Les Cervelines/8

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Calmann-Lévy éditeurs (p. 123-126).
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VIII

Marceline Rhonans, après avoir passé dans le Midi, près de ses parents, les deux mois de liberté que lui accordait l’Université, reprenait sereinement possession de sa solitude. Quand la jeune servante qui l’avait accompagnée eut aéré, chauffé, éclairé la petite maison du boulevard, avant que des malles fussent encore défaites, Marceline ouvrit instinctivement la porte de sa chambre de travail, comme si là eût été le véritable foyer de sa demeure. Les étagères de sapin où couraient ses livres faisaient autour de sa pensée des barrières armées ; le buste de son maître, Michelet, y laissait emprisonnée une âme flottante ; sa table, sa plume et ses papiers étaient des choses familières, participant presque de sa personne. Sa vie était ici, et son seul plaisir, quoiqu’elle eût versé bien des larmes lorsqu’à la grande gare méridionale, là-bas monsieur et madame de Rhonans l’avaient une dernière fois serrée dans leurs bras. Et elle pensait à cela en se disant :

« Tout être a une capacité de bonheur particulière. On n’a du bonheur que ce qu’on en prend ; mais le même ne convient pas à chacun, et la grande sagesse est de se connaître assez pour bien choisir le bonheur convenable à son tempérament. Je suis une créature de travail. Être heureuse, pour moi, consiste à éliminer les joies étrangères à mon bonheur spécial. Jeanne Bœrk et moi sommes pareilles en cela ; mais elle est moins tentée que moi par mille choses. Elle n’aurait jamais l’idée qui m’a hantée, tout hier, d’abandonner sa profession pour vivre en famille, facilement. Il y a des âmes qui se contentent de Dieu, il y a des femmes qui se contentent de l’amour de leurs enfants, mais la plupart des gens sont tellement affamés de bonheur qu’ils veulent mordre à tous, sans s’occuper duquel leur est propre, de celui qu’ils peuvent s’assimiler.

Et elle se mit à ouvrir des lettres qui étaient venues en son absence. Il y en avait trois ou : quatre. Aucune n’était signée. Elles étaient inspirées par la dernière conférence de mademoiselle Rhonans, écrites sous cette influence demi-amoureuse qui avait ce jour-là entraîné son auditoire à un éclat. Elle souriait en lisant.

« Qu’il doit faire bon, gracieuse savante, disait la plus prolixe, écrite par des doigts tremblants ; qu’il doit faire bon marcher dans le chemin de la science guidé par votre main aussi ferme que douce. Je voudrais redevenir enfant pour être votre écolier. Qu’il me soit permis au moins d’effeuiller sous vos pas, sans que vous sachiez jamais de quel bouquet fané ils tombèrent, les pétales parfumés encore de mystérieuses roses. »

— Que veut donc dire au juste ce grand-père ? se demandait Marceline, plus touchée encore qu’amusée.

Une autre lettre, qui était évidemment conçue sous l’action d’humanités récentes, prenait le genre de pasticher l’antique.

« Imagine, Divine, sur la pente de l’Aventin, une maison dont l’atrium regarde le temple de Jupiter Capitolin ; dans cette maison, un citoyen de la ville dont la tunique se noue sur une épaule robuste, et dans ce citoyen une âme qui n’admire que toi. Ton nom vient des dieux, prêtresse de Clio, et les oracles qui volent sur tes très nobles lèvres n’ont pas été jusqu’ici entendus ».

Elle riait et cherchait en souvenir, parmi les éphèbes dont tout un clan visiblement enthousiaste d’elle suivait assidûment ses conférences, lequel pouvait s’être permis, par ce stratagème honnête et tout littéraire, le plaisir de la tutoyer en écrivant. « L’Aventin, se disait-elle, c’est la côte de Bois-Thorel, et le temple de Jupiter Capitolin ne peut correspondre qu’à la cathédrale ; mais tout cela reste une indication bien vague pour découvrir mon citoyen. »

Une troisième lettre exigeait une réponse, poste restante, avec un chiffre donné ; une autre semblait venir d’une femme. Une espèce de vanité coquette prenait Marceline à les relire. Elle savait bien qu’on n’eût pas admiré sa science dans ces termes, sans sa jeunesse et son charme. On était amoureux d’elle. Des inconnus, des anonymes, presque des ombres. Et ces êtres, dans leur mystère, elle les savait vivre à Briois, près d’elle ; c’était ce visage qu’elle croiserait demain dans la rue, c’étaient ces yeux qu’elle sentait ardemment attachés sur elle, le soir à l’amphithéâtre.

— Je suis contente d’avoir été utile à ces intelligences, jeunes ou vieilles, prononça-t-elle froidement, pour fixer sans merci, dès maintenant, quel genre de satisfaction elle devait retirer de ces aventures.