean ne l’avait contée à personne à Briois, pas même à ses parents, pas même à Tisserel. Il ne le dirait pas à cette petite fille qui allait être, si tout s’arrangeait, sa femme. Et le secret lui devenait lourd, maintenant qu’il n’y trouvait plus aucun délice ; il aurait voulu en causer avec quelqu’un de très intelligent, de très fin, qui se serait intéressé à cette curiosité psychologique, qui aurait pris plaisir à l’entendre raconter, une femme amie.

À son arrivée, le grand chirurgien, qui avait le matin réussi une grosse affaire d’opération et se trouvait d’humeur enchantée, lui fit fête comme à un fils. Il était pressé et lui dit à peu près :

— Vous avez bien raison de vouloir vous marier ; c’est bon pour la clientèle. Notre petite amie a vingt ans ; c’est la fille d’un confrère, Bassaing ; vous savez bien, Bassaing qui refait les nez. La petite vous a vu quelque part et vous lui plaisez tout à fait ; elle l’avait dit à sa mère ; aussi ai-je sauté sur l’aubaine. Venez dîner demain avec nous ; c’est mardi, elle y sera. Voici sa photo ; elle n’y est pas flattée ; elle a des cheveux blonds et onduleux, et des yeux délicats de myope qui sont mal venus au virage. Ce sont des gens riches.

Cécile se saisit de la photographie et la regarda sans rien dire, longtemps. Blanche Bassaing ne lui plaisait guère. Il avait beau se représenter que les yeux délicats de myope étaient mal venus au virage, il se disait : « Si elle avait été en état de se marier, j’aurais encore mieux aimé la pauvre petite Tisserel que je n’aime pas. »

Mais elle lui fut d’un effet très agréable le lendemain, quand il arriva pour le gala de présentation et que, sous la lumière blanche des bougies, très éclairée, il la vit avant toute autre figure. Les cheveux d’un blond gris et terne étaient comme poudrés ; ses yeux, sans grande intelligence, n’exprimaient rien, mais elle avait un profil pur, et des narines délicieuses, ce qui rappela plaisamment à Cécile le mot de Ponard : « Vous savez bien, Bassaing, qui refait les nez. » Elle était en gris perle avec du satin argent étincelant le long de sa robe et autour du col très haut, comme des garnitures de métal.

À l’arrivée de Jean, elle pâlit sans le regarder. Le père et la mère étaient là. Ils affectaient de causer avec animation. Il y avait dans cette présentation quelque chose de traditionnel et d’éternel. Le dîner fut stupide. Ponard lui-même, qui était à certaines heures plein d’esprit, se trouvait, pour parler, gêné par mille entraves ; le futur beau-père n’osait questionner Cécile sur Briois, craignant de trop s’avancer par ce semblant d’intérêt à la ville. La silencieuse petite Blanche, placée auprès de Jean, répondait seulement à ses questions d’une voix délicate et hâtée, et comme elle mangeait à peine, en abaissant son regard, il voyait sur le rebord satiné de la nappe se poser sa main courte, grassette et rose. Il regardait déjà ce petit être si obscur comme étant à lui, à la manière des objets qu’on est sur le point d’acquérir, et il se répétait : « Elle est bien, vraiment, elle est très bien. »

Après le dîner quand on fut passé au salon, madame Ponard envoya la jeune fille au piano. L’instrument se trouvait dans une sorte d’alcôve ouverte, décorée de fleurs, de plantes vertes et de baies à vitraux. On invita Cécile à lui tenir compagnie, et on les laissa là, ensemble. Alors la petite Parisienne, savante en musique, laissa voir un peu de son âme dans ce langage passionné du piano. Les mains courtes et molles, raidies sur le clavier, y frappaient des accords puissants ; elles y faisaient courir, vertigineusement enlacées et agiles, des guirlandes, des farandoles d’harmonie ; puis sur vinrent les pianissimos attendris ; elle tira des entrailles du meuble des sons de velours, des murmures, en bruit de chuchotement, et à ce moment, quittant des yeux sa musique qu’elle suivait obstinément, elle se tourna et fit à Jean un joli sourire.

Ce fut la décisive étincelle. Pour la première fois Cécile pensa qu’il ferait bon tenir dans ses bras cette jeune vie et lui rendre l’amour offert. Cet aveu combiné de la musique et des prunelles vacillantes qui lui avaient ri, quelle chose franche et exquise ! Il lui dit sans aucun vocatif :

— Je n’ai jamais entendu personne jouer comme vous.

Elle répondit :

— Vous souvenez-vous un soir de l’année dernière, vous achetiez au Louvre des cravates ; madame Ponard et une amie vous ont rencontré ! Il y avait un orage terrible. Les dames vous ont proposé leur voiture pour rentrer dîner ici. L’amie emmitouflée d’un caoutchouc, cachée sous une voilette blanche, que la voiture a déposée chez elle en passant, qui était-ce ?

— C’était vous ! murmura Cécile, délicieusement remué.

Après cette soirée, il passa trente-six heures dans l’état le plus troublé qu’il eût jamais connu. L’idée de ce mariage, maintenant résolu sans qu’il pût en douter, le remplissait d’épouvante. Il se jugeait fou d’avoir pris, sans que la passion la justifiât, cette formidable initiative. Il lui semblait que sa vie allait se rompre.

Il profita de son séjour à Paris pour prendre toutes les distractions qu’il put, étant forcé de mener à Briois la vie austère du médecin très observé. Puis le surlendemain, il reçut à son hôtel ce télégramme de Ponard :

« Mon pauvre ami, je joue de malheur avec vous ; Bassaing vous trouve charmant, mais il exige pour sa fille une fortune personnelle qui permette à son gendre de venir s’établir ici, et qui n’est pas la vôtre. La maman est au désespoir, car vous lui aviez tout à fait tourné la tête, et la petite ne cesse pas de pleurer depuis, enfermée dans sa chambre. Bassaing est impitoyable, je ne le comprends pas et ne le lui ai pas envoyé dire. Venez déjeuner. »

D’abord, Jean eut une longue aspiration libre, comme s’il venait de franchir le seuil d’une prison. Ainsi, tout ce qui le terrifiait depuis deux jours ne comptait plus, sa vie n’allait pas changer, et la terrible, l’écrasante initiative n’aurait pas de suite. Ce fut une saveur de liberté qu’il dégusta toute une longue minute. Puis le chagrin de la pauvre petite Blanche qui le pleurait l’atteignit et il eut envie de pleurer aussi, à peine, du bord de la paupière, à la pensée de ne l’avoir pas. Peu à peu, il s’exaspéra à se rappeler ses cheveux abondants et légers, qui faisaient à la lumière des torsades argentées, son regard vacillant de myope qui filtrait sous les cils blonds, ses petites narines roses, l’élégance de sa robe, à laquelle la finesse de son corps donnait sa forme. Imaginairement, elle avait été un soir sa fiancée, il y avait eu entre eux de silencieuses, de tacites accordailles, une espèce d’offrande mutuelle. Et on la lui refusait ! Il l’avait fugitivement aimée à la seconde où elle lui avait souri, et il rappelait âprement cette seconde, ce sourire et cet amour. Le père la lui refusait ! De quel droit ? Et l’offense arrivait enfin jusqu’à son orgueil. Il avait déplu au père, non point par défaut d’argent, de quoi le docteur Bassaing était averti à l’avance, mais par ce qui lui avait manqué aux yeux d’Eugénie Lebrun, par le fait d’être un individu nul et peu remarquable, de n’être pas quelqu’un. Il se sentit abreuvé de honte.

Revoir Ponard, pour le remercier seulement, car il refusa le repas, lui fut une humiliation atroce. L’homme célèbre prenait la chose légèrement, il en plaisanta ; mais Cécile était affreusement blessé. Il se trouvait le rebut d’une certaine caste de gens haut placés, lui, petit médecin de province.

Il refit, à travers les campagnes, où l’œuvre sournoise d’automne s’accentuait, un voyage cruel. Dès cinq heures, une brume envahit les lointains, et par la portière il venait un air frais et vif qui donnait faim, qui donnait envie d’une salle à manger chauffée, éclairée d’une lampe, avec une bonne soupe de famille fumant le bouillon gras sous l’abat-jour. Et il comptait maintenant tous les rêves ridicules faits à l’aller.

Il débarqua sur le quai de la gare de Paris, à Briois, plus maussade que jamais. Il commençait à tomber une petite pluie fine. La fin des vacances ramenait au gîte une quantité de voyageurs qui encombraient les salles. Soudain il reconnut, dans le passage hâtif d’une jeune femme à l’allure vive, Marceline Rhonans. Elle revenait aussi de voyage : la rentrée des classes la rappelait au lycée de jeunes filles. Cécile pensa qu’elle s’en allait, ainsi que lui, dans une maison froide et vide, où toute jeune et femme qu’elle fût, elle serait seule. Elle y allait vaillamment, respirant dans sa fragilité la force.