Les Cervelines/9

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Calmann-Lévy éditeurs (p. 127-135).
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IX

Un de ces matins-là, avant qu’elle n’eût recommencé ses cours au lycée, elle vit entrer dans son petit salon, doré d’une arrivée de soleil automnal, Jeanne Bœrk et Jean Cécile. Ils entraient, par un jeu de la lumière dû aux rideaux à demi baissés, dans un rai de poudre d’or. Il y eut à leur vue, dans ses yeux, une telle surprise, que Jeanne Bœrk éclata de rire.

— Hein ! ma chère, je vous amène là une visite que vous n’attendiez guère. Avouez que vous êtes bien étonnée ?

— Je l’avoue, dit Marceline, la main tendue vers Jean, mais c’est un étonnement fort agréable.

Elles l’entouraient toutes deux de mots aimables, de rires, de petites prévenances. Jeanne Bœrk bruyante, dont s’épanouissait le visage charnu et rose, Marceline plus aristocratique, plus finement charmante. Entre elles deux, il avait pris un siège petit où s’amoindrissait encore son être frêle. Il s’intimida parmi ces mentalités vigoureuses de femmes qui le dominaient. Quel coup de tête l’avait poussé à venir jusqu’ici rechercher la Cerveline ? Quelle curiosité ridicule le lancinait depuis quelques jours, jusqu’à lui faire dire à Jeanne Bœrk, ce matin :

— Je voudrais bien connaître mademoiselle Rhonans.

— Venez donc avec moi la voir, avait répondu Jeanne familièrement.

Quelle irréflexion dans son acte inexpliqué d’avoir suivi la jeune interne sur ce mot.

— Vous me faites un grand honneur, mademoiselle, en voulant bien me recevoir, balbutiait-il, oubliant l’assurance que l’exercice de sa profession lui avait peu à peu inculquée. Mademoiselle Bœrk sait quelle admiration profonde j’ai pour votre talent.

Cette phrase lui sembla soudain d’une sottise extrême, et il se sentit rougir pour l’avoir prononcée. Il avait à sa droite la belle Jeanne Bœrk, dont la taille se dressait svelte dans l’ampleur du fauteuil ; à sa gauche, Marceline en noir, un col blanc étroit enserrant le cou ; il voyait ses cheveux crépelés, ses yeux malicieux et doux franchement ouverts sur lui, avec la naïveté de regard des gens de science, sa bouche longue et fermée où dormait une si tranquille énergie. Et il se disait mentalement : « Oh phénomène, phénomène ! sur quel ton te parler ! »

— Mon talent ! se mit-elle à dire, lequel ? Combien de simples maîtresses d’école me surpassent dans l’art d’enseigner !

— Vous avez un outil rare, l’éloquence, interrompit Cécile.

— Non ; mon cas es tort simple, dit-elle, riant d’elle-même en parlant ; j’ai travaillé prodigieusement ; je ne puis pas beaucoup, moi, je veux. Je n’ai rien créé, rien trouvé ; ce que je dis n’est pas de moi ; j’ai appris et je répète ; je suis l’organe de mes maîtres. Cela ne vaut pas d’admirer beau : coup, docteur. Voir un enseignement public entre les mains d’une femme est encore une chose un peu nouvelle et qui donne une illusion d’originalité et de pittoresque ; est-ce vrai ?… À cause de cela, on a été pour moi beaucoup trop bon ici, je suis très gâtée, cela me donne une sorte de confusion ; si vous saviez quelle reconnaissance j’ai pour mon auditoire !

— Il vous aime, dit Cécile étrangement.

— Il est bien trop bon, bien trop bon, répétait Marceline soudain gênée.

L’impression lui venait que l’auditoire s’incarnait tout à coup dans cet homme inconnu et impénétrable, qui lui tenait des discours empreints de mystère et d’impersonnalité. Dans ce corps délicat, portant ce visage mâle de peinture italienne, elle s’inquiétait d’une âme ; elle était prise d’intérêt, d’attrait, et les yeux féminins de Cécile la déroutaient ; ils la faisaient curieuse de lui. Tous deux, au même instant, firent le même souhait de se comprendre mutuellement ; mais ce fut une rencontre invisible d’esprits, et ils se mirent à parler de choses banales, ce qui causait à Jeanne Bœrk une sorte d’agacement. Elle s’ennuyait. On la voyait frotter de la semelle sa bottine large de paysanne. Elle s’était promis de cette entrevue quelque plaisir, et voilà que non seulement son amie et le médecin échangeaient des lieux communs, mais encore ne s’occupaient nullement d’elle ; et c’était un détail qui la gênait toujours. Elle entendit Marceline demander :

— Vous êtes monsieur, l’ami du docteur Tisserel, dites-moi donc comment se trouve sa sœur qui était souffrante ?

— Sa sœur ! s’écria Jeanne. Ah ! ma chère, vous portez encore le deuil de Louis XVI, mais il y a longtemps que la petite Tisserel est partie ; la voilà installée à Menton pour l’hiver, et j’en suis fort aise, car j’étais très ennuyée d’avoir consenti à la voir.

— Vous ne m’aviez pas dit cela, Jeanne, interrompit Marceline.

— Je n’y ai pas pensé, fit-elle, indifférente.

Puis elle ajouta, par contraste :

— Elle est perdue !

Jean tressaillit et la regarda :

— Croyez-vous ? demanda-t-il d’un ton si vif que Marceline y vit l’anxiété.

Et Jeanne ne répondit que par un mot, un mot de métier qui était entre eux, gens de médecine, presque à clé, et qu’elle dit un doigt levé pour en signifier mieux tous les sous-entendus et la portée sans limites :

— L’analyse !

Il y réfléchit, les préoccupations de sa sotte affaire matrimoniale avaient pris tout le mois, et il n’était pas allé voir Tisserel chez lui une seule fois. Dans leurs rencontres fortuites, le malheureux frère d’Henriette mettait une rouerie douloureuse à cacher l’état de sa sœur ; il imaginait des améliorations fictives, il atténuait les signes, il disait : « Elle va mieux », quand au contraire elle s’en allait de jour en jour, mangée vive par le bacille mystérieux. Il l’avait conduite dans le midi, il se flattait de l’aller chercher, guérie, en mai prochain, et voici que Jeanne Bœrk disait : « Elle est perdue ! »

— Je l’avais connue enfant, murmura Cécile en se tournant vers Marceline dans une émotion qui n’était pas dépourvue de coquetterie, elle était bonne et charmante, c’était une délicieuse fille.

— Oh ! la mort ! frissonna Mlle Rhonans.

— Elle est inacceptable, continua Cécile, elle me révolte, je ne m’y soumets jamais, je la hais toujours, mythologiquement, ainsi que les anciens, comme une personne.

Marceline le regarda très au fond des yeux.

— Vous souffrez beaucoup quand vous perdez un malade, docteur ?

— Oui, mademoiselle, je souffre égoïstement de mon impuissance contre la mort et de la répercussion qu’a en nous la mort des autres qui avertit.

— Ah ! mais, s’écria Jeanne, savez-vous que vous n’êtes pas gais ce matin ! Je n’ai pas amené ici monsieur Cécile pour entendre ces choses lugubres auxquelles on ne doit point penser.

— C’est ennuyeux, mais j’y pense souvent, moi, reprit Marceline ; je cherche à deviner : la religion éclaire tant la mort.

— Vous êtes religieuse ? demanda Cécile.

— C’est-à-dire, monsieur, que je ne suis guère que cela, ainsi que ce doit être quand on a vraiment reçu l’impression de la divinité. La foi vous repétrit un être moral, tout spécial ; c’est vraiment une vie nouvelle, un système qui vous régit l’âme.

— Comment faites-vous pour croire ? dit Jean avec tristesse.

— Je ne sais pas ; on parle difficilement de cela. Il y a là des choses qui n’ont pas de terme pour être exprimées. J’ai passé plusieurs années fort incrédule, et la religion m’a reprise. Si je pouvais vous dire ce qui est venu en moi, c’est que je vous le pourrais transmettre ; nous ne connaissons qu’un mot qui le signifie, mais il vous est fermé, et les cœurs seuls qui en ont senti la fécondité et la force le peuvent entendre. C’est la grâce.

Jeanne Bœrk se mit à rire, mais non pas Jean. Ce n’est pas que la conviction de Marceline l’atteignit nullement, mais il aimait la religion chez les femmes, et il lisait dans les yeux de celle-ci, quand elle parlait de foi, une grande sincérité, et quelque chose d’auguste que les piétés féminines, d’ordinaire, ne lui avaient pas fait concevoir.

— La grâce… répéta-t-il ; je voudrais que cela fût suffisant pour m’expliquer…

— N’attendez pas une explication, il n’y en a pas. C’est du domaine à côté de votre vie intellectuelle normale. On ne traduit pas l’un dans l’autre.

— Vous m’amusez, avec votre argumentation plutôt naïve de la grâce, se mit à dire Jeanne.

Cécile, rien qu’à ce mot, comprit entre les deux amies une effroyable distance d’âmes ; elles étaient, l’une et l’autre, à des plans totalement inégaux de pensée, et il eut quelque plaisir à se sentir, quoique irréligieux, beaucoup plus près de Mlle Rhonans que de l’étudiante.

Délicatement, Marceline déplaça la conversation ; elle n’aimait pas ces dissidences d’idées avec son amie. La causerie allait devenir alerte et piquante. Jean Cécile se retira.

« Je suis fou, se disait-il en route, comme il gravissait la rue du Bois-Thorel, en chemin vers une de ses cancéreuses, je suis fou de m’être lancé dans l’intimité de cette femme-là. D’abord à quoi ressemblait ma visite de ce matin ? Qu’y suis-je allé faire ? C’est la faute de cette grande niaise de Jeanne Bœrk ; quand on la retire de sa médecine, cette créature-là, il n’y a plus rien. J’ai été ridicule de la suivre chez son amie. Ces choses-là ne se font pas. Et le plus bête de tout, c’est que j’ai eu l’air ému en entrant, je l’ai senti ; je ressemblais à un homme qui perd un peu la tête. Il n’y a pas à dire, cette Rhonans est exquise. »

Il fit sa visite. La vieille dame malade lui prit les mains et les étreignit si fort, en regardant affectueusement son jeune médecin, qu’il se devina l’objet de son adoration et en demeura tout attendri. Il déroula des bandes de toile purulentes, découvrit à la place de la gorge ruinée des choses sans nom, effleura de ses doigts aseptisés cette sanguinolence qu’il enveloppa délicatement d’ouates blanches, de mousselines fraîches, exhalant l’iodoforme ; et quand il partit, lui laissant en son pauvre corps un air propre et soigné, il vit le visage terreux, dans la blancheur de l’oreiller que salissaient seulement quelques mèches grises, le suivre des yeux tendrement, jusqu’à la porte. Et il se sentit quelque orgueil à cette éternelle royauté du médecin sur les âmes.

C’était ici le point de la ville le plus élevé, d’où l’on découvrait tout Briois ; la multitude de ses toits d’ardoises étagés en pente douce, avec, en bas, le grand méandre élégant du fleuve que le ciel bleuissait. Il surgissait, de-ci de-là, des clochers, des tours d’église que l’heure de midi remplissait d’angélus. C’était un bruit de cloches discrètes, se mêlant, s’harmonisant. Au milieu, la cathédrale, en masse noire, portait sa flèche de fonte comme une chose sans poids, sur un soubassement à jour. Au loin, d’autres aiguilles émaciées par la distance : c’étaient les cheminées d’usines du faubourg, avec leurs fumées que le vent tirait toutes dans le même sens oblique, comme de gros écheveaux de coton gris. L’angélus du travail y semblait sonner aussi, en appels prolongés de sifflets. Les bouquets d’arbres, de droite et de gauche, jaunissaient. Le soleil était voilé de brume. C’était l’adorable quiétude de l’automne.

Jean Cécile pensait :

— Celle-là est très femme, rien qu’à sa manière d’escamoter le raisonnement sur la foi, avec son sens du mystérieux. Elle est à mille lieues de l’autre. Elle a de petites mains charmantes et elle ne les montre pas quand elle parle, ce qui est très significatif de simplicité, et si rare ! Vraiment elle me plaît beaucoup, beaucoup, et si je n’étais pas si vieux, si méfiant, et si échaudé par l’expérience, eh bien ! je crois.

Il ne précisa pas sa pensée, indécise entre le mariage, l’amour, et l’idée de fantastiques ivresses. La marche en descente le berçait ; il voyait dans une somnolence douce décroître, comme il allait, le panorama peint des tièdes couleurs d’octobre. Henriette qui se mourait, Blanche Bassaing qui avait désiré d’être sa femme, Pierre Fifre et son sourire dans les boucles blondes, Jeanne Bœrk aux grands yeux froids, Marceline vibrant de mille frissons de vie, figuraient autour de lui de vagues présences agréables. Oh ! toutes ces créatures si diverses, si différemment charmantes, si curieuses toutes.

Ses yeux erraient sur le moutonnement noir de Briois. Çà et là, entre les toits, perçaient les rondeurs vertes d’un bouquet d’arbres : un jardin. Et l’on suivait aussi, sur l’indice des platanes circulaires, la ligne du boulevard enchâssé dans la masse de la ville. Le regard de Jean s’orienta au dôme d’une paroisse, à la trouée d’une rue, élimina deux ou trois hôtels riches dont il reconnaissait le faîte ouvré, puis, minutieusement, découvrit un toit petit, une cheminée où fumait comme la vapeur bleue d’une cigarette, quelque chose de perdu, de discret dans l’abri des platanes, la maison de Marceline.

Et il fut terrifié sur le coup, tout ce jour-là, même la nuit et les jours qui suivirent, de la commotion que lui avait donnée la subtile aperçue de ce toit petit, dont la cheminée fumait presque invisiblement parmi les platanes du boulevard.